Après une biographie sur le viking virtuose Moondog, les éditions Le Mot et Le Reste publient « Sun Ra, Palmiers et Pyramides ». Passion et acharnement, c’est ce qu’il fallait pour s’attaquer à ce monstre cosmique du jazz protéiforme. Joseph Ghosn, déjà auteur d’un ouvrage sur La Monte Young, n’a pas reculé devant l’ampleur de l’œuvre de Sun Ra et signe un livre accessible sur l’un des artistes les plus complexes et plus prolifiques du 20ème siècle.

Un piano collé à un synthétiseur et au milieu, Sun Ra en habit de lumière jouant et dirigeant son orchestre de musiciens parés de toges lamées or ou argent. Une parade, un carnaval, une exploration spatiale dans la musique percussive et futuriste…c’est le genre de vision et d’expérience qu’offrait aux spectateurs ébahis le Sun Ra Arkestra. Le leader et compositeur avant-gardiste de la troupe, Sun Ra, est décédé 1993 mais l’Arkestra continue d’improviser et de jouer ses partitions inspirées par d’autres planètes. Il exerce encore son magnétisme par delà la mort, tel les pharaons de l’Égypte ancienne dont il portait les tenues avec majesté. Oui, l’ombre de Sun Ra demeure, mais son corps, lui, est reparti dans le cosmos dont il se disait être un fragment. Sa discographie se compose elle aussi de centaines de fragments, presque tous enregistrés par lui-même. Œuvre insondable mais aussi indéfinissable dans laquelle on trouve du jazz classique et le free, la musique expérimentale comme la pop… celui qui n’a pas attendu le disco pour porter des paillettes a balayé autant de genres musicaux que de décennies, en gardant toujours une longueur d’avance. Même après sa mort.

Contre toute attente, le livre de Joseph Ghosn ne verse pas dans l’exhaustivité thésarde, mais détient la précision synthétique nécessaire à la compréhension du phénomène Sun Ra. Personnage central de la musique contemporaine, il semble pourtant inénarrable. C’est pourquoi l’auteur suggère très justement de visionner certaines archives de l’INA, afin de mesurer tout le charisme et l’étrangeté qui se dégageaient de sa musique et des performances de l’Arkestra, qu’il dirigeait en gourou mystique. Sun Ra aura même influencé les punks dans leur démarche d’autoproduction, mais aussi dans leur musique. Sonic Youth en tête, puis Spacemen 3, son influence continue de résonner jusqu’aux actuels Zombie Zombie ou même Lady Gaga. Ce livre, c’est l’occasion de plonger dans le cosmos de Sun Ra, un nom que l’on connaît tous mais dont on ignore souvent ce à quoi il se réfère. Non, il ne s’agit pas que de jazz à la papa et de costumes solaires. Son œuvre et son histoire sont plus vastes, vastes comme…l’espace.

Né en 1914 à Birmingham, Alabama, le musicien qui allait toucher les étoiles s’appelle à l’origine Herman Blount, mais tout le monde le surnomme « Sonny ». Prodige de la musique dès son plus jeune âge, Sonny développe aussi très tôt une conscience et une pensée politiques, alors que l’époque est encore à la ségrégation raciale, qui s’étendra jusqu’à 1960. Refusant de joindre l’armée, il quitte sa contrée natale en 1945 pour s’installer à Chicago. Là-bas, il se procure le tout premier magnétophone en vente aux Etats-Unis, le fameux « Sound Mirror ». Grâce à ce nouvel engin, Sun Ra enregistre les compositions performées par son groupe, qui devient officiellement l’Arkestra en 1955. Les membres de cette troupe aux allures de carnaval futuriste lui resteront presque tous fidèles tout le long de sa carrière.

Herman Blount devient alors Sun Ra, dans une volonté de se défaire d’un prénom qui symbolise pour lui l’héritage de l’esclavage. Une démarche engagée et artistique, deux éléments qui demeureront concomitants dans son œuvre. Quant à l’autre nom, celui du groupe, il évoque à la fois l’Arche de Noé et l’Orchestre de jazz = Arkestra. Le long de sa sinueuse et richissime discographie, on note un nombre inquantifiable de variations sémantiques autour de ce mot noyau, découvre-t-on au fil du livre. Varier, c’est un peu la recette de Sun Ra semble expliquer Joseph Ghosn : entre discipline et improvisation, bases classiques du jazz et sonorités nouvelles des synthétiseurs, musique de la Nouvelle Orléans jumelée à une musique du futur.

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En 1957, le jazzman fonde avec Alton Abraham, son compère idéologique, le label El Saturn. Il est l’un des premiers musiciens à éditer lui-même ses disques, d’une manière artisanale et parfois bordélique. Joseph Ghosn relève tout de même que d’autres s’y sont essayés à l’époque, tel Charles Mingus, mais là où presque tous ont échoué, Sun Ra parviendra à pérenniser son entreprise d’autoproduction. C’est un personnage indépendant tant dans le discours que dans les pratiques artistiques. Un visionnaire pour qui faire de la musique, c’était tout simplement croire et exister. Le livre retrace toutes les étapes de sa vie. Ses premières tournées en Europe, en Egypte aussi, où la troupe de l’Arkestra parade aux pieds des pyramides, telle une vision antique resurgit d’une faille spatio-temporelle.

Sun Ra, Palmiers et Pyramides propose en un cinquantaine de pages de découvrir le parcours de Sun Ra et l’aura dont il jouit sur toutes les générations. Pas le temps de tomber dans les longueurs dialectiques, juste le temps de mettre le lecteur en bouche, pour passer à une écoute plus aiguisée de l’œuvre du musicien dont les titres de chansons immergent à eux seuls dans un onirisme poétique et unique. Space is the Place, Secrets of the Sun, Cosmic tones of mental therapy… Joseph Ghosn consacre les cinquante pages restantes à une discographie sélective et commentée d’une soixantaine d’enregistrements de Sun Ra. Il est rare qu’un auteur spécialiste d’un sujet prenne ainsi le lecteur par la main pour l’aider à pénétrer le monde de l’artiste auquel il a consacré des années de recherches. Plus proche du guide spirituel que de la biographie stricte, le spécialiste suggère ici une piste pour accéder au fantastique cosmos de cet autre roi Soleil.

Sun Ra, Palmiers et pyramides // Joseph Ghosn // Le Mot et Le Reste
http://lemotetlereste.com/mr

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7 commentaires

  1. Par contre sur le son du grisli, le livre a été DE-MON-TE joyeusement. Faut dire que Ghosn, comme dans le livre sur La Monte Young assume carrément son côté amateur, et a l’avantage d’une écriture très fluide.

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