Tout le monde connaît l'histoire des trois petits cochons. C'est une histoire que l'on raconte aux enfants qui vivent dans des maisons en pierre : c'est une histoire qui rassure. Pour les enfants qui vivraient dans des tipis ou des cabanes en bois, je pense qu'il faut l'éviter. "Take Shelter", c'est l'histoire du troisième petit cochon qui serait devenu psychotique, et qui déciderait de se construire en annexe un abri antiatomique, un refuge ultime, qui parerait à tout.

« We live on a placid island of ignorance in the midst of black seas of infinity, and it was not meant that we should voyage far. The sciences, each straining in its own direction, have hitherto harmed us little ; but some day the piecing together of dissociated knowledge will open up such terrifying vistas of reality, and of our frightful position therein, that we shall either go mad from the revelation or flee from the light into the peace and safety of a new dark age. » H.P. Lovecraft

Curtis vit dans une maison, face à un champ immense. Il a vu une couleur menaçante dans le ciel, prête à fondre sur son foyer. Il décide de construire une clôture contre tout ce qui pourrait faire danger. Or l’insécurité est partout. Encyclopédie lovecraftienne de la peur. C’est d’abord le chien qui risque de mordre la petite fille, puis la peur de l’ouragan, la peur de l’attaque de bêtes sauvages, la peur du kidnapping, la peur de la folie des autres, dont celle de sa femme, jusqu’à la peur de l’apocalypse.Le film évacue d’emblée la question de savoir si Curtis est fou ou non. Il l’est. Ce n’est pas un scénario malin à la Shutter Island, ce n’est pas un tour de montagnes russes. Curtis est fou dans le sens où l’on pourrait considérer que le fou est celui qui est incapable de distinguer ce qui est réel de ce qui est seulement en puissance, et qui ne peut donc se stabiliser autour d’un socle fixe sur lequel bâtir. L’ampleur de la tâche (protéger sa famille contre tout), déstabilise le frêle équilibre économique et amoureux du foyer. Le sain d’esprit serait celui qui vit avec des oeillères lui masquant les gouffres au-delà desquels il s’avance. Le fou est celui qui ne disposerait pas de ces filtres, et se prendrait tout en pleine face, en permanence.

Les crédits, le travail sur le chantier, les marchés que fait la femme, les problèmes de santé de sa fille. Il y a la routine, les amis que la femme a besoin de voir : description d’une société simple, en Amérique.

C’est là-dessus que le film commence : il ne s’agira pas d’entretenir une ambiguïté sur la folie de Curtis, mais de montrer comment celui-ci va se battre contre elle, de la même façon qu’il se bat pour préserver son foyer. Car cette folie est aussi une des menaces qui pèsent sur Curtis et sa famille, ce dont il a conscience, notamment parce que sa mère a sombré dans la schizophrénie paranoïde au même âge. Mais, alors qu’elle a fui sa famille, Curtis se fait le serment de toujours rester, de ne jamais l’abandonner. Pour Curtis, cette folie se traduit concrètement par des hallucinations qu’il ne peut gérer, et qui le déstabilisent. Et s’il ne peut fuir, il va falloir qu’il trouve refuge au sein du foyer. Au fond du jardin.

Description d’un combat contre la maladie mentale: Voir le médecin, voir des psys, prendre des cachets, construire un abri, tels sont les modalités de la lutte. Ici la folie n’est pas romantique, elle n’est pas une figure, elle n’est pas prétexte à twist. Curtis avance entre la conscience et le délire. Et le film devient celui d’un couple. Comment faire confiance à un partenaire assailli par des visions ? La situation pose le problème à son point d’incandescence extrême, d’un enjeu si banal, si ressassé. La lutte pour la survie de cette chose si éphémère, si dérisoire, qu’est la famille.

Jeff Nichols // Take Shelter // En salles


Take Shelter : bande annonce #1 VO par cloneweb

8 commentaires

  1. Concernant le final, disons que les grands anciens existent, et qu’ils se réveilleront un jour, et alors ça sera du Roland Emmerich en full 3D. On voit surtout un couple calme, qui se fait confiance, et c’est assez beau.
    Je ne pense pas qu’on puisse y voir une quelconque confirmation du talent de prophète du père, dans le sens où il a peur de tout, et que les morsures de chien, les accidents de voiture, les enlèvements, tout ce registre de la peur, les ouragans, ça arrive.

  2. Pour la fin, j’y ai plutôt vu une contamination de la psychose du père vers la femme, vers sa famille même, puisqu’il me semble que c’est la fille qui remarque en premier les ouragans finaux…Enfin je ne sais plus trop…
    Il y a aussi cette belle image de la mère sur le balcon qui ressent (ou perçoit réellement) les visions de son mari et qui accepte sereinement les efforts de survie qu’il faudra faire, avec la fillette en arrière plan, derrière la baie vitrée, presque invisible et pourtant le centre de tout… A moins que ce soit mes souvenirs qui ont inventé ce plan…
    Enfin pour que tout cela ait du sent il faudrait que la psychose soit transmissible (sûrement, sans doute, j’imagine; c’est un thème du film) et que trois personnes qui voient la même chose ne voient pas le réel (ouais, bof, indécidable)..

  3. Je crois surtout que le réalisateur en a rien à faire de la prophétie, il démonte mécaniquement comment un homme devient marginal à cause de ses croyances. Il retourne ainsi le spectateur qui se met à douter de la foi de quelqu’un, qui le prend lui aussi pour fou et twist final, la prophétie se réalise, le spectateur est bien embarrassé d’avoir douté. Et pourtant tout le film repose sur cette mise en question de la foi.
    Il est moins question de folie je crois, du point individuel, qu’une folie collective. La folie de Curtis est de chercher à vivre sans les normes sociales et cette lutte l’emprisonne et le conduit à une forme, à mon sens d’anomie.
    cela dit dans la logique et du point de vue choisi par l’auteur je suis parfaitement d’accord(excellent article d’ailleurs), je déplace juste l’angle au niveau plus social. A tort, peut être.

  4. A mon sens la prophétie était tellement trivial du genre dans 100 ans on sera tous morts, qu’elle se réalise forcément. Je comprends pas trop le concept de folie collective dans ce contexte ci. Ils sont calmes, ils vaquent, simplement ils occultent ce qui est évident, c’est à dire quand dans ces putains de plaine du Tenessee, il y a une tornade tous les 4 matins qui volent ta maison.

  5. Dans le sens où ce sont les structures sociales que le réalisateur remet en cause et l’impact que celles ci génèrent sur l’individu. C’est bien la cartographie normative de la société et inflexible qui provoque ce besoin de marginalité. Enfin, je le vois ainsi.

  6. Dans un sens, tu penches un peu trop sur la dimension intime quand la familles est justement ce lieu de friction entre l’intime et le social. Du coup ça oblitère un peu ce qui est à mon sens l’autre grille, celle du politique/économique, dire en gros, même si la lecture est un peu rapide, que l’on ne doit pas confondre le symptôme et la maladie, que par exemple la crise n’est pas un problème économique, mais le signe de l’effondrement de l’économie même. En cela la doxa Lovercraftienne est plutôt juste, ce qui est horrible ce n’est pas ce qui advient, c’est ce que cela annonce, ce que cela suppose.

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