Une poignée de jours après la mort de Gary Moore, les enfants illégitimes d’Idlewild et de William Wallace envahissaient la manufacture des cuirs et des peaux de la Maroquinerie. Je n’étais pas loin de n’en avoir rien à foutre.

Parce qu’au fond, qu’est-ce qui nous tente vraiment ? Qu’est-ce qui nous reste ? Dans un monde où seuls ceux qui choisissent d’acheter du café Max Havelaar peuvent sauver les Indiens d’Amérique du Sud, le bonheur est un supplément bien mal marketté. Qui se force à être bon ? A ses frais… Personne. Que crèvent les pueblos, leur ghost-dance n’aura pas lieu. Ou bien nous ne la verrons pas.
Le marc transparent qui se dépose au fond des verres et colore l’iris après une séance de Havana Club ne laisse que peu de place pour tout autre spectacle. Autant l’avouer, je n’avais plus guère d’ambition en arrivant à la Maroquinerie, que de tenir l’engagement de ma présence. Seulement physique donc, puisque mon intellect était resté dans les hauteurs du XXe arrondissement entre un futon et une pile de livres en attente de traduction, dont un recueil de poèmes transmodernes chinois. Un recueil de Tao Lihn citant American Apparel et Starbucks dans une liturgie semblable au sacro-saint booklet d’OK Computer. Un recueil si fabuleux qu’il faut bien se demander comment j’ai pu le délaisser pour Phantom Band.

Les raisons sont triples : il y avait donc ce serment, scellé par texto, de ma venue. Il y avait aussi le souvenir de la 1ère newsletter du mois de janvier 2009, la 1ère de l’année, qui en ouverture se demandait en substance : « Que doit-on faire quand on vient de débusquer LE groupe de l’année et qu’il reste 51 semaines à vivre ? ». Phantom Band nous avait (tous) ensorcelés. Impossible de refréner cette pulsion morbide d’aller jusqu’au bord du trou pour y jeter un œil en personne. In vivo. Il le fallait, dans mon sang et mes os. Vivre le vertige de la falaise écossaise qu’aucune galette ronde comme un guéridon de ouija ne donnera jamais. Enfin rarement. Et bordel, ce soir-là ç’avait été le cas… Merde, ils l’ont réussi. Ne me demandez pas comment, je ne vous le dirai pas. Je n’en sais rien. Si je l’ai su, on m’a repris cette pensée, cette compréhension forcément fugace qui se sera prise dans un piège à rêves mal plumés. Voilà ce que je peux vous en dire, mais considérons cela comme une prise de notes mentale passée à la perforette. Un journal de bord que Lovecraft lui-même n’aurait osé infliger à ses lecteurs.

Les vestiges d’une nuit montée à cru

Dans les profondeurs de tombeau de la rue Boyer, cinq types en barbes et chemises travaillaient assidûment sur des instruments bricolés. Ils parlaient peu mais se refilaient à l’occasion des regards d’ouvriers avançant bien. Sans quitter leurs bonnets de Cousteau-kids, ils travaillaient surtout à consolider à l’aide de percussions (claves, agogo, balafon, guitare… si si) les rares espaces sidéraux que tissait aux machines le plus sage d’entre eux. Entendez par là que les moaï de Rapa Nui étaient moins stoïques que ce rouquin-là. Du haut de la marche où j’étais perché, j’étais moins fasciné par le forgeron qui officiait à la batterie que par l’âge que pouvait avoir le gamin qui entonnait Come Away in The Dark, une comptine folk à vous faire pousser de la bruyère dans les sinus. Celui qui semblait être leur guide toussait entre les mélopées effilochées qui ressemblaient autant aux chansons des deux albums qu’une diapositive de Mexico ressemble à Tenochtitlan.

Le temps s’allongeait à volonté et le vent nous chatouillait parfois les reins ou nous mordait la nuque avant que les intros de Into The Corn ou Burial Sound soient passées. Les salves d’applaudissements me firent réaliser que je n’avais même pas pensé à me chercher une bière ; mais je ne pris pas encore conscience de ce qui se passait ici. Sans plus d’agressivité qu’on en met à vider un poulet, ils lancèrent une battue néo-tribale avec Left Hand Wave. Je persiste à dire qu’ils n’étaient que cinq, même si j’avais déjà repéré ce gaillard dans le fond, dos à tous, qui devait sacrifier quelques moutons des hautes landes devant l’autel de son ampli. Je ne veux pas savoir ce qu’il faisait là, mais tandis qu’on nous bombardait de protons blanc-ultraviolets, j’ai enfin vu. Englobé d’un seul regard la salle pleine, cet hémicycle figé. Paralysé. Spectateurs immobiles devant un portail ouvert sur je ne sais quelle monstruosité. La Maro était soudain une grotte mal éclairée où se tenaient 300 primates au crâne fendu par le son. J’ai compris qu’il y avait vraiment un groupe et son public, le band et ses phantoms. J’ai frissonné encore tout le temps de Crocodile, long comme une ère glaciaire, avec un sourire hébété. Et j’ai bu tout ce que le barman m’a confié longtemps après la fin.

C’était là je crois la troisième raison. Témoigner d’une expérience si vive que j’en viens à me demander si le rhum et le recueil chinois ont seulement existé. Si je ne l’ai pas lu seulement après le concert. Après l’expérience. Le vortex. Là où tout est devenu nébuleux. La ferveur du fair trade faite musique. J’ai payé mon obole à Caron et suis rentré en cherchant à repousser ce culte arriéré derrière le mur d’Adrien que je n’approcherai jamais.

http://www.phantomband.co.uk/
Crédit photo live:
http://www.rokbun.com

3 commentaires

  1. J’ai vu le groupe deux fois, une fois aux Trans en 2009 et une fois à Rennes, il y a deux semaines. Et les deux fois, je me suis sentie saisie, comblée, transportée, je sais pas quoi (d’abord je ne suis pas journaliste, et puis je te laisse les effets lyriques) mais en live, mais bon sang, mais BON SANG. Une des expériences musicales les plus fortes de ces deux dernières années, en tout cas qui place ces barbus écossais au sommet de ce que le rock peut produire actuellement, je n’ai pas peur de le dire.
    Et sinon, je suis amoureuse du chanteur.

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