Après Vampire Weekend, à l’autre bout du spectre pop, c’est au tour de These New Puritans de se poser la question houleuse et typique "du troisième album de la maturité". Un mot qui, en pop, sonne souvent - mais pas toujours - comme un arrêt de mort. Qu’est-ce que grandir? Vous avez 54 minutes.

Et pendant ce temps These New Puritans largue les amarres. Car jusqu’alors on avait avec eux affaire à un groupe barré mais bien amarré, par la rythmique notamment – le plus souvent martiale, agressive, volonté délibérée de faire fuir les apeurés.

Sur ce « Field Of Reeds« , ce sont ceux qui adhéraient à cette esthétique sonore fight club que semblent vouloir désorienter les jumeaux Barnett, et d’abord en convoquant Mark Hollis via un très spartiate piano dès l’ouverture This Guy’s In Love With You (d’après un titre de Herb Alpert): une économie de notes qui tisse une atmosphère fragile. Et derrière, comme à travers le voile d’un souvenir incertain (le disque est plein de voiles), une voix féminine se remémore une mélodie – celle d’Alpert – plus qu’elle ne la chante. Elle est presque la lady in the radiator d’Eraserhead, et il y a là une forme d’étrange douceur, mais aussi une façon d’annoncer que nul n’entre ici s’il flippe pour sa boussole.

S’il faut une récompense, elle arrive immédiatement: la deuxième plage, Fragment Two, morceau aisément le plus accrocheur du disque, emporte loin, loin, loin.

Fragment Two, c’est, comment dire ?… Emmenez-moi de Charles Aznavour dépecé par Scott Walker et réarrangé par ce qui reste de grâce dans l’époque pour en faire la B-side parfaite, la jumelle noire, de l’autre Grande Chanson Pop de notre aujourd’hui, Get Lucky. Car il y a dans la démarche un geste de foi comparable à celui de nos rétrofuturistes casqués: l’envie de produire un album qui tienne par le réel des instruments, l’analogique, le physique (la voix, le corps, le souffle) et en invitant des maîtres (ici, entre autres, la chanteuse de fado Elisa Rodriguez et les chefs d’orchestre André de Rider et Michel Van Der Aa – évidemment c’est moins riant que Nile Rodgers). Il y a ces cuivres, sur ce morceau et plus loin sur l’album, qui nous emmènent cette fois au club Silencio de Mulholland Drive et, surtout, affirment la place du souffle, celui qui anime l’air entre les notes éparses et gonfle les voiles évoquées plus haut.

Plusieurs morceaux de « Field Of Reeds » évoquent dans leurs textes des îles ou des vagues, et le disque est parfois aussi bizarrement envoûtant que l’écoute de la météo marine (l’auditeur voyage sans y rien comprendre). On est à la fois en pleine mer et dans les rues pluvieuses de quelque banlieue industrielle d’Angleterre: les ambiances se phagocytent l’une l’autre, gonflent comme (encore) des vagues les unes à l’intérieur des autres – dans la très impressionnante V (island song) notamment, avec son crooning emporté par une lame de fond désarticulée, mélodie orageuse qui sourd puis explose avant d’emmener le morceau ailleurs. D’ailleurs tout bouge sans cesse au fil de cet album qui semble se métamorphoser à chaque écoute, tout reste insaisissable et se découvre chaque fois comme la première, même au sein de structures ça et là répétitives (Organ Eternal et son motif très Philip Glass) le disque dessine les contours d’un univers en perpétuel mouvement (immobils in mobile?).

Après trois albums, These New Puritans s’affirme comme un groupe en perpétuelle réinvention, chaque nouvelle étape (de « Beat Pyramid » au terrassant « Hidden » puis de « Hidden » à l’objet qui nous occupe) marquant un bond qualitatif assez fabuleux – à ce tarif, qui l’aurait cru à leurs débuts, leur prochain LP sera au moins le « Rubber Soul » de son époque. C’est que These New Puritans est un groupe qui cherche, qui creuse, qui déterre aussi: ici, entre autres trésors exhumés pour faire sonner l’analogique comme jamais, mesdames messieurs applaudissez le piano à résonance magnétique.

Il y a bien sûr dans cette démarche et sur ce disque un esprit de sérieux qui peut faire peur (est-ce d’un nouveau Radiohead dont on a le plus besoin aujourd’hui?) et se demander s’il s’agit encore de pop. Se plaçant sous l’égide de Stephen Sondheim et Kurt Weill, Jack Barnett inscrit son groupe dans l’histoire d’une musique à la fois populaire et exigeante. Et en intitulant son nouvel opus « Field Of Reeds », c’est aussi dans une histoire plus vaste encore que se plongent ces nouveaux puritains: dans la mythologie égyptienne, le champ de roseaux est le lieu du repos ultime des âmes justes, un paradis. Une idée, peut-être, de de ce qui attend celui qui traverse les eaux de ce disque.

These New Puritans // Field Of Reeds // PIAS
http://www.thesenewpuritans.com/

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6 commentaires

  1. Perso, je n’avais pas trop accroché sur leurs 2 premiers LP, « Field of Reeds » étant même le premier que j’ai et que j’ai eu envie d’acheter.
    Niveau références, comme toi David Lynch « of course » pour les ambiances que cette musique dégage (On imagine aisément le club Silencio, « Mulholland Drive »). Scott Walker phase expérimentale. J’ai aussi beaucoup pensé à Mark Hollis et surtout le « Laughing Stock » de Talk Talk pour cette utilisation du « silence » comme « bruit musicale ».
    Mais également j’ai songé à un très bel album sorti l’an passé, d’un auteur trop discret : Paul Buchanan et son « Mid Air » tout en épure et minimalisme Pop !!!
    J’aime beaucoup dans ton texte ce passage : « ….Fragment Two, c’est Emmenez-moi de Charles Aznavour dépecé par Scott Walker et réarrangé par ce qui reste de grâce dans l’époque pour en faire la B-side parfaite de Get Lucky… » Phrase très pertinente, juste et jubilatoire !!!
    A +

  2. Je pense qu’il est quand même important de souligner l’importance de Graham Sutton, qui a produit ce disque avec Jack Barnett. Sutton, maniaque du son, était jadis à la tête d’un groupe aussi magnifique que méconnu (Bark Psychosis, d’ailleurs assez proche des derniers Talk Talk), et également auteur d’un des grands albums de la drum’n’bass (‘Balance of the Force’, sous l’alias Boymerang).
    En tout cas, moi, c’est ce qui m’a donné envie de jeter une oreille sur ce disque – la collaboration entre Sutton et Barnett ayant l’air assez féconde, à en croire ce très intéressant entretien : http://www.redbullmusicacademy.com/magazine/graham-sutton-interview

  3. Magnifique texte. Ce que j’ai lu de plus juste à propos de ce groupe qui s’est déjà affirmé comme un des plus importants de son époque. Le prochain album devrait arriver cette année… S’annonçant à la fois plus pop et plus cathartique que tout ce qu’ils ont produit jusque là. J’attends leur « Rubber Soul » avec beaucoup d’impatience.

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