Il y a ces pages terribles de Rock&Folk que personne ne lit, à propos de rééditions d'obscurs albums que personne à l'époque n'avait acheté, et que personne n’achètera non plus cette fois-ci — puisque personne n'achète plus de disques — et qui, déjà à l'époque, étonnaient par l'aspect brut de leur production. Parmi ces disques oubliés, cet "Early Times" de Silver Jews donne matière aux interrogations : comment peut-on rééditer un disque à la qualité sonore aussi sale ? La grande réussite de ce faux nouvel album est d'avoir supprimé ce qui faisait écran entre l'envolée lyrique du rocker défoncé et son auditeur non moins perché, l'ingénieur du son.

Pour situer l’exigence technique de la joyeuse bande, il faut comprendre leurs débuts, du moins ce qu’en raconte David Berman : « Un ami nous avait donné le numéro de téléphone de Sonic Youth. On a appelé et joué une chanson sur leur répondeur. » Trois personnes penchées au-dessus du combiné et, quelque part au bout de la ligne téléphonique, le répondeur de Sonic Youth. C’est du Lo-Fi dans le Lo-Fi, mais télématique, et conceptuellement c’est très fort. Je ne suis pas sûr que l’un de ces enregistrements ait pu être conservé, mais il me plaît de penser que cette double réédition des deux premiers EP des Silvers Jews — « Dime Map of the Reef » (1992) et « The Arizona Record » (1993) — rassemblés aujourd’hui sous le titre « Early Times », soit une collection de ces témoignages laissés à travers la ville à leurs amis, au cours de nuits d’effervescence intellectuelle et artistique.

Rien dans la qualité sonore des enregistrements ne vient contredire cette hypothèse : autrement dit, c’est brut, et rien ne semble avoir été écarté au motif que c’était trop inaudible. Dans ces franges extrêmes de l’expression musicale, les strokes de guitares deviennent des percussions, métal contre métal, et les percussions des déflagrations toujours nouvelles. Le chant choral de nos deux compères — Berman et Malkmus — des voix noyées dans le noise d’une radio country à l’antenne arrachée, dont le grain change selon la texture des autres instruments, chaque entité luttant pour émerger de la saturation. L’impression est lysergique, chaque élément semblant se désintégrer en une myriade d’étincelles changeantes ; cela n’est pas sans évoquer certaines imprégnations toxiques, celles permettant, par exemple, de reconnaître dans le bruit de l’eau coulant dans les canalisations des refrains de vieilles rengaines country. Coupez l’eau s’il vous plaît, la musique est trop forte, je n’arrive pas à dormir.

C’est Canada qui ouvre « Early Times », invitation au voyage au son d’une cascade de chœurs mélancoliques. Si l’indé américain devait avoir son monument, ce serait des wagons portes ouvertes filant sur un chemin de fer, et pourquoi pas vers le Canada, car elle est jolie cette chanson. Il n’en faut pas plus pour que la jeunesse se mette en mouvement : le fracas des rails écrase la mélodie, les accords de guitare se décomposent, il n’est plus vraiment question d’harmonie, le chant devient prosodique, ça sonne comme les démos du Velvet Underground — tout comme The Unchained Melody —, ce qu’il y a de meilleur ou presque chez eux, tout comme les démos de Cure, de Slayer (les home tapes de Jeff Hanneman de Slayer) ou celles de Jeffrey Lee Pierce sonnent incomparablement plus dur et plus puissante  que ce qui va suivre : retaillé, dépoli, présentable. Enfin, peut-être pas pour Slayer quand même.

The Walnut Falcon sonne comme un lied de Schubert — réminiscence d’un Der Leiermann électrique —, SVM F.T. Troops sonne comme un blues du bayou, mais c’est sans conteste Secret Knowledge of Backroads — qui deviendra plus tard une chanson de Pavement — qui remporte tous les suffrages. Ah oui, parce que la moitié au moins des Silver Jews appartient aussi à Pavement. Et qu’aux côtés de titres comme Spoiler de Sebadoh, ou Washer de Slint, Secret Knowledge of Backroads représente la quintessence de la sentimentalité nineties du rock indé américain. On aime ou on n’aime pas. L’album réserve encore de belles surprises avec The Jackson Nights, qui évoque probablement le suicide d’un ingénieur du son, ou The War in Appartment 1812 et son harmonie foutraque plombée par la gravité. En définitive, un album qui semble partir dans toutes les directions, ouvert à tous les possibles, sans aucun sillon prédéfini, bref : on n’est pas chez Dinosaur Jr. Une excellente introduction aux Silver Jews pour tous ceux qui comme moi étaient rebutés par l’aspect trop lisse et propret de leurs productions ultérieures. Et si vous pensez pouvoir faire aussi bien à la maison, sachez que c’est le but, on appelle ça l’émulation : do it yourself, guys.

Silver Jews // « Early Times » // Modulor

Silver Jews – EARLY TIMES Promo from Drag City on Vimeo.

7 commentaires

  1. Moi j’ai déjà reconnu dans le bruit de canalisation des refrains de hits de dance imaginaires ou pas, mais j’avais fumé un énorme pet d’aya. Mais t’as de la chance franchement.

  2. Perso c’était un truc à base d’inhalation de vapeurs de THC, un truc franchement dangereux, tu pars te laver les mains et tu entends les mama’s and papa’s quand tu ouvres le robinet. A la longue c’est pénible

  3. Putain, sur la photo de l’article, on confondrait presque David Berman avec Maurice G Dantec. Flippant.
    Heureusement, le nombre de commentaires et sa thématique sur la plomberie chelou infirment cette impression.
    Je l’aime bien ton article Sigmund, même si la notion de « chant choral », quant il s’agit de Berman et Malkmus, peut laisser un poil perplexe.

    Guitou

  4. T’as raison Guitou, j’ai peut être un peu déconné pour le coup, comme si j’avais subitement pété un plomb suite à un événement improbable, mais le tout je pense c’est que finalement cet album sonne comme un bruit tuyauterie dans lequel, à un certain niveau d’éveil sensitif, on peut être amené à y reconnaître des bouts de chanson, voir même y entendre Dietrich Fisher DisKO, paix à son âme, chanter du Schubert, mais tu me diras peut être que j’abuse un peu.

    http://www.youtube.com/watch?v=sIIS-UgixGE

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