(C) Astrid Karoual

Le rock critic du jour a la réputation d’être un spécialiste des musiques électroniques. Inutile de nous tomber dessus, on a conscience du coup du caractère ultra réducteur du terme « critique rock ». Mais bon… Peu importe l’étiquette, ce qui compte c’est le produit. Et avec Olivier Lamm, on ne devrait a priori pas être déçu. Son CV ? Des passages plus ou moins longs chez CODa, Chronic’art, The Drone et donc… Libé où l’on imagine que l’ombre de Bruno Taravant, alias Bayon, plane encore chaque jour sur les journalistes « musique » du journal.

Olivier Lamm s’installe à ma table, dans un bar propret à deux pas du métro Balard où Libération a élu domicile depuis 2017. Sa réputation de théoricien un tantinet sérieux le précède. Il s’agit pourtant d’éviter de se fier à d’éventuels préjugés, parfois trompeurs, souvent réducteurs. Ce n’est d’ailleurs pas parce que Lamm signifie « agneau » dans la langue de Goethe que notre client du jour en est un. Il aurait même plutôt l’apparence du berger tout heureux de mener son troupeau vers de vertes prairies musicales. Ne cherchez pas plus loin, le troupeau, c’est vous, c’est moi. Car Lamm fait partie des têtes chercheuses du métier. Mais comment en est-il arrivé là ? Comment passe-t-on du « fanzine dans sa chambre d’ado » au service culture d’un grand quotidien ? Si cet entretien ne vous donne pas les clefs de la réussite, vous pouvez toujours dénicher un tuto YouTube pour vous guider ou vous inscrire au CNED.

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GONZAI : Peux-tu te présenter en quelques mots ?

Olivier Lamm : Je travaille au service culture de Libération depuis deux ans et demi en qualité de chef de service adjoint. Je suis principalement journaliste musique même si Libé ne dispose actuellement pas de moyens suffisamment conséquents pour employer au service culture des journalistes “rubricards” qui ne s’occupent que d’une discipline. Il m’arrive donc parfois d’écrire sur d’autres formes d’art, comme le cinéma.

GONZAI : D’où viens-tu ?

Olivier Lamm : De Paris. Je suis né aux Lilas puis j’ai grandi et vécu quasiment toute ma vie dans le XVIIIe arrondissement.

« Dès 10-11 ans, je me suis mis à acheter les Inrocks. J’y comprenais évidemment rien. Et j’adorais ça, rien comprendre. »

GONZAI : À partir de quand commences-tu à t’intéresser à la musique ?

Olivier Lamm : Tout petit j’étais fan de France Gall. C’étaient mes premières cassettes. J’adorais aussi le top 50. Sans m’en rendre compte, dès la fin de l’école primaire, j’ai développé une vraie sensibilité à la musique. Peut-être parce que les arrangements de la variété de l’époque étaient électroniques. Alors naturellement, je me suis tourné vers ça assez vite. Je me souviens être resté complètement focalisé sur le morceau Love on the Beat de Serge Gainsbourg. Je ne savais évidemment pas pourquoi ça me fascinait autant. Je trouvais ça horrible et génial en même temps, avec ces bruits de fouet, ces hurlements… J’adorais aussi Frankie Goes To Hollywood. Les vignettes électroniques des programmes à la télévision ont aussi beaucoup compté. Vers 9-10 ans, j’avais un copain de classe qui s’appelait Damien Murphy. Il était d’origine écossaise et avait grandi en France. Ses parents, écossais pur jus, avaient à peine 30 ans, les miens quinze de plus. Son père lisait le NME. Du coup, Damien écoutait plein de trucs. C’est lui qui m’a fait découvrir tout un pan de la musique avec une sensibilité très différente de ce que j’avais entendu jusque-là. C’est l’âge où tu es supposé découvrir le rock et ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Au lieu de rencontrer Led Zeppelin, je me suis retrouvé avec les Happy Mondays et les Stone Roses sur les bras. À cet âge avancé, je n’écoutais évidemment pas que ça, mais c’est toujours resté en moi. Dès 10-11 ans, je me suis mis à acheter les Inrocks. Évidemment, je n’y comprenais rien. Mais j’adorais ça, rien comprendre. Le premier numéro mensuel que j’ai dû acheter devait être celui avec Prefab Sprout en couverture. Je ne connaissais rien ni personne des choses dont on parlait dans les articles mais ça a été fondateur pour moi. J’allais à la Fnac avec mon père pour acheter des CD un peu au hasard. Un jour, j’ai choisi en même temps « Violator » de Depeche Mode et « Mama Said Knock You Out » de LL Cool J. Autre truc important dans mon parcours, c’est MTV Europe, où passait en boucle The KLF le week-end où on nous a installé le câble à la maison. Je me souviens aussi avoir découvert dans un mini CD 3” offert avec Best les New Fast Automatic Daffodils, sans doute un remix. Et ça m’a vrillé la tête. C’était du rock mais avec un fond totalement électronique. Ça a marqué le basculement vers le moment où je me suis mis à rechercher spontanément la musique.

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GONZAI :  À ce moment-là, tu te mets aussi à faire de la musique ?

Olivier Lamm : Plus tard, à l’adolescence, je me suis mis à jouer de la basse. Déjà à l’époque, je fantasmais ce qu’on pouvait faire avec un ordinateur, mais ça semblait absolument hors de portée financièrement. Mon frère faisait de la guitare, la basse me semblait être un choix raisonnable. Mes goûts n’ont pas arrêté de changer à cette période. C’était en partie lié à mon isolement, adolescent. Il faut dire aussi que mon ami écossais était reparti en Écosse, et il a fallu que je me débrouille tout seul pour découvrir des groupes. Je n’ai pas eu la chance de fréquenter des vrais fans de musique avant le lycée. C’était aussi beaucoup plus compliqué qu’aujourd’hui. Acheter un magazine, ça revenait cher. Acheter un CD, encore plus. Une cassette, ça coûtait cher aussi. Alors je découvrais vraiment les choses au fur et à mesure. Je me suis mis au grunge très tôt parce que ça passait sur MTV Europe. J’ai eu ma période Guns N’ Roses, puis j’ai écouté de la fusion punk metal – on disait “fusion” à l’époque. Le parcours obligé. Puis je suis parti deux semaines rejoindre mon pote écossais sur l’île de Skye. Et là, j’ai vécu une sorte de reset intérieur, un grand chamboulement : je découvre Dinosaur Jr et Rage Against the Machine en même temps. La musique me passionne de plus en plus mais c’est difficile d’y accéder. Si j’avais pu acheter dix CD par semaine, je l’aurais fait sans hésiter.

« Je lisais des chroniques sur des tas de disques en me disant que je ne les entendrais jamais. Quelque part, ça rendait la musique spéciale, presque magique. »

GONZAI : Adolescent, quand tu achètes les Inrocks ou Best, es-tu déjà attentif aux noms des journalistes qui signent les chroniques de disques ou les interviews ?

Olivier Lamm : Je faisais finalement ce que je faisais déjà pré adolescent avec les magazines de jeux vidéo quand j’étais à fond sur mon Amiga 500. J’adorais lire des magazines ou des critiques de jeux uniquement jouables sur des machines que je n’avais pas. Un PC, une console Néo-Géo, ce genre de trucs. Je fantasmais à mort sur tous ces objets. Je les imaginais. J’avais vraiment un plaisir énorme à imaginer ces choses. Pour la musique, c’était pareil. Je lisais des chroniques sur des tas de disques dont je me disais que je les entendrais jamais. Quelque part, ça rendait la musique spéciale, presque magique.

GONZAI : Et les journalistes, alors ?

Olivier Lamm : Un peu plus tard, j’ai repéré le nom de Joseph Ghosn dans Magic, qui s’occupait des musiques électroniques et expérimentales. Celui de Laurent Diouf. Plus tôt, c’était surtout Jean-Daniel Beauvallet. Un type très important dans ma découverte de la musique. J’adorais sa manière de faire exister un album, un single, sa façon de transmettre une passion, une excitation. Tu sentais un gros enthousiasme chez lui. Tout ça, pour un ado comme moi, c’était hyper envoûtant. La nouveauté de la musique, l’enthousiasme du critique… C’était vraiment intense. Je pense qu’une musique émergente a toujours fait émerger une nouvelle façon d’écrire dessus. Et je sentais vraiment ça dans l’écriture de Beauvallet.

GONZAI : Qu’est-ce qui va te donner envie plus tard d’écrire sur la musique ? Y a-t-il un élément déclencheur ?

Olivier Lamm : Je ne suis pas certain qu’il y en ait vraiment eu un. Quand on me demandait vers 16 ou 17 ans ce que je voudrais faire plus tard sans contrainte de temps ou d’argent, j’hésitais toujours entre musicien électronique et écrire sur la musique. Je lisais déjà pas mal de presse musicale à ce moment-là. Je dévorais David Blot dans les Inrocks, Fabrice Desprez dans Magic, Christophe Taupin dans Octopus, un fanzine très pro qui allait devenir très important pour moi… Je me gavais de nouveautés électroniques comme Motorbass ou tout ce qui touchait à la French Touch, de jungle, de trucs sur Warp et Rephlex.

GONZAI :  À quel moment finis-tu par écrire sur la musique ?

Olivier Lamm : L’été après le bac, je décide de faire un fanzine. Tout seul.

Pour écrire un fanzine tout seul, faut vraiment avoir la foi.

OLIVIER LAMM : C’est certain. Ça s’appelait Fat Controller. Un nom que j’avais emprunté à un morceau de Squarepusher. J’en avais fait dix exemplaires et je l’avais envoyé à plusieurs rédactions en leur disant que je voulais faire un stage chez eux. À ma très grande surprise, j’ai reçu quelques jours plus tard un coup de fil de Jean-Philippe Renoult qui était alors le rédacteur en chef de CODa. Je suis parti faire un stage chez eux. Ça devait être l’été 97. C’était pas payé, mais j’étais heureux. C’était un moment étrange car je suis parti en vacances peu après et quand je suis revenu, il n’y avait plus personne dans les locaux. Je ne sais pas exactement ce qui s’était passé, mais je crois qu’il y avait eu une sorte de putsch. Pendant ma première partie de stage, j’étais avec Jean-Philippe et Jean-Yves Leloup, le deuxième rédacteur en chef, alors que j’étais un simple grouillot. C’était hyper excitant. Mon premier papier, c’était sur les festivals d’été. Ça devait être le numéro avec Daft Punk en couv’, pour Around the World, un peu après la sortie d’« Homework ».

GONZAI : C’est à partir de là que la musique électronique devient ta spécialité ?

Olivier Lamm : Oui, mais j’ai jamais vraiment écrit sur “la musique électronique” comme un truc séparé, en fait. En tout cas jamais comme dans le flux que tu pouvait trouver dans la presse anglaise ou chez CODa ou Trax. Aujourd’hui, Trax est devenu une litanie de chroniques de spécialistes mais à l’époque, il y avait de très longs papiers. Un peu comme dans Mixmag que j’achetais aussi en prenant des notes — même les noms des genres de musiques sous lesquelles les rubriques de maxis étaient classées étaient ésotériques. J’essayais de comprendre mais finalement j’ai rapidement écrit sur la musique électronique comme si c’était un objet pop. Comme dans les Inrocks où des gars comme David Blot ou Christophe Conte écrivaient sur les albums de musique électronique. On disait déjà que le rock était mort. Il y avait eu la britpop évidemment, mais on était bien avant le retour du rock des années 2000. Tous les gens autour de moi qui adoraient le rock et qui n’avaient aucune culture électronique ne juraient plus que par les gros disques de musique électronique du moment : Goldie, Alex Rice, Roni Size. Et aussi pas mal de trucs très anglais comme Orbital ou Chemical Brothers, qui étaient vendus comme des disques de pop puisque les gens qui écrivaient dessus étaient ceux qui d’habitude écrivaient sur le rock et la pop. J’ai continué dans cette veine. Je n’ai jamais vraiment enchaîné les chroniques de disques de house ou d’albums de Detroit. Le côté hyper spécialiste ne m’intéresse pas beaucoup.

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GONZAI : Quand tu as commencé à écrire, y avait-t-il des grandes figures qui t’influençaient déjà ?

Olivier Lamm : Vers 19-20 ans, je commence à lire The Wire. J’aimais bien les Anglais parce qu’ils étaient drôles. Même des trucs du genre Terrorizer, le « magazine de musique le plus dangereux du monde ». Peu importe le sujet, il y avait toujours ce ton un peu foutage de gueule, qu’on n’a jamais su vraiment avoir ici. Anglais et Français ne pratiquent pas la même forme d’humour. Chez The Wire, j’aimais beaucoup Ian Penman. À ce moment-là, je ne savais évidemment pas que c’était une sommité qui écrivait depuis les années 60 ou 70. Rob Young, aussi, qui plus tard a écrit des livre sur le folk anglais et CAN. Et puis Simon Reynolds bien sûr, dont la plume m’a très tôt sauté à la gueule. J’achetais aussi I-D régulièrement. Je voulais me renseigner sur la musique électronique assez poussée. Je faisais des listes et j’allais chez Rough Trade Paris, rue de Charonne, où je me cassais les dents parce que les maxis que je cherchais étaient soit épuisés depuis trois mois, soit pas encore arrivés en magasin.

« Avec la bulle internet, on pensait tous qu’un modèle économique allait se développer. Les investisseurs faisaient open bar. Hypertunez, c’était une rédaction de dix personnes et des beaux bureaux. Le truc s’est rapidement cassé la gueule, mais c’était des piges hyper bien payées. »

GONZAI : Entre ton expérience de stagiaire chez CODa et ton arrivée des années plus tard aux commandes du site The Drone, il a dû se passer pas mal de choses.

Olivier Lamm : Une vie, ou presque ! Au lycée, j’ai monté un fanzine avec Jean-Vic Chapus qui est aujourd’hui rédacteur en chef de So Film. On était amis, mais pas dans la même classe. C’était au lycée Honoré de Balzac, près de la porte de Clichy. J’étais en seconde et lui en terminale. Il y avait très peu de gens dans ce lycée qui écoutaient « sérieusement » de la musique. Du coup on a sympathisé très vite. Lui a eu son bac, et est parti en école de journalisme. Là il a rencontré Damien Almira, le futur rédacteur en chef de Trax. C’est à ce moment-là qu’on a fondé un fanzine ensemble, qui s’appelait Planet of Sound. C’était un fanzine généraliste sur la musique indépendante qui paraissait au rythme délirant d’un numéro par mois. J’avais 18 ans. Dans ce fanzine je m’occupais des musiques électroniques et expérimentales, Jean-Vic du rock indé, Christophe Graciot de chanson française et de rock, et Damien de house et de techno. C’était vraiment l’auberge espagnole. Christophe nous relançait tout le temps pour qu’on parvienne à faire les bouclages, qu’on faisait chez lui, en banlieue. Il y avait des photos, aussi. Samuel Kirszenbaum et Matthieu Zazzo, avec qui je travaille toujours aujourd’hui chez Libé, ont fait leurs premières armes là, en noir et blanc photocopié. Quand on s’est mis à réfléchir à avoir un site internet, ça nous a paru totalement infaisable. Faut dire que c’était juste après les débuts d’internet et il fallait déjà avoir une connexion.

GONZAI : Parallèlement à Planet of Sound, tu suis des études ?

Olivier Lamm : Oui, des études d’anglais à Charles V, un UFR dépendant de Paris VII. Je voulais étudier la littérature américaine dans le texte, donc j’ai fait ce qu’il fallait pour ça. J’ai commencé une thèse sur Thomas Pynchon que j’ai évidemment jamais terminée. J’étais passionné par le postmodernisme dans la littérature américaine. À tel point qu’à un moment de ma vie, plus tard, j’ai participé à la création d’un site internet sur la littérature, le Fric Frac Club, qui m’a encouragé à écrire sur les livres un peu plus tard. En même temps que mes études, j’ai commencé à faire de la musique sérieusement. Une carrière parallèle qui a duré longtemps, d’abord dans la scène électronique expérimentale. J’ai sorti des disques et fait des tournées pendant plus de dix ans, mais c’est une autre histoire. Ce qui compte c’est que je me suis retrouvé à faire plusieurs choses en parallèle. Ce qui m’a fait commencer à écrire sérieusement, c’est Chronic’art, quand je rencontre Wilfried Paris par l’entremise de Jedrek Zagorski — qui était chroniqueur dans mon émission de radio préférée, Songs of Praise, sur Radio Aligre — il y a une vingtaine d’années. À l’époque, Chronic’art était uniquement un site internet. Un des plus gros sites culturels généralistes en France, tenu par Cyril De Graeve et Jérôme Schmidt notamment. C’est la première fois que j’écrivais des chroniques payées. 15 euros la chronique, ce qui me paraissait énorme ! Vers 99 ou 2000, je fais aussi des piges payées pour Hypertunez, un des premiers sites internet à parler gratuitement de musiques électroniques en France, avec musiqueselectroniques.com et thegamesearch qui était financé par CANAL+. Il n’y avait pas de pub sur internet mais c’était la grosse époque des levées de fonds. Avec la bulle internet, on pensait tous qu’un modèle économique allait se développer. Les investisseurs faisaient open bar. Hypertunez, c’était une rédaction de dix personnes et des beaux bureaux. Le truc s’est rapidement cassé la gueule, mais c’était des piges bien payées pour l’époque.

GONZAI : Prends-tu alors parfois du plaisir à dire du mal de certains albums ?

Olivier Lamm : Aucun. D’ailleurs, j’ai finalement fait très peu de critiques négatives depuis que j’ai commencé. Ce que j’ai toujours aimé, c’est défendre des musiques qui ne l’étaient pas assez. Très rapidement, je me suis donc retrouvé sur des objets qui m’intéressaient. Comme Warp, le rock indé, etc. On a dû être les premiers en France à écrire sur Animal Collective. J’ai écrit pour Chronic’art pendant une quinzaine d’années. C’est devenu un magazine papier, un mensuel qui a eu 1000 vies. Comme c’était mensuel, ça me prenait pas mal de temps d’écrire pour eux, mais je n’ai jamais considéré que c’était mon « travail ». Même si je passais autant de temps à écrire qu’un pigiste professionnel. Écrire, à ce moment-là, c’était un gagne-pain en plus de la musique et de mes études.

« Je pataugeais dans ma thèse, je ne savais pas si je voulais devenir prof de fac… J’ai fini par décider de me consacrer complètement à la critique musicale. »

GONZAI : Un gagne-pain qui va quand même te prendre de plus en plus de temps.

Olivier Lamm : C’est vrai. Je commence à écrire de façon plus soutenue pour Trax, à l’époque où Patrick Thévenin et Damien Almira ont repris les commandes du magazine. Mon arrivée coïncide avec le moment où l’équipe historique de Trax s’était barrée pour créer Tsugi suite à un schisme. Pour faire simple, j’étais avec les méchants, j’étais chez Trax. Grâce à Joseph Ghosn, j’écrivais aussi pour le site de Vogue, je faisais plein de piges à droite à gauche. Les plans appelaient les plans. C’est à ce moment aussi qu’on m’a proposé de devenir chef de la rubrique musique à Chronic’art. Tout ça s’est un peu accéléré sans que je m’en rende compte. Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé face à un effet boule de neige. J’ai fait un point existentiel. Je pataugeais dans ma thèse, je ne savais pas si je voulais devenir prof de fac… J’ai fini par décider de me consacrer complètement à la critique musicale. Il faut dire qu’à l’époque, il était encore possible de vivre en étant pigiste.

GONZAI : La plupart des revues pour lesquelles tu travaillais à ce moment-là étaient mensuelles et spécialisées. Aujourd’hui tu écris pour Libération, un quotidien national. Comment parviens-tu à suivre ce rythme infernal ?

Olivier Lamm : C’est vraiment l’aventure The Drone qui m’a forgé. Pourtant ça s’annonçait pas très bien avec eux. Je ne les connaissais pas du tout et j’ai vu passer une petite annonce de poste à plein temps. J’ai candidaté, mais ils ne m’ont pas pris. Et puis trois mois plus tard, ils ont fini par me prendre. Ils m’ont appelé un 15 janvier et m’ont demandé si j’étais disponible trois jours plus tard. J’ai accepté. Ça tombait à pic car tous mes plans tombaient à l’eau les uns après les autres. Quand je suis arrivé chez The Drone, il n’y avait que deux personnes : Clément Mathon et David Pais, deux journalistes de l’émission Tracks sur Arte qui venaient d’en partir sans avoir aucune idée d’une marche éditoriale précise ni du modèle économique qui allait éventuellement les financer. Au tout début d’ailleurs, le site était écrit en anglais. Parce que c’est ce qu’ils lisaient. Et qu’ils n’avaient pas envie d’être estampillés « presse française ». Le fonctionnement était simple, le matin ils faisaient le site et l’après-midi ils produisaient des choses avec leur boîte de prod, Milgram Productions. C’était ça, le modèle économique. À mon arrivée, ils avaient à peine le temps d’écrire.

« Faire du copier-coller de communiqué de presse, ça n’a aucun intérêt. C’est pas ça, le journalisme. »

GONZAI : Chez The Drone puis à Libération, tu te retrouves à écrire chaque jour sur la musique. T’as jamais eu peur d’en être dégoûté ?

Olivier Lamm : Écrire pour un quotidien, c’est finalement assez proche d’un site musical que tu abreuves de contenu chaque matin. T’as un peu la tête dans le guidon. Chez The Drone, j’ai beaucoup été tout seul sur le site, avec près de quatre ou cinq articles format “news” par jour à écrire dont je choisissais moi-même les sujets. Une fois de temps en temps je m’octroyais la possibilité d’en écrire un plus conséquent. Je dois aussi préciser que malgré la contrainte de la quantité, j’ai toujours voulu conserver de la valeur ajoutée dans mes papiers, c’est-à-dire des infos que tu trouvais pas ailleurs. Et si j’avais pas d’infos, j’essayais de mettre un peu de pensée. Parce que faire du copier-coller de communiqué de presse, ça n’a aucun intérêt. Quand je pense à cette période avec du recul, je me dis que c’était une folie. Écrire quatre ou cinq papiers par jour de cette façon, sur quatre ou cinq objets pop différents, c’est presque infaisable. Il y a tout de même un avantage : ça m’a permis de sortir du train-train de la promo. Parce qu’il faut quand même dire que journaliste musical à Paris, ça a longtemps été le schéma suivant : t’as tes quatre ou cinq attachés de presse fétiches qui t’appellent pour te proposer d’interviewer leurs artistes, t’en choisis un, tu vas faire ton interview puis tu la proposes à ton rédacteur chef qui la prend ou qui ne la prend pas. Dans ce cas, t’essayes de la fourguer à un autre média. The Drone et Libé m’ont vraiment permis de sortir de ce cercle un peu infernal. Mon job aujourd’hui, c’est de chercher en permanence, d’écumer les sites de musique toute la journée, de contacter des labels directement en anglais, etc. Je suis proactif, autant que possible.

« Les journalistes qui cherchent vraiment de la musique sont peu nombreux. Ceux qui cherchent et qui trouvent des choses sont lus par d’autres journalistes qui relaient tout ça. On n’est pas tous égaux. »

GONZAI : Cette opulence est symbolique de l’ère internet. Quand tu étais adolescent, le disque était un objet rare. Tu lisais des chroniques de disques en sachant que jamais tu ne pourrais écouter ces albums. Il fallait chercher, aujourd’hui il faut trier. Ton métier s’est-il transformé ?

Olivier Lamm : C’est certain, mais ce rapport à la musique a changé pour tout le monde. Ce n’est pas spécifique aux journalistes qui écrivent sur la musique. Ça concerne tous les gens qui aiment la musique. C’est peut-être un peu plus aigu pour nous. La critique rock aujourd’hui, c’est aussi un jeu d’influence. Les journalistes qui fouillent sont peu nombreux. Ceux qui cherchent et qui trouvent des choses sont lus par d’autres journalistes qui relaient. Il est très rare de tomber sur des médias ou des signatures qui arrivent vraiment à dégager des choses qu’on ne trouve pas ailleurs.

GONZAI : Ta journée type chez Libé, c’est quoi ? Combien d’albums reçois-tu en moyenne par jour ?

OLIVIER LAMM : Entre le virtuel et le physique, je dois à peu près recevoir trente disques par jour. Tu imagines bien qu’il m’est absolument impossible de tout écouter. Encore moins quand je dois écrire chaque jour ou presque quelque chose de raisonné sur un ou deux albums. Ma journée type est assez angoissante. Je ne trie pas les disques, je n’ai pas de méthode non plus pour choisir de mettre en avant un tel ou un tel. Alors je panique souvent. Je rate aussi des choses. Parfois tu commences à écrire sur un album qui a l’air super, puis tu te rends compte que tu l’as reçu un mois plus tôt, et que… c’est trop tard ! Bref, c’est le bordel. Alors je fonctionne à l’instinct. C’est très injuste mais je ne vois pas comment travailler autrement. Nous ne sommes pas suffisamment nombreux au journal pour organiser les choses différemment. Pour éviter le pire, je parle à des gens autour de moi, les collaborateurs du journal (Charline Lecarpentier, Jacques Denis, depuis peu Christophe Conte et Matthieu Conquet), je lis les collègues que j’aime bien, je lis beaucoup la presse anglo-saxonne… Ce que je constate, c’est qu’avec le temps, j’ai des goûts de moins en moins éclectiques. Avant, si je ne comprenais pas un album et que quelqu’un me disait qu’il l’adorait, j’avais tendance à y revenir, à me poser beaucoup de questions. Aujourd’hui, c’est moins le cas.

GONZAI : Parce que tu as plus de certitudes ?

Olivier Lamm : Je suis plus sûr de ce que je n’aime pas. Je fais plus confiance à mon oreille. Et je suis aussi tout à fait prêt maintenant à admettre que je suis complètement dépassé pour donner un avis pertinent sur des objets esthétiques qui me déplaisent, qui me laissent sur ma faim ou qui ne me satisfont pas.

GONZAI : Comment fais-tu pour concilier le côté généraliste de Libé avec tes goûts assez pointus ?

OLIVIER LAMM : J’essaye de rechercher l’équilibre…

« J’ai aussi une chance fantastique, c’est d’arriver encore à m’exciter assez régulièrement comme un fou sur une nouvelle sortie. Mon enthousiasme est intact. »

GONZAI : Tu fonctionnes quand même pas avec des camemberts Excel, si ? Genre 20 % de variété, 20 % de rap, 20 % de rock indé, etc. ?

Olivier Lamm : Heureusement non. Aucun camembert, je fonctionne vraiment à l’instinct. Un instinct qui est quand même souvent remis en cause par mon collègue Julien Gester qui me tape sur les doigts quand un sommaire est déséquilibré. Souvent à raison d’ailleurs. Pour le reste, j’ai appris à faire confiance à une sorte d’intuition. Celle qui me permet de percevoir, même sur des objets qui a priori me parlent peu, que cet artiste va être plus intéressant ou important qu’un autre. Cette intuition est parfois liée à une histoire ou à un rapport antérieur avec tel ou tel artiste. Par exemple, j’ai aucun intérêt particulier pour Jean-Louis Murat, mais je sais qu’il fera toujours des trucs curieux. Pareil avec Dominique A. C’est pas mon artiste de chevet mais j’écoute tout ce qu’il fait. J’ai aussi une chance, c’est d’arriver encore à m’exciter assez régulièrement comme un fou sur une nouvelle sortie. Mon enthousiasme est intact. Il m’arrive encore d’écouter un album en boucle alors que je devrais en écouter d’autres pour en parler. Ces choses qui me tiennent vraiment à cœur, j’arrive quasiment tout le temps à leur trouver une place dans le journal. Mon objectif permanent, c’est d’essayer de trouver un équilibre entre ma mission « publique » de médiatisation de certaines musiques dont parle historiquement Libération et ma passion pour certains artistes. Cet équilibre, j’essaye aussi de l’atteindre quand j’écris. Il faut toujours faire la distinction entre ce qu’une œuvre t’apporte, la manière dont elle te nourrit et ce qui est de l’ordre d’une théorie plus générale.

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GONZAI : La critique a-t-elle encore un sens alors que tout le monde peut tout écouter grâce au streaming ou à YouTube et se forger son propre avis en temps réel ?

Olivier Lamm : C’est vraiment compliqué de répondre à cette question. J’ai la sensation qu’on est en pleine croisée des chemins. Si tu m’avais posé la question il y a cinq ans, je t’aurais dit qu’on était encore hyper utiles. Aujourd’hui je ne sais plus. Par exemple, à chaque fin d’année, tu vois passer plein de tops un peu partout. J’en lis plein à ce moment-là, et je découvre énormément de choses. Souvent très bonnes, voire excellentes. Et parfois, j’ai presque l’impression d’avoir vécu une année parallèle. C’est frustrant parce que ça te donne l’impression d’avoir failli à ta mission de conseil et de découvertes. Parfois pour de mauvaises raisons.

GONZAI : As-tu parfois des retours de lecteurs suite à certains de tes papiers ?

Olivier Lamm : Ça arrive. Déjà de la part des gens de la profession bien sûr. Et aussi de lecteurs lambda, si tu me pardonnes l’expression. Certains me disent que ce qu’on fait reste important, et ça fait du bien. Je vais essayer de ne pas trop m’envoyer de fleurs, mais je crois que l’exigence de sélection et d’écriture qu’on met dans les pages du lundi sur nos critiques des musiques actuelles, c’est quelque chose que les gens n’avaient plus trop l’habitude de lire dans des médias généralistes. Encore moins dans des quotidiens. En ça, je crois que la profession de critique musical a toujours une utilité. Mais on reste une minorité. Parfois j’ai l’impression que la critique vit ses dernières années. Même si on sait que les gens qui aiment lire sur la musique en France ont toujours été minoritaires, le rapport à la musique et à son histoire semble avoir changé, notamment via le streaming ou un site comme YouTube.

GONZAI : Pourtant, il n’y a jamais eu autant de livres sur les musiques actuelles que maintenant.

Olivier Lamm : C’est vrai. Mais c’est compliqué de savoir comment les gens les lisent. Parce que l’activité qui consiste à lire de la pensée sur la musique reste minoritaire chez nous. Il y a d’ailleurs un grand malentendu à ce sujet. Lire sur la musique, c’est idéalement s’intéresser à son histoire, son évolution, son contexte social… J’aime à penser que ma manière de critiquer la musique est une continuité de ça. Il ne s’agit pas de faire de la paraphrase redondante de l’écoute. J’entends souvent que les critiques ne sont pas plus légitimes qu’eux pour écrire sur la musique. C’est un débat qui a un siècle et on pense ce qu’on veut de cette histoire d’autorité du spécialiste. Ce que je sais en revanche, c’est que lire sur la musique m’a permis de découvrir des artistes essentiels à mes yeux. Ça m’a ouvert la voie vers d’autres artistes, sur leurs influences, sur des écrivains. Je peux témoigner, car j’ai découvert plus de choses en lisant des articles écrits par des confrères qu’en surfant sur Spotify ou Deezer. Et c’est forcément quelque chose que j’ai voulu continuer. Quand j’ai commencé à écrire sur la musique, c’était naturel et vital. La musique, c’est de l’enthousiasme et de l’excitation. C’est une électricité qui passe directement du disque ou du concert à l’écriture, qui la nourrit. Et je peux difficilement accepter que tout ça se termine.

« À quoi ça sert d’écrire sur PNL, alors même que les gens qui écoutent PNL n’en ont rien à foutre de lire des choses sur eux ? »

GONZAI : Tu penses vraiment que la critique rock vit ses dernières années ?

Olivier Lamm : Je n’irais peut-être pas jusque-là mais avoue qu’elle a clairement connu des jours meilleurs. Parler de critique, d’ailleurs, c’est réducteur. T’as un contexte, et plein de paramètres différents : l’évolution de la presse, celle du lectorat dont on parle trop rarement, et puis aussi celle des objets sur lesquels on écrit, et bien sûr celle de la musique… Tiens, par exemple, écrire sur le mainstream. Si t’en parles avec un journaliste comme Christophe Conte, il te dira probablement sans problème que Mariah Carey, c’est de la merde. Que ce n’est pas quelque chose qui est digne d’être critiqué. Moi, je suis d’une génération qui estime que tout doit être critiqué. Pas de la même manière, mais il faut développer un langage critique et théorique sur tous les objets, surtout ceux destinés à la consommation de masse, parce que l’oscillation entre art et commerce n’a jamais été si complexe. Parce que la différence entre l’art pur et le commerce n’a jamais été aussi mouvante et ténue qu’aujourd’hui. Alors qu’il y a quinze ans, c’était encore rigide et impossible à envisager, on s’est mis ces dernières années à écrire sur ces objets-là dans la presse généraliste et spécialisée sans que personne ne se soit vraiment arrêté pour se dire « mais comment on fait pour écrire là-dessus au fait ? » Ce qui est certain, c’est que tu n’écris pas de la même façon sur Ariana Grande, Booba ou Kanye West que tu écris sur un groupuscule indie ou Carl Craig. Je ne suis pas en train de te dire qu’il y a deux pôles. Mais qu’il y a une galaxie d’objets pop différents, et qu’aucun n’est neutre puisque tous appartiennent au monde où ils ont vu le jour.

GONZAI : À force de tout théoriser, on pourrait avoir l’impression que tout se vaut. Voire à se demander si la musique reste encore quelque chose d’important.

Olivier Lamm : La musique, ce n’est jamais “que” de la musique. Et au-delà des considérations esthétiques et de leurs raisons, écrire sur un album mainstream tient politiquement d’une autre geste que défendre un groupe dont tu sais qu’il a très peu de chances de sortir d’une niche fière de son indépendance. Surtout quand tu bosses au service culture de Libé. Quand j’affirme que la musique, ce n’est pas “chouette” mais important, on me dit que je suis un élitiste. C’est la seule manière pourtant de dégager une cohérence entre les champs très différents, parfois contradictoires à tous les niveaux, sur lesquels j’écris. Comment justifier de parler d’un disque d’extreme computer music bruitiste à quelqu’un qui te parle du peuple, ou de Daho à un ayatollah de l’underground qui considère que tu es un social traître qui agit pour le grand capital ? Le paradoxe est insoluble. Le plus désagréable, quand tu te retrouves à défendre en comité de rédaction un article sur un artiste qui te tient à cœur, c’est que tu es considéré comme élitiste alors que t’es celui qui défend des choses minoritaires ou plus fragiles. À l’inverse, on va nous reprocher d’écrire sur des objets très populaires, qui n’ont évidemment pas besoin de nous pour exister. « À quoi ça sert d’écrire sur PNL, alors même que les gens qui écoutent PNL n’en ont rien à foutre de lire des choses sur eux ? » Mais à partir de combien de followers sur Instagram considère-t-on qu’on n’est plus digne ou intéressant d’être critiqué ? Nous on aime PNL, c’est un objet qui nous fait réfléchir et qui nous exalte. Pourquoi ce serait un problème d’écrire sur PNL dans Libé ? Peut-être parce que ce qu’on attend de moi, c’est d’écrire sur Houellebecq et de parler de Daho…

GONZAI : C’est comment d’écrire sur la musique pour Libération ?

Olivier Lamm : C’est marrant. Dès fois, tu fais ton truc un peu pépère. T’écris sur « ton » Daho par exemple. Et puis tu te fais traiter de sale snob par tes collègues. « Daho ? Mais j’ai jamais aimé Daho. C’est trop commercial. » Comme quoi, tout ça est finalement complexe, ah ! ah !

« J’ai l’impression que cette conception de la musique comme un objet à penser est perçue par certains comme de la prise de tête inutile ou de la branlette spirituelle. »

GONZAI : Parlons un peu du milieu des rock critiques. Est-ce que vous vous côtoyez régulièrement ou chacun reste sur ses acquis et ne voit pas la concurrence ? En un mot, c’est quoi l’ambiance générale du truc ? Vous assistez à des petits séminaires sympathiques ?

Olivier Lamm : On ne se parle pas tant que ça. J’ai quand même rencontré des gens que je ne pensais jamais rencontrer, notamment depuis que je participe à La dispute sur France Culture. J’y ai côtoyé Hugo Cassavetti (Télérama), Véronique Mortaigne (anciennement du Monde), et d’autres. Je me suis retrouvé confronté à des façons de penser la musique qui étaient radicalement différentes de la mienne. Et grâce à ça, on grandit. À côté de ça, il m’arrive régulièrement de parler autour d’un verre ou par message avec des collègues avec qui j’ai presque une synergie, une entente. En tous cas des journalistes qui ont un point de vue assez proche du mien sur la musique et sur la manière de la réfléchir, comme Étienne Menu, Agnès Gayraud, Julien Morel, Wilfried Paris, Julien Bécourt, Guillaume Heuguet ou Lelo Jimmy Batista. On parle musique, mais on parle aussi de plein d’autres sujets bien sûr. Même si on n’est pas forcément arrivés tous en même temps dans le métier, j’ai l’impression qu’on a une vision assez similaire de la critique. Et qu’on a tous eu à un moment donné envie de transposer en France des choses qu’on lisait dans d’autres pays. J’ai l’impression que cette conception de la musique comme un objet à penser est perçue par certains comme de la prise de tête inutile ou de la branlette spirituelle. Il y a pourtant beaucoup de détente et d’amusement dans tout ça. La théorie, c’est une discipline très jouissive.

GONZAI : Comment définirais-tu ton style d’écriture ?

Olivier Lamm : Je pense que c’est assez scolaire. Je me sens rarement libre. Je m’amuse peu. C’est assez laborieux. J’ai parfois l’impression de faire une rédaction de troisième, d’être obligé de mettre plein d’informations dans mes textes par exemple. C’est lié à une exigence. Je n’ai pas envie d’écrire quelque chose que je n’aurais pas plaisir ou intérêt à lire. Il n’y a rien qui m’agace plus que la fadeur dans un papier de journaliste. Ce qui fait qu’à une époque, j’avais une fâcheuse tendance à faire des articles un peu Wikipédia. Je me retrouvais souvent avec deux feuillets ultra-denses au final, avec un risque d’étouffer le lecteur. C’est là-dessus que j’ai fait le plus de progrès, je crois. Les infos sont là, mais sont disséminées d’une façon plus harmonieuse.

« On vit une époque où la presse ne jure plus que par les grandes histoires… Si c’est celle d’un mec qui a sorti une cassette en 1983 et qui est mort écrasé par un train, c’est le top.  »

GONZAI : Dans la critique actuelle, n’as-tu pas l’impression que le storytelling supplante la pensée critique ?

Olivier Lamm : On vit une époque où la presse ne jure plus que par les grandes histoires. La baseline, c’est « ça se raconte ! » Parfois au détriment de l’objet dont on parle. Du moment que tu as une histoire. Si c’est celle d’un mec qui a sorti une cassette en 1983 et qui est mort écrasé par un train, c’est le top. C’est un peu le syndrome Robert Johnson qui fait un pacte avec le diable. L’époque ne souffre plus le mystère. Si jamais un artiste choisit de se retirer de la vie médiatique, l’histoire sera celle de sa disparition. J’imagine que c’est une réaction à ce truc complètement infernal où internet et le rythme des parutions sur la musique dictent leur loi. Aujourd’hui, la durée de vie d’un album n’a rien à voir avec celle d’un album des 70’s ou des 80’s. Le schéma sortie-promo-tournée s’est presque évaporé. Maintenant on est dans annonce d’un disque avec une story Instagram – film – premier morceau – deuxième morceau, etc. Ce qui fait que quand l’album sort, il est déjà rincé, et toi t’en peux plus. En tout cas l’effet de surprise est souvent nul. Et j’ai l’impression que la seule chose qui donne du liant à toute cette merde, c’est l’histoire. La story si tu préfères. C’est ce que tu vas vendre à ton rédacteur en chef si tu veux une double page ou être en une du journal. C’est une manière d’inclure ta petite réédition dans le durable, la grande histoire, qui est d’autant plus rassurante à une époque où on a l’impression que tout file et que plus rien n’imprime.

(C) Astrid Karoual

GONZAI : Je te sens un peu nostalgique, là.

Olivier Lamm : Comme la plupart des gens de ma génération. Certains artistes refusent ce jeu mais ils sont une minorité. À une époque pas si lointaine, le seul schéma qu’on connaissait c’était « t’achètes un disque, t’as une pochette, éventuellement une interview, et basta ». Le reste c’était du rêve, de la projection mentale. T’avais beaucoup plus d’espace pour mettre un peu de toi dans l’écoute d’un disque. On est passé de l’ère de la pauvreté à une ère de profusion de disques, mais c’est aussi une ère de profusion d’informations qui fait que pour faire sens, l’information doit se constituer en histoires. Quitte à se perdre. Pour un journaliste musical, relayer l’histoire qu’on te sert, c’est chiant. Je déteste ça. Parce que la seule parade – qu’on pratique à Libé – consiste à faire la critique de l’histoire qu’on t’a racontée. Le plus fou étant que nous sommes très peu à le faire. Je m’étonne que certaines histoires soient à ce point répétées, y compris par des journalistes que je tiens pour intelligents. Un exemple : Les Gardiens de la galaxie. On te dit que c’est un film dans lequel Disney ne croyait pas. Que c’est un petit film de super-héros. Puis que c’est un succès surprise. Et partout, la messe est répétée comme un fait. Alors qu’en vrai, c’est un film qui a coûté le même prix que la super production précédente et que ce qui défile devant tes yeux, c’est un space opera à 200 millions de dollars avec des musiques d’Elton John.

« Parfois, j’ai aussi été déçu. Suzanne Vega avait un balai dans le cul le jour où je l’ai croisée. J’étais tout minot, et très fan de sa musique. »

GONZAI : Avant qu’on se quitte, aurais-tu une anecdote un peu étonnante ? Un interview étrange par exemple ?

Olivier Lamm : J’ai très vite compris qu’intervieweur, c’est un truc assez ingrat. C’est comme passeur de plats dans une table ronde. C’est quelque chose d’assez mal considéré d’ailleurs, sauf quand t’interviewes des gens qui sont hyper étonnés que tu veuilles leur parler. Sinon, il est très rare que le moment de l’entretien soit un moment de communion intense ou de pétage de plomb à proprement parler. Je peux te parler de la mijaurée que j’étais à 19 ou 20 ans, quand j’ai rencontré Royal Trux. Les deux se levaient toutes les deux minutes pour aller aux toilettes et revenait de plus en plus défoncés, j’étais déstabilisé.

GONZAI : Ça va, ça reste sobre.

Olivier Lamm : Oui, parce que je fais en sorte de ne pas aller au conflit. Stephen Merritt des Magnetic Fields ou Will Oldham sont réputés pour te tester. Je peux dire avec un peu de fierté que ça s’est bien passé à chaque fois que je les ai rencontrés. Après, mon genre d’interlocuteur préféré, c’est les théoriciens – qui sont soit eux-mêmes des usines à concepts, ou qui en lisent beaucoup. J’ai aussi eu l’occasion de croiser une idole de jeunesse comme Brian Eno, et là c’est du plaisir pur. C’est hyper fluide, intelligent, brillant. J’ai dû interviewer cinq ou six fois Autechre. Et c’est à chaque fois un réel bonheur. J’ai l’impression qu’on a les mêmes idées arrêtées sur la musique, même s’ils sont évidemment bien plus intelligents que moi. De même Daniel Lopatin de Oneohtrix Point Never, qui a toujours une liste de bouquins de philosophie ou de films obscurs géniaux à te conseiller. Jeff Tweedy de Wilco est hyper touchant. Parfois, j’ai aussi été déçu. Suzanne Vega avait un balai dans le cul le jour où je l’ai croisée. J’étais tout minot, et très fan de sa musique.

« Il sera toujours plus simple d’interviewer un écrivain. Parce qu’un écrivain, son arme, c’est le langage. »

Pour avoir pratiqué les deux, je peux dire qu’il sera toujours plus simple d’interviewer un écrivain. Parce qu’un écrivain, son arme, c’est le langage. Son premier objectif sera toujours d’avoir l’air intelligent. Ce qui n’est pas le cas des musiciens. La majorité d’entre eux s’en fout. Autre enseignement de mon expérience : les Britanniques, qui sont souvent des bâtards dans le business, sont souvent plus drôles, touchants et intéressants que les Américains, parce qu’ils sont capables d’exister face à toi sans leur costume de star. Il suffit de passer deux minutes avec Bobby Gillespie ou Peter Hook pour savoir que les mecs n’ont aucun filtre. On peut peut-être terminer notre entretien avec une petite tranche de vie, non ? J’ai séduit celle qui deviendra ma femme en lui proposant de venir faire une interview de Wayne Coyne des Flaming Lips avec moi. J’avais adoré cette interview. J’étais sorti de là en me disant que c’était la meilleure de ma vie. Puis l’album est sorti et j’ai lu les interviews qu’il avait données. À ce moment-là, je me suis rendu compte que Coyne avait donné les mêmes réponses à chaque journaliste. Peu importe les questions qu’on lui avait posées, il se raccrochait immédiatement à une réponse type qu’il avait évidemment bossé avant. Je l’ai croisé quelques années plus tard à New York dans un magasin de chaussures. Je lui en voulais encore.

GONZAI : Regrettes-tu parfois d’être devenu rock critic ?

Olivier Lamm : Ce que je sais, c’est que j’ai un plaisir énorme aujourd’hui à faire ça aussi parce que je n’écris pas que sur la musique. Sinon, ça me prendrait sûrement bien la tête. Si tu me reposes la question dans une semaine, je te répondrais peut-être différemment, mais au moment où on se parle, je suis très heureux d’exercer ce métier. Il y aura toujours des choses inédites à écrire sur des choses inédites, et ça, c’est très stimulant. Un truc important dont je n’ai pas parlé jusque-là, c’est que la critique est là pour accompagner. Elle a encore son rôle à jouer dans les milieux artistiques et professionnels dont elle traite, au niveau local ou macro. Le rock ou les musiques électroniques ne se seraient pas autant développés s’ils n’avaient pas reçu des critiques pour les commenter, les disséquer en permanence, leur donner des noms, du crédit, une existence… Parfois en grossissant et parfois en passant peut-être à côté, la critique a permis à la musique d’être plus visible et mieux comprise, voire à la musique de se comprendre elle-même. Comme pour la littérature et le cinéma. Il faut que ça continue.

Retrouvez les papiers  d’Olivier Lamm sur Libération.

20 commentaires

  1. j’en pense que effectivement je croise jamais tous ses scribouillard chez les disquaire parisien et sans doute qu’ils reçoivent gratos la plupart des disques.
    Olivier Lamm dans Chronic’art j’etais plutôt fan par contre depuis qu’il ecrit pour liberation et qu’il nous sert la soupe avec panda bear ou Bertrand Belin et consort la je sort mon colt direct

  2. pour conclure ,il n’y a pas tres peu de journaliste musique qui ont leur identité propre , la plupart comme Olivier Lamm ,joseph ghosn et consorts bandent beaucoup trop pour la presse anglo-saxonne ,THE WIRE en tete et sur le net fact mag , the quietus et consorts ,je crois qu’il continu de faire des complexe envers Simon Reynolds et consorts ,j’ai vecu a londres en 2014 et 2015 et j’ai croisé la plupart de la clique pseudo intello bobo hipsters du milieu de la musique de London ,et jre crois que l’on a rien a leur envier et que nous avons en France tous les outils et les artistes pour nous émancipé de cette tutelle anglaise.En matiere de culture musicale j’ai tenu la dragée haute a la plupart des Mickey de THE WIRE et consorts

    1. vazy envoie des noms, d titres d adresses y’avait un mc bain arnaqueur de tout l français tu la rencontrer dans le W9 & Charing Cross habite en haut de feu Bonaparte records,

  3. the wire press des boffios! croisé 2/2 types a L.A. pass gratos a ucla avec r d james b dice sterolab le guy de rt etc etc bagarre dans les teuchios avec un des monter mag, et piqué la caisse,

  4. « En matière de culture musicale ». Ah ah ah ahg ahg ahg ah uhuhuhuhu oohooh ooh aah ahah ihihihihih oho oho oho ahah ahah urghhh aaaaaahhh.

  5. Intéressant, mais encore et toujours des millenials… Quand est-ce que vous faites un survivant qui a déroulé du câble depuis les Années 70, quand les mags spé vendaient à 150 000 ex par mois, avec un taux de pénétration de 9 lecteurs par numéro ? Quand c’était sexe drogues et rock’n’roll, voyages en classe affaire, et journées entières passées avec les artistes (et plus si affinités) ? Qu’on se marre un peu quoi, parce que là, c’est un peu des histoires de séminaristes (all due respect to Mr Lamm).

  6. Pourquoi s’étonner de l’état de la critique aujourd’hui ? D’une forme d’impossibilité de la critique aujourd’hui ?
    S’il y avait des choses passionnantes à dire sur la musique actuelle, ça se saurait : le leurre c’est la quantité qui nous fait croire que quelque chose se passe, et de prendre la critique isolément , dans son impuissance à se faire entendre, à retranscrire quelque chose qui de toute façon n’existe pas.
    Qu’aucun média, à l’heure d’internet, ne fasse plus autorité, c’est une chose. On devrait plutôt s’interroger sur les conditions, aujourd’hui, qui font cette espèce de bruit blanc, où la critique n’a plus rien à dire sur une musique qui elle-même n’a plus rien à faire ressentir, ou si peu.
    On peut aussi accepter, comme dans toutes les formes d’art, qu’il y eut une sorte d’âge d’or (1965-1995 pour aller vite), avec beaucoup de flamboyance, de fric aussi, il ne faut pas l’oublier (comme il est dit dans un des commentaires plus haut), qu’il y eut une évolution de la musique à la fois technologique et culturelle très rapide, une vague d’une telle force, que sur la queue de comète s’agitent encore quelques hipsters, tristes sires des Inrocks, de Libé, de Pitchfork ou de Quietus, dont la flopée de découvertes géniales échappent à à peu près tout le monde (ils ne s’entendent même pas entre eux !).
    Qu’il y ait eut un âge d’or ne veut pas dire, cela dit, qu’il ne puisse pas y avoir des résurgences, tout aussi flamboyantes, voire même des artistes tout à fait nouveaux et scotchants. Un critique peut encore travailler à ces apparitions.

    1. cher Gabriel tu nous dis « S’il y avait des choses passionnantes à dire sur la musique actuelle, ça se saurait  » je suis pas d’accord avec toi ,dans les année 2010 que soit en reedition ou en nouveauté il sort encore presque chaque semaine des disques absolument formidable ,mais qui la plupart du temps passe sous les radars des pigistes lambda de telerama des inrocks et libé et consorts ,le soucis c’est que à mon gout il y a tres peu disque de pop ou rock indé intéressant ,c’est un genre musicale qui a depuis au moins une bonne décennie du mal a se renouveler ,il y a beaucoup de suceurs de roue genre mac de marco ou daughters et consorts.A chaque fois que je fais un tour chez superfly records ou les balades sonores etc je rentre chez moi avec un tas de disques formidables que je connaissais pas ,et notamment du coté de la sono mondiale il y depuis la fin des 90’s des tres grosses tuerie qui sont sortie et continue d’afflué en 2019 .La critique musicale en france est sclérosé et a beaucoup de mal a accompagné l’époque actuelle.Les olivier lamn ,joseph ghosh et consorts fonctionnent en réseau en vase clôt entre eux ,il suffit de lire le slogan de section 26 (Nous sommes Section26, prescripteurs pointilleux et passionnés de l’entre-soi pop moderne since 1991 (et heureux détenteurs du 06 de Lawrence-de-Felt)) l’entre-soi snobinard et conformiste tres parisien entre bicephale consanguin c’est le mal endemique français

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