Photo promotionnelle de Spirit of Eden. Par Stephen Lovell-Davis.

Il y a 30 ans, Talk Talk enregistrait Laughing Stock, un album d’une intensité rare, qui passa relativement inaperçu lors de sa sortie. En marge de la diffusion de son documentaire In a Silent Way au festival FAME[1], le réalisateur Gwenaël Breës propose une série de sept articles reconstituant le parcours mutant de Talk Talk de manière plus journalistique. Après un démarrage dans le sillage du punk, un premier atterrissage un peu forcé dans l’ombre de la New Romantic, puis un décollage avec de grands tubes pop, ce troisième épisode s’intéresse à l’échappée expérimentale de Spirit of Eden, passage de la lumière aux ténèbres, qualifié de “suicide commercial” par la presse de l’époque…

➔ L’intro du feuilleton : Talk Talk revisited
➔ Épisode 1 : Mark Hollis, en réaction (1955-1982)
➔ Épisode 2 : Changements de personnalités (1983-1986)

“Il n’y avait pas de décision consciente”, affirme Mark Hollis en parlant de Spirit of Eden, cet album dans lequel il ne voit ni “rupture” ni “courage”, mais une progression naturelle, une étape d’une carrière continuant à se déployer dans la volonté de ne pas se répéter. Si rupture il y a, elle s’est sans doute jouée surtout à un niveau personnel. Mis à l’abri du besoin par les succès de ses compositions, Hollis a quitté son appartement de Hackney pour s’installer dans un ancien presbytère perdu dans la campagne du Suffolk, changer son mode de vie et s’occuper de sa famille naissante. Sa décision d’arrêter les tournées n’enchante guère Paul Webb et Lee Harris, mais au-delà de ses raisons personnelles, Hollis y voit “un choix artistique”. D’une part, à ses yeux, les arrangements de The Colour of Spring n’ont pas résisté à la scène, au manque de préparation, aux problèmes acoustiques propres à chaque salle. D’autre part, l’enchaînement systématique d’albums et de tournées ne lui apportait “que des frustrations”. “Une fois un disque achevé, mieux vaut bouger, avancer. Ou alors il faut avoir le génie d’un groupe comme Can, capable de se redéfinir en concert, de bouleverser la donne chaque soir…”

Six mois après la tournée de The Colour of Spring, dans une période où les majors n’hésitent pas à investir des sommes extravagantes dans des albums et dans leur marketing, le voilà disposant de moyens dont il n’a jamais bénéficié pour un disque. Soulagé de la contrainte de concevoir ses arrangements en fonction de leur reproduction sur scène. En position de ”prendre ses aises”. De tenir son manager et sa firme de disques à l’écart du processus…

“On est sortis d’un engrenage”

“La seule réelle décision était que la première face de l’album serait un seul morceau”, poursuit Hollis. À bien y regarder, il semble tout de même qu’une série de partis pris déterminants a d’emblée présidé aux destinées de l’album… En premier lieu, le rapport à l’espace. À l’heure où l’expansion et la miniaturisation des instruments électroniques, et l’apparition de logiciels de son, précipitent peu à peu la disparition des studios (sur la centaine de studios existant à Londres au début des année 1980, il n’en restera qu’une dizaine à la fin des années 1990), Hollis et Friese-Greene ont choisi d’investir un studio spacieux aux grandes qualités acoustiques : le Wessex Studio, situé dans une ancienne salle paroissiale, derrière une église d’Islington, qui a été le lieu d’enregistrement d’albums mythiques de groupes tels que King Crimson, Soft Machine, Queen, The Damned… C’est ici que Friese-Greene a démarré sa carrière en 1975, d’abord comme “magnétophoniste” lorsque le studio était encore une affaire familiale, puis comme ingénieur du son quand il fut racheté par le label Chrysalis, et que le producteur Bill Price en devint directeur et y enregistra des albums de The Clash, Chrissie Hynde, Sex Pistols…

Publicité pour le Wessex Studio en 1977.

C’est d’ailleurs de son travail au Wessex que Friese-Greene connaît Phill Brown, un ingénieur du son autodidacte formé à l’Olympic Studio en 1967 (où il a participé à des sessions de Traffic, Jimi Hendrix, Joe Cocker, The Rolling Stones…) et qui a ensuite travaillé avec un nombre phénoménal de musiciens David Bowie, Led Zeppelin, Pink Floyd, Brian Eno, Bob Marley, Joni Mitchell, Roxy Music, pour n’en citer que quelques-uns.

“Si vous considérez la musique comme un art par opposition à la technologie, de la même manière que vous pourriez considérer la peinture comme un art par opposition aux mathématiques, alors vous vous retrouvez avec une intention.”
(Mark Hollis)

En 1985, Brown était à deux doigts de quitter le métier, supportant mal le passage aux technologies digitales, le climat de l’industrie musicale “et tous ces A&R qui infestaient soudain les studios”. Mais coup sur coup, il découvre The Colour of Spring qu’il adore, croise Tim Friese-Greene à qui il dit son intérêt de travailler avec Talk Talk… et le voici derrière la console. Fort de sa longue expérience, Brown va jouer un rôle crucial dans le processus et la sonorité de ces sessions. D’une part, parce que le choix a été fait de travailler en overdub (instrument par instrument), sur une console analogique des années 1960, avec cinq magnétophones 24 pistes synchronisés. D’autre part, parce que la volonté de se passer d’effets et d’électronique implique de gérer des micros disposés aux quatre coins de la grande salle du Wessex, de sorte que la position des musiciens soit juste lors du mixage.

Phill Brown en 1978.

Cette fois, les compositions vont largement s’improviser pendant l’enregistrement. Dans sa maison du Suffolk, Hollis (guitare) et Friese-Greene (orgue, piano et boîte à rythmes) enregistrent des démos instrumentales pour poser l’ambiance du disque, puis remettent le couvert dans une salle de répétition londonienne avec Harris à la batterie. Webb adore l’espace qui se dégage de ces démos. Mais Brown dit ignorer leur existence. L’ingénieur du son raconte d’ailleurs que sa “réunion d’embauche” avec Mark et Tim s’est limitée à un deux heures passées dans un pub à blaguer et parler foot et politique… sans un mot sur les intentions de l’album. “L’une des premières choses que j’ai apprises en studio, c’est qu’une démo enregistrée spontanément sonne toujours mieux que le morceau enregistré à plusieurs reprises”, explique Hollis. Parce qu’à cette étape, les musiciens “font les choses au fur et à mesure que l’inspiration les frappe, plutôt que de copier quelque chose et d’essayer de l’améliorer plus tard, quand ils sentent qu’ils doivent s’adapter à la maison de disques ou à leur public”, poursuit Friese-Greene. Bref, pour “capter l’essence de la musique”, mieux vaut ne pas donner trop de consignes. 

Le désir initial d’Hollis est de “jouer avec les sons, surtout la recherche d’un équilibre entre le son et le silence qui est un défi fantastique.” À contre-courant des musiques programmées qui déferlent en tête des charts en cette année 1987, avec des tempos plus ou moins accélérés, Hollis et Friese-Greene décident d’élargir davantage la palette d’instruments électriques, organiques et acoustiques… et donc de musiciens, même s’ils décident de jouer eux-mêmes les claviers et certains autres instruments. Les synthés sont cette fois totalement bannis, exception faite du variophone, un synthétiseur à vent des années 1970 déjà utilisé sur The Colour of Spring, et d’un désir d’expérimenter les ondes Martenot, l’un des premiers instruments électroniques créé en 1928 ne trouvant personne pour leur en procurer, ils vont finalement consulter le Musician’s Junior Book et y trouver Hugh Davies, ancien assistant de Karlheinz Stockhausen qui va leur fournir un instrument de musique aléatoire qu’il a créé : le shozyg. En tout cas, Ian Curnow et son Jupiter-8 ne sont pas conviés à jouer sur “Spirit of Eden”. À la même période, le claviériste participe aux productions du trio britannique Stock-Aitken-Waterman qui aligne les hits avec Rick Astley, Mel & Kim ou Kylie Minogue… aux antipodes de la direction prise par Talk Talk.

“Si vous considérez la musique comme un art par opposition à la technologie, de la même manière que vous pourriez considérer la peinture comme un art par opposition aux mathématiques, alors vous vous retrouvez avec une intention”, disait Hollis un an plus tôt en soutenant « qu’on ne peut pas se tromper soi-même” : il ne faut pas se soucier de savoir si une œuvre va plaire… “Si vous le faites pour les bonnes raisons, même si c’est de la merde pour les autres, c’est bien. Si vous le faites pour les mauvaises raisons, même si c’est bien, c’est de la merde.” Voilà qui résume l’état d’esprit de Spirit of Eden.

“Improvisation arrangée”

Les différents dispositifs mis en place, parfaitement consciemment, pour enregistrer ce nouvel album, visent à laisser une place centrale au hasard… Le fait de travailler dans l’obscurité est d’ailleurs uniquement dû à l’installation que Harris a spontanément faite autour de sa batterie (bougies, lampe à huile créant des bulles de couleurs se brisant sur les murs, spots clignotants, stroboscope, encens) au début des sessions. Harris enregistre ses parties de batterie avec l’assistance de Martin Ditcham dans le rôle du métronome humain. “Lee est à Talk Talk ce que Mitch Mitchell était à The Jimi Hendrix Experience”, pense Ditcham. “Sa façon de jouer de la batterie est toujours très individuelle, ajoute Webb. C’est comme un mantra, il obtient un modèle et s’exprime vraiment dans ce modèle.” Et ce n’est qu’au bout d’un mois, alors qu’Harris refait sans cesse les prises sur lesquelles reposeront la suite des sessions, portant ainsi le poids de l’album sur ses épaules, que Brown commence à réaliser qu’il ne s’agira pas d’un second Colour of Spring : “On n’avait encore rien…” 

Martin Ditcham dans In a Silent Way.

Autodidacte, marqué par des convictions qui lui viennent du punk, Hollis considère qu’un bon musicien se caractérise par une attitude enthousiaste et une intention “ouverte à tous”, non élitiste. “Si tu ressens quelque chose, tu n’as qu’à le jouer. Même si tu ne sais jouer qu’une seule note, tu es aussi important que n’importe quel autre musicien”. Poussant un cran plus loin ce désir d’“éliminer la virtuosité technique”, Hollis et Friese-Greene laissent jouer leurs invités plusieurs heures d’affilée si nécessaire, afin qu’ils “se relâchent, se… défassent totalement. Hollis s’étonnera lui-même des effets que “la fatigue la plus extrême” peut avoir sur son jeu : “soudainement, tout paraissait neuf, comme si, en épuisant nos forces, nous nous étions aussi débarrassés de tout ce qui nous restreignait et nous bridait.”

Lorsque vient le tour de la basse, Webb finit par arriver au bout de ses idées et jette l’éponge. Plusieurs bassistes vont ensuite défiler dans le studio. “J’étais le quatorzième”, croit savoir Simon Edwards (Billy Bragg and the Blokes, Fairground Attraction…). “Ils m’ont gardé parce que je n’ai pas joué tout de suite. J’ai écouté ce qu’ils m’envoyaient dans le casque avant de lentement commencer à jouer. Il s’agissait de répondre instinctivement à ce qu’on entendait, à l’atmosphère de la pièce. Sans réfléchir. C’était une expérience incroyable. Ça a changé ma manière de concevoir un enregistrement en studio.”

Simon Edwards avec le guitarrón (basse mexicaine) qu’il utilise sur Spirit of Eden. Photo de tournage de In a Silent Way.

Certains, comme Mark Feltham ou Martin Ditcham, adorent cette expérience de “liberté complète”. D’autres, comme Danny Thomson, détestent se retrouver à jouer dans le noir sans indications. “Je n’exige rien, je n’attends rien de précis. Moi, je ne suis qu’un sélectionneur”, dit Hollis. Pour opérer la sélection, une règle est fixée : effacer immédiatement tout ce qui paraît superflu. L’objectif est multiple. Techniquement, il faut libérer des pistes au fur et à mesure. Artistiquement, il s’agit de ne pas s’encombrer de matière inutile et de rendre impossible tout retour en arrière. Mais aussi d’empêcher techniquement qu’EMI puisse retravailler le disque (à cet effet, toutes les pistes de batterie seront d’ailleurs livrées en un seul morceau dans le mixage final). Hollis et Friese-Greene s’appliquent ce critère strict à eux-mêmes : “Si je jouais, Mark sélectionnait. Si Mark jouait, je sélectionnais”, se souvient le producteur, s’amusant de la facilité avec laquelle Hollis était manipulable : “Il suffisait de dire : ‘Mark, ça ressemble à du Kajagoogoo’, et aussi sec c’était, ‘Putain de merde, où est ce foutu bouton rouge !’”

Les six morceaux de l’album évoluent ainsi pendant des mois sous des titres provisoires (Modell, Camel, Maureen, Norm, Snow In Berlin, Eric), chaque jour voyant son lot de sons ajoutés, déplacés ou supprimés – dont les parties “trop parfaites” comme ce chœur d’enfants effacé après qu’il ait fait pleurer la tea lady du studio. Puis, un break est organisé pour permettre à Hollis d’écrire. Il en revient avec des mélodies vocales et des poèmes contenant peu de couplets, encore plus concis, elliptiques et abstraits que sur The Colour of Spring. Obscurs, comme cette première lamentation qui survient après trois minutes de musique, “Oh, yeah, the world’s turned upside down”, suivie plus loin dans les 23 minutes de The Rainbow par un “Rage on omnipotent” empreint d’une religiosité anticléricale.

“Spirit of Eden concerne la construction
et la destruction, des aspects de la vie
qui se produisent simultanément.”

(Mark Hollis)

Ésotériques, chargés de sens difficilement déchiffrables au premier degré, ces textes comptent aux yeux d’Hollis surtout pour l’inflexion, la phonétique, et comme moyen de puiser en lui des états émotionnels profonds. “Pendant des années, je n’ai jamais écouté les paroles des autres parce que ce n’était pas un aspect important de la musique pour moi. Je ne pense pas que la musique ait souffert à mes yeux à cause de cela, donc, de même, je ne pense pas que cela me fasse du mal si d’autres personnes n’écoutent pas mes paroles. Ce qui compte pour moi, c’est que je pense que les paroles que j’ai écrites sont bonnes. Je n’ai pas d’ambitions, je n’essaie pas de dire quoi que ce soit à qui que ce soit.” Cette approche du chant lui permet d’étirer les mots au-delà de la compréhension, “un peu comme quand Malcolm Mooney chantait dans Can et inventait son propre langage.” Et c’est probablement la raison pour laquelle cette étape est toujours la dernière de son processus, la plus personnelle, celle qui va le chercher dans ses entrailles. “Mark déteste sa voix, dit Brown en haussant les épaules. Quand on mixait, il fallait toujours attendre la toute fin pour faire entrer la voix, parce qu’il ne voulait pas s’entendre. C’est aussi un guitariste fantastique, mais il ne s’est jamais considéré comme tel.”

Détail de Fruit Tree, la peinture originale de James Marsh qui orne la pochette de Spirit of Eden. Image extraite de In a Silent Way.

Au final, les sessions ont duré neuf mois étalés sur une année. Soit des centaines d’heures passées à travailler sur six morceaux, sans lumière du jour, dans une intensité qui a poussé certains participants dans leurs limites psychiques. “Il y a eu des dépressions, un divorce et tout simplement le chaos. Aucun d’entre nous n’a jamais été le même depuis ‘Spirit of Eden’”, tonne Brown, néanmoins fier de cet album-collage inclassable, hors de son époque, qui ne se départit pas totalement des structures pop mais les amène, sans chœurs ni refrains, loin des sentiers qu’elles ont l’habitude de labourer. Un millefeuille de sensibilités, imprévisible, dont la cohérence repose sur une indéfinissable alchimie. Ce n’est pas un concept album, mais un disque à écouter en entier. ”Tard dans la nuit” dit Hollis, comme pour mieux voyager dans ce jardin céleste où cohabitent grands espaces et grouillements organiques, proies et prédateurs, souffrances et apaisements ; comme pour mieux explorer les nuances de l’arc-en-ciel dans un éclat de tonnerre ou en demi-tons d’harmonium, franchir la stratosphère dans un chaos de guitare ou un chant des anges, osciller entre la grâce d’un cor anglais et la dissonance des vents qui parfois se fracassent sur un son de cloches de vaches ou des déchirements d’harmonica… “‘Spirit of Eden’ concerne la construction et la destruction, des aspects de la vie qui se produisent simultanément. ‘Spirit of Eden’ est tout ce qui nous entoure, à la fois ce que nous respectons et ce que nous détestons”, dit Hollis.

“Quand le mixage a été terminé, j’ai eu l’impression que c’était la meilleure chose que nous ayons jamais faite, dit Webb. J’étais tellement sûr que tout le monde en dehors du studio penserait la même chose.” Mais c’est de sidération dont sont empreintes les premières réactions. “J’étais décomposé”, dit le manager Keith Aspden en découvrant le disque. Du côté d’EMI, les responsables sont secoués par la radicalité du master qui leur est livré, dans lequel ils ont investi 350.000 pounds. “C’est seulement radical dans le contexte moderne, tranche Hollis. Si on avait livré cet album il y a vingt ans, ils n’auraient pas sourcillé”. Selon Brown, “EMI nous a accusés ‘d’incompétence technique’” et fera ajouter ensuite dans ses contrats une clause obligeant les artistes à réaliser des enregistrements “commercialement satisfaisants”. 

Mark Hollis, Paul Webb, Lee Harris.

Une anecdote rapportée par Martin “Cally” Callomon dit bien l’étendue du désarroi qui règne dans l’industrie face à Spirit of Eden. Callomon est un touche-à-tout, à la fois musicien, directeur artistique, graphiste et manager, il a notamment travaillé pour Island Records, Nick Drake, Julian Cope ou encore Bill Drummond. Début 1988, il cumule son travail de concepteur de pochettes (la nuit) à celui d’A&R pour Warner (le jour). Lors d’un rendez-vous dans le bureau d’un cadre d’EMI, son attention est attirée par une boîte de CD encore inédits.Oh ça, prenez-en un, lui dit le cadre, c’est le nouvel album de Talk Talk, j’ai peur que nous ne sachions pas vraiment quoi en faire.” Après avoir écouté le disque en boucle pendant la nuit, il assiste le lendemain à une réunion chez Warner. Les oreilles “pleines des plus belles chansons de mouvement de terre”, persuadé “que toute la musique allait désormais sonner différemment”, il s’excuse d’être inattentif à ce qu’on lui demande. “Quoi ? Tu as entendu le nouvel album ?” s’écrie son patron, fan de Talk Talk, qui fait aussitôt envoyer un coursier pour ramener le CD… Le lendemain, Callomon demande à son supérieur ce qu’il en a pensé et obtient pour toute réponse, d’un sourire compatissant : “Eh bien Cally, je pense qu’ils ont beaucoup trop fumé.” Selon Callomon, ce point de vue était partagé par tous. “Comme Warner, EMI était un mastodonte au sein duquel toutes les sorties se déroulaient sur des rails préétablis. Pour économiser du temps et de l’argent, il y avait des modèles éprouvés par lesquels tout le monde devait passer. Les mois passèrent et cet album inédit refusa obstinément de tenir sur ces rails.”

“On réfléchissait à comment on pourrait
tourner une page de l’histoire, en revenant
à un monde où le single n’est pas roi.
Quelle pitoyable erreur nous commettions.”

(Tim Friese-Greene)

Changer de registre à chaque album a toujours été l’intention d’Hollis. “C’est comme avoir des enfants, compare-t-il, on aime leurs différences et on les aime chacun pour ce qu’il est, on ne les compare pas les uns aux autres.” Lui qui avait signé avec EMI en 1981 en espérant trouver une maison de disques qui soutiendrait une carrière évolutive, comme celle de David Bowie ou de Miles Davis, doit à présent déchanter. La relation avec la firme se détériore. Aspden, convaincu depuis un certain temps qu’EMI n’est plus le label adapté, cherche un moyen pour rompre le contrat. La discorde se termine devant un tribunal. Le groupe gagnera en appel plusieurs mois plus tard, mais l’affaire achève de plomber la sortie de Spirit of Eden… Sans compter que Talk Talk souhaite que l’album se vende par le bouche à oreille, sans single ni clip. “On réfléchissait à comment on pourrait tourner une page de l’histoire, en revenant à un monde où le single n’est pas roi, se souvient Friese-Greene. Quelle pitoyable erreur nous commettions”. Le groupe concède à poser sur quelques photos, en noir et blanc, presque floues, les yeux détournés de l’objectif. “L’absence d’image n’est pas dérangeante quand vous avez Pink Floyd ou Dire Straits sur l’étiquette”, dit Tony Wadsworth d’EMI. Mais à l’inverse de ces deux groupes, Talk Talk s’est fait connaître dans la vague pop du début des années 1980 et cette fois, le grand écart déboussole tout le monde. 

“Mark et Tim ont pris les rênes et ont conduit
le carrosse et les chevaux jusqu’à la falaise.”

(Keith Aspden)

En outre, Hollis a décidé de ne plus tourner et il éprouve un problème avec l’idée que des musiciens apprennent et reproduisent des morceaux improvisés. Il n’y aura donc aucun concert. EMI ne voit pas trop comment promouvoir cet album, qu’il sort sous sa division Parlophone au catalogue plus jazz, et finit par en revenir à “la méthode de marketing standard” : sortir un single. Ce sera I Believe in You, dans une version que le groupe consent à contrecœur de réduire de la moitié de sa durée. Il sera accompagné d’un unique passage sur un plateau télé aux Pays-Bas, qui ont toujours réservé un bon accueil à Talk Talk, et d’un clip, le tout dernier du groupe. Pendant le tournage, l’ambiance est pesante. Muni d’une guitare dont il ne joue pas, Hollis fixe du regard un point situé hors du champ de la caméra et termine sa prestation par un sourire ambigu. Il regrettera longtemps cet exercice de synchronisation labiale avec une chanson si délicate et qui lui est très personnelle. “C’était une énorme erreur. J’aurais aimé ne jamais l’avoir fait. Tu vois, c’est ce qui arrive quand on fait un compromis”… Aussi céleste soit-elle, I Believe in You est sombre comme son thème, la dépendance à l’héroïne. « J’ai connu tant de gens qui pensaient que cette substance ne les atteindrait jamais et qui ont fini par avoir une vie totalement gâchée”. Bien qu’Hollis ne l’a jamais affirmé, on devine que ce sujet est chargé d’une tragédie familiale qui le bouleverse depuis dix ans : l’addiction de son frère Ed, ses souffrances, sa lutte et la fin précipitée de sa carrière de producteur. Le single sort en septembre 1988 et sans surprise ne dépasse pas la 85ème place des charts. Quelques mois plus tard, Ed Hollis meurt d’une overdose. Mark n’en parlera à presque personne autour de lui.

À sa sortie, Spirit of Eden a été considéré comme un “suicide commercial”, un disque qui ne pouvait que décevoir les attentes des fans. Certains journalistes y ont même vu un caprice d’enfants gâtés, déprimant, “d’une prétention indicible”. Selon Aspden, le marché n’existait pas à l’époque pour un tel disque. “La réalité d’un disque ‘en avance sur son temps’ est que personne ne l’aime au moment où c’est le plus important”. Sur le moment, les ventes se sont effectivement avérées très modestes. “Mark et Tim ont pris les rênes et ont conduit le carrosse et les chevaux jusqu’à la falaise, se désole le manager. Ces personnes secrètes et introspectives qui exposaient leur art et leur âme pour la première fois de leur vie, ont vu ce qu’elles considéraient comme leur plus belle œuvre rejetée et écartée.” 

Plus de deux décennies plus tard, un responsable d’EMI reconnaîtra qu’il lui a fallu un an avant d’apprécier Spirit of Eden. Mais que sur le moment, personne dans le label n’a compris “son inhérente beauté”. Entretemps, c’est devenu un classique, un jalon, régulièrement cité parmi les meilleurs albums de tous les temps.. et qui se vend par le bouche à oreille. Manifestement toujours affecté après tant d’années, Aspden avoue : “Je commence à peine à m’habituer à la nouvelle étiquette de ‘chef-d’œuvre’”. 

➔ Épisode 4 : “Laughing Stock”, drôles d’oiseaux (1989-1991)
➔ Épisode 5 : Les “albums-thérapie” (1991-2021)
➔ Épisode 6 : “Mountains of the Moon”, ou l’art de déjouer les attentes (1991-1998)

[1] In a Silent Way, Gwenaël Breës, 88 minutes, 2020. Le film sera prochainement présenté en France dans quatre festivals : F.A.M.E. – Festival International de films sur la musique de la Gaîté Lyrique (Paris, en version digitale du 18 au 25 février), Musical Ecran (Bordeaux, du 4 au 11 avril), les Rencontres du Film d’Art (Saint-Gaudens, dates reportées à la réouverture des cinémas), Aux Ecrans du Réel (Le Mans, report en attente de confirmation).

Sources :

  • Interviews de Phill Brown (2016-2018), Martin Ditcham, Simon Edwards, Jim Irvin (2016)
  • Are We Still Rolling? Studio’s Drugs & Rock ‘n’ Roll. One Man’s Journey Recording Classic Albums”, Phill Brown, 2011
  • “Spirit of Talk Talk”, 2015, Rocket 88 (interview de Nigel Reeve d’EMI)
  • Interview de Tim Friese-Greene, Lucia Paradiso, Let’s Get Technical! 
  • Citations sur le site Echoes of Talk Talk
  • “Time-traveling through songs – A conversation with Paul Webb of Rustin Man”, David Lacroix, Spill Magazine, 25 février 2019
  • “The Sound of Silence”, Oor, 5 octobre 1991
  • “Lost Paradise”, Jim Irvin, Mojo, mars 2006
  • “Silence est d’or”, Les Inrockuptibles, janvier 1998
  • “Mark Hollis in the Garden of Eden”, Oor, 24 septembre 1988
  • “Le Fou Rire de Talk Talk”, Franck Vercleyen, Rock This Town, octobre 1991
  • “Ik ben dol op eenzaam zijn”, HitKrant, 15 mars 1986
  • “Talk Talk to me”, Tim Goodyear, Electronics & Music Maker, mars 1986
  • “Foudre bénie”, Jean-Daniel Beauvallet, Les Inrockuptibles, septembre-octobre 1991
  • “Il faut avoir une très bonne raison de rompre le silence”, L’oreille absolue, janvier 1998
  • “Classic Album: Spirit of Eden”, Wyndham Wallace, Classic Pop, 2013
  • “Super Shy Guy”, NME, 14 février 1998
  • “Return from Eden”, Rob Young, The Wire, janvier 1998
  • “Mark Hollis – Taking stock: a footnote”, Cally Callomon, Caught by the River, 27 février 2019
  • “Paul Webb discusses Talk Talk, Rustin Man and more”, Joe Banks, Prog Magazine, novembre 2019
  • “Come on, market me », Adrian Devoy, Q, octobre 1988
  • “After The Flood: Talk Talk’s Laughing Stock 20 Years On”, Wyndham Wallace, The Quietus, septembre 2011

16 commentaires

  1. Merci pour cette série! « It’s my life » fut un des grands albums de la fin de mon enfance, ex-aquo avec quelques grosses bouses. Et un tout petit peu plus tard « Spirit of Eden » fut encore plus important au début de mon adolescence. A l’époque, je n’avais aucune idée des courants musicaux, de leur histoire, personne pour me guider et je ne triais encore rien. Mais je n’ai absolument pas le souvenir de m’être posé aucune question sur l’évolution du groupe. J’avais zappé « Color of springs », sauf le single « Life’s what you make it », comme j’ai zappé pendant longtemps ensuite « The laughing stock ». Comme beaucoup je ne pouvais pas écouter tout ce que je voulais. Et je ne connaissais pas non plus tout ce qu’il y avait à écouter. Cette série répond à tellement de questions que je me suis posé plus tard, en découvrant les autres albums que je n’avais pas écouté à leur sortie.

  2. Bravo à l’auteur, c’est toujours aussi instructif à lire – d’autant que cette troisième partie entre dans le vif du sujet, le rapport de Mark Hollis à « l’essence de la musique ».

    J’ai une interrogation depuis toujours… et puisque ce papier au long cours, cette somme a pour but de donner un maximum d’informations à partir d’un minimum d’éléments (cf. le silence de Mark Hollis autour de son œuvre), peut-être quelqu’un pourrait-il m’éclairer sur un point qui n’est ici qu’effleuré (tout du moins à ce stade de la lecture) : le rôle joué par Ed Hollis dans cette soudaine et radicale transformation de Talk Talk au milieu des années 80.
    Ce papier le confirme : à l’origine de Talk Talk, il y a (si l’on peut dire) non pas Mark Hollis… mais Ed Hollis, le « grand frère » (dans toutes les acceptations du terme), activiste underground notoire des années punk, mais avant toute chose mélomane insatiable qui refile le virus à son frangin. Ed Hollis est un type qui rayonne : il est le guide, le modèle, le passeur qui, par les liens du sang, donne envie à son cadet (au tempérament beaucoup plus introspectif) d’écouter des tonnes de disques, dans tous les styles possibles. Or il est manifeste, dans la trajectoire de Mark Hollis, que celui-ci rencontre le succès au fur et à mesure que son aîné s’enlise dans ses problèmes d’addiction à l’héroïne… En clair : si Mark Hollis a toujours gardé le silence, avec la pudeur qui le caractérise, sur ce drame familial, la douleur qu’il a enduré durant ces longues années a logiquement – enfin il me semble – eu un impact sur sa musique. J’ose le penser (peut-être à tort) car dès les premiers vers, dès les premières mesures de « The Colour Of Spring », Mark Hollis vient de passer à autre chose : il aspire désormais au divin… sans laisser penser qu’une quelconque divinité puisse apporter du réconfort. Il faut relire les paroles du titre d’ouverture : c’est comme une prémonition. Comme s’il savait que les choses finiraient mal pour celui qui lui a tant appris, et qu’il aime tant. Donc : surmonter cette épreuve annoncée, et par le haut… poursuivre le mouvement, rendre au centuple… et tout cela avant que…
    Quelqu’un ?

    1. Bonjour Mdna.
      Votre commentaire résume tout le travail que je suis en train de faire autour de Ed Hollis depuis deux ans. J’espère le terminer d’ici la fin de l’année et qu’il vous donnera des éléments de réponse.

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