La critique rock, on l'aime puis on la quitte. Normalien, romancier, responsable du fameux dictionnaire du rock, Michka Assayas a commencé sa carrière de critique rock en poussant au culot la porte de Rock & Folk. Puis s'est barré une fois qu'il estimait avoir tout donné. Entretien avec une anomalie spasmophile.

Dans le milieu, on considère souvent qu’Assayas est un peu le monsieur propre de la critique rock. Un marginal chez les marginaux. Une voix douce, un garçon propre sur lui, des allures de gentleman farmer qui ne ferait pas de mal à une mouche. On est bien loin d’un chroniqueur Gonzo ou d’un critique rock camé jusqu’à l’os. Qu’on ne s’y méprenne pas, on cause d’un homme qui fut l’un des premiers à parler de Joy Division ou de U2 en France. Bref, quoique tu puisses en penser sur ton clic-clac pourri, ce mec en fut et j’avais envie de le rencontrer pour cette série qui touche bientôt à sa fin.

De toute façon, la critique rock, Assayas l’a rapidement plantée après quelques années de bons et loyaux services au débuts des années 80. Et puis, il y est revenu. Souvent. Presque pas de chroniques, mais des articles de fond. Une commande par ici, une autre par là, avant de sombrer dans son grand oeuvre, ce fameux Dictionnaire du rock qui se concentre certes plus sur le factuel que sur la critique mais qui contient aussi des avis tranchés. Pas si facile de quitter ses premières amours lorsqu’on a passé des heures à décortiquer des disques psychédéliques entre 10 et 15 ans.

Me voilà près de Barbès-Rochechouart, un quartier étendard de la capitale. L’homme reçoit chez lui. Beaucoup de livres, et peu de disques offerts à la vue du visiteur que je suis. Pas d’inquiétude me dira-t-il en partant, ils sont entreposés dans une autre pièce.

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GONZAÏ : qui êtes-vous, Michka Assayas?

MICHKA ASSAYAS : Il n’est jamais facile de se définir soi-même, d’autant que j’ai fait d’autres choses que d’écrire sur le rock. Disons que je suis quelqu’un qui a toujours aimé et voulu écrire. Il se trouve que les circonstances m’ont permis de défendre très jeune, au début des années 80, un certain courant, qu’on appelait New Wave ou Post punk. J’étais là au bon moment, et j’avais l’impression qu’il fallait que je fasse connaître ce courant musical qui était ultra obscur, minoritaire et incompris. J’ai eu la chance de le faire dans des journaux qui étaient très lus. Après ça j’ai fait d’autres choses, j’ai publié des récits, des romans… Le reste… Après cette période assez brève de 80 à 85 où j’ai écrit avec passion et contradiction, car j’étais malheureux et en même temps exalté, j’ai continué mais ce n’était pas la même chose.
J’ai ensuite été critique rock occasionnel, mais je répondais plus à la commande. Je ne me suis pas du tout installé dans cette profession. Je n’ai d’ailleurs jamais considéré ça comme une profession, mais comme une occasion de défendre quelque chose qui me tenait à cœur. Et ce n’était pas pour gagner ma vie parce qu’en me cantonnant là-dedans, je n’y serais pas parvenu. Le prix de la pige a dû être divisé par 4 depuis mon époque, je pense. On peut difficilement en vivre désormais. A l’époque où j’étais à Rock & Folk, dans les années 80, on ne savait même pas comment ils calculaient ce qui nous était payé. Mais avec 3 chroniques de disques, je gagnais environ 550 francs, ce qui n’était pas si mal à ce moment-là. Cela doit être à peu près l’équivalent de 250 ou 300 euros aujourd’hui. En tout cas, ça faisait à peu près le même effet. Un pigiste arrivait encore à s’en sortir. Paradoxalement, l’avantage aujourd’hui, c’est qu’un pigiste n’a pas à s’adapter à la demande et jouit d’une plus grande liberté dans ses jugements puisque de toute façon, son travail ne lui rapporte presque rien.

« La critique rock, je dirais que je l’apprécie quand elle est claire, nette et percutante, et qu’elle s’adresse à des gens qui sont déjà un peu informés comme moi »

Il est certain que le rock m’a rattrapé puisque la commande qui était celle du Dictionnaire du rock, que j’ai acceptée parce que j’avais besoin de gagner des sous, est devenu ma nouvelle casquette. Ce n’est pas quelque chose que j’ai désiré. Je ne suis jamais allé voir un éditeur en lui disant « j’ai envie de faire un dictionnaire du rock ». Jamais. Ca fait partie des choses qu’on a pu me demander, que j’ai acceptées. J’ai ensuite transformé cette commande en quelque chose de très ambitieux, de très démesuré, et qui a fini par me définir presque malgré moi. J’ai toujours suivi les courants, et j’ai toujours essayé d’être fidèle à ce qui m’intéressait vraiment, sans m’installer dans une profession toute tracée. Je trouve que la professionnalisation de l’activité de rock-critic est un mal, parce que les gens finissent par écrire tous les uns comme les autres, défendre toujours les mêmes choses, parler des mêmes trucs au même moment, avoir les mêmes goûts. Le critique rock a fini par devenir à mon sens une espèce de conformisme supplémentaire, avec ce dont il faut parler, ce qu’il faut écouter pour être tendance, etc. Et ce n’est pas du tout ce qui m’intéresse.

L’écriture a toujours été quelque chose de très important dans votre vie. Comment a lieu la première bascule vers le monde la critique rock?

C’est très simple, vous savez. Je ne savais pas trop quoi faire. J’étais khâgneux, et je préparais le concours de la rue d’Ulm que je n’ai pas eu. Parallèlement, je préparais Saint-Cloud que j’ai eu. Et là, je me suis retrouvé dans un milieu qui ne me plaisait pas du tout, qui était très communiste, mais communiste chiant. Les profs que j’avais étaient très ennuyeux. Des vieux staliniens. Je serais devenu fou et malheureux si j’étais resté dans ce milieu. J’ai été très pragmatique. Pendant 4 ans, j’ai eu un traitement. Je me suis dit que je devais juste avoir ma maîtrise et passer des concours. Et parallèlement, je vais essayer de faire autre chose et on va bien voir ce que cela va donner. Et là, j’ai eu la chance d’improviser avec bonheur. A 21 ans, j’ai poussé la porte de Rock&Folk. Je vous parle de 1980, une époque antédiluvienne où il n’y avait pas internet et où on ne parlait même pas de médias au pluriel. On a l’impression aujourd’hui a posteriori que R&F était un magazine très installé. Ca l’était, mais en même temps ça fonctionnait comme un fanzine qui vendait à 120 000 ou 150 000 exemplaires. C’était conçu dans les conditions d’un fanzine. C’était de la presse parallèle, on était encore dans le gauchisme.

Donc il y avait ce côté « Ouais, je suis un jeune et je vais proposer mes textes à des mecs un peu plus âgés mais qui sont dans la contre-culture et qui ont les cheveux longs. Je vais rejoindre une bande de marginaux ». A l’époque, mon père disait de moi que j’étais sur rails avec le concours que j’avais réussi. Moi, j’étais super excité et je n’avais pas du tout envie d’être sur rails. J’avais envie d’aller voir les losers, les parias, ceux qui s’étaient mis en marge, et R&F, c’était ça. Pour moi, être publié chez Rock&Folk, c’était beaucoup plus excitant que de publier un roman à la NRF. C’était super prestigieux, on y trouvait par exemple Philippe Garnier. J’aimais pas tout ce qui s’écrivait dedans, mais pour avoir un impact en tant que critique de rock ou reporter, on ne pouvait pas rêver mieux que R&F.

dictionnaire-du-rock-michka-assayas-9782221089545A ce moment là, il y avait Best, R&F, Actuel et quelques autres journaux qu’on a oubliés aujourd’hui, mais on était peu nombreux. Bayon écrivait des critiques dans R&F sous le nom de Bruno T. Il s’occupait déjà du rock à Libération et avait remarqué ce que j’avais fait. Il m’a proposé de faire des choses pour le jounal. C’était fou. Pendant une période, j’avais mon traitement de normalien, j’écrivais dans R&F, j’écrivais dans Libé, j’avais fait aussi des trucs pour Actuel, et j’ai donc eu une sorte de salaire royal pendant quelques temps. Entre 21 et 25 ans, je me sentais le roi du monde.

Sauf que j’avais du mal à défendre les groupes qui me tenaient à cœur : New Order, puis un peu après les Smiths, ou encore Echo and the Bunnymen. Je me heurtais au scepticisme de ma rédaction en chef qui considérait que c’était vraiment des trucs éphémères qui allaient être balayés par l’histoire, que la vraie musique c’était Jimi Hendrix, et que ces groupes étaient des trucs complètement excentriques, des mecs qui faisaient du bruit et leurs intéressants, faisant semblants d’être secoués de spasmes. Tout ça était un peu grotesque, et je me retrouvais marginalisé chez les marginaux. En même temps, cela donnait une certaine pêche, puisque j’avais l’impression que si je n’étais pas là pour défendre ce courant, personne n’allait avoir l’idée d’aller acheter les albums de Joy Division, etc… Et de fait, j’ai été un passeur pour des jeunes gens de ma génération, vers une musique qui a un peu été une des matrices des Inrocks.

« La professionnalisation de l’activité de rock-critic est un mal, parce que les gens finissent par écrire tous les uns comme les autres, défendre toujours les mêmes choses, parler des mêmes trucs au même moment, avoir les mêmes goûts »

Dans votre univers familial, la musique était quelque chose d’important?

Oui et non. Comme vous le savez sans doute, j’ai un frère aîné cinéaste, et on vivait pas loin de Paris, dans la vallée de Chevreuse. Notre mère habitait à Paris, et on avait donc des raisons d’y aller régulièrement. On se précipitait à la Fnac, au magasin Music Action, carrefour de l’Odéon, à Music Box qui était là avant New rose, chez Givaudan. On écumait les boutiques d’import parce qu’on lisait la presse anglaise. On retenait tous les noms qu’on croisait dans le New Musical Express ou dans le Melody Maker. Dès qu’on voyait ces disques pour lesquels on avait vu une critique ou une pub, on allait tout de suite les écouter, et parfois on prenait même le risque de les acheter sur leur pochette. On était jeunes et assez snobs. On cherchait toujours les trucs super underground, pas du tout connus : Van der Graaf Generator, Tyrannosaurus Rex (que personne ne connaissait avant T. Rex), les disques du label Island parce que c’était Island. Parfois on tombait sur des trucs qui allaient devenir énormes, comme King Crimson. Et parfois, sur des trucs comme Quintessence que personne ne connaissait. Par exemple, Nick Drake. A l’époque, on l’avait acheté comme une super obscurité de chez Island. En plus il était mort, c’était bizarre. Enfin voilà, on s’est constitué une discothèque complètement hétéroclite. C’était moins Led Zeppelin que Henry Cow, Hatfield and the North ou Caravan. L’époque était à fond dans les trucs de prog, un mouvement qui était par exemple très implanté dans la vallée de Chevreuse.

Ces groupes font partis de vos premières fascinations de jeunesse?

Mes premières fascinations, c’était bien avant. Comme tout le monde, les Beatles, Dylan, les trucs à la radio. Un copain m’avait offert Good Vibrations des Beach Boys quand j’avais 9 ans et ça m’avait marqué. Je me souviens de tubes à la radio, comme My Friend Jack de Smoke. Dès qu’on écoutait ça à la radio, c’était la délivrance, car on était noyé de Dalida ou de Mireille Mathieu. Cette musique-là, il fallait la chercher. Il y avait très peu d’émissions de rock à la télévision, elles passaient le soir puis elles étaient supprimées rapidement. Pour trouver des trucs obscurs, on écoutait le service de Radio Luxembourg en Anglais pour les troupes de l’OTAN. On écoutait le hit-parade anglais sur les ondes moyennes, avec un côté un peu clandestin qui était super excitant. Mais je ne songeais pas à ce moment-là à en faire une activité et encore moins un métier. Ce n’était pas sérieux. C’est un peu comme aujourd’hui s’intéresser aux mangas. Il y avait un côté activité de jeunes un peu nerds, avec ces gamins qui accumulaient des trucs bizarres. Je pensais vaguement devenir journaliste mais je ne savais pas comment, donc je me suis dit : passer l’école Normale, c’est avoir un traitement assuré. On parlait déjà du chômage et j’avais un peu peur.

Je suis installé dans votre salon à côté d’une mandole. Vous jouez de la musique?

Très peu. J’ai fait un peu de guitare classique, mais très mal. J’ai vite laissé tomber, car j’avais une mauvaise coordination rythmique. J’étais plutôt handicapé. Et puis ça me paraissait vachement hasardeux. J’avais l’impression que faire ça en français, c’était complètement voué à l’échec, et ridicule. On était des ploucs et il y avait un complexe total par rapport à l’idée de « faire du rock ». Et dans les faits, c’était beaucoup plus facile d’écrire, puisque ça, je savais le faire. Faire de la musique? Mais pour qui? Dans quelle salle, Comment? C’était super risqué, et vu les goûts des gens autour de moi qui ne connaissaient rien de ce que j’écoutais, je me disais que de toute façon, ça n’intéresserait personne. J’étais très défaitiste par rapport à ça mais je me suis quand même un peu amusé sur le tard à faire de la musique, oui. Le seul instrument que j’ai l’impression de maîtriser un peu, c’est le ukulélé.

« Je croyais beaucoup à cette idée que dans la musique, ceux sont les plus jeunes qui ont raison. C’est un peu la mythologie des Inrocks et de Jean-Daniel Beauvallet. J’en ai vite fait le tour, de cette idée. Lui continue à s’y accrocher, à mon grand scepticisme »

A quel moment vous êtes-vous lancé dans l’écriture de votre premier roman?

C’est arrivé très tard, car je pensais que je n’avais rien à dire. Je ne savais pas quoi écrire, sur quoi…C’était hors-sujet. Au fond, quand j’y repense, j’ai l’impression d’avoir appris artisanalement un métier. J’ai toujours été très choqué par ce mépris dans lequel certains écrivains tiennent le journalisme en disant que c’est un sous-genre, que ça n’a pas de noblesse, etc. Et moi je pense le contraire. Être contraint à certains formats, devoir rendre sa copie dans les temps, c’est très stimulant. Vous vous rendez vite compte de ce qui est bon, de ce qui ne l’est pas puisque tout de suite c’est publié et vous en avez des échos. Il y a une interactivité qui s’établit immédiatement avec le lecteur, et ça, c’est quelque chose que je n’ai jamais oublié quand j’ai écrit mes propres livres. J’ai toujours essayé de ne jamais être complaisant, je n’ai jamais considéré que ce que j’écrivais était forcément intéressant puisque c’était personnel. Loin de là. C’est pour ça que j’ai écrit au début des livres très courts. Ils n’ont pas été très populaires mais ils ont eu un petit public, et puis ils ont laissé une trace.

Mais c’est arrivé très tard, vers 30-31 ans. J’ai publié Les années vides, un récit paru dans la collection l’Arpenteur de Gallimard. Une collection connue parce que c’est là que Philippe Delerm a publié La première gorgée de bière. Et Christine Angot y a fait ses débuts aussi. A l’époque, je considérais que c’était une activité tout à fait différente. Le rock c’était sympa, ça m’avait donné l’occasion d’apprendre à écrire avec une certaine économie de moyens, en essayant d’être clair, concis, de bien me faire comprendre. Bref, de ne pas être de l’école Gonzo qui n’était pas du tout mon truc. C’était un peu la mode quand j’ai commencé à écrire de faire du Philippe Garnier, un peu comme Laurent Chalumeau, etc…Manœuvre qui inventait des histoires complètement fausses, du genre « j’ai une groupie sur les genoux ». Ca m’énervait.

« Les jeunes gens modernes, les couleurs fluos, les années 80, l’arrivée de Bernard Tapie…Tout ça, c’était assez sinistre»

Moi j’étais plutôt du côté chiant, grisaille post-punk, noir et blanc, austère. Je lisais Cioran. Il y avait un côté « le monde est pas marrant et on n’est pas là pour faire les zouaves. On est en train de vivre une période sinistre, et les lendemains ne vont pas chanter, alors sachez le. Et essayez d’ouvrir les yeux car il y a des groupes qui sont en train d’annoncer ça ». J’étais plein d’énergie et de joie de vivre, tout en sachant que l’époque était atroce. J’étais à contre-courant du côté « c’est super, tout le monde va monter son entreprise ». Les jeunes gens modernes, les couleurs fluos, les années 80, l’arrivée de Bernard Tapie… Tout ça, c’était assez sinistre. J’étais très opposé à tout ça, et très agacé. C’est d’ailleurs là-dessus que je me fritais avec mes aînés d’Actuel. Bizot de son côté était surexcité par la création du moindre collectif à Toulouse. Il y avait pourtant des trucs géniaux à l’époque, comme Basquiat. Mais moi, à tort ou à raison, j’étais persuadé que cette énergie que je pouvais apprécier dans d’autres domaines menait à une sorte d’impasse. Elle est d’ailleurs retombée. Elle était très liée à la drogue, à la coke, à l’autodestruction. Je savais que derrière cette époque super souriante, super dynamique, super active, il y avait un truc complètement effrayant qui se préparait. Ca n’a pas manqué avec le sida notamment. Tout s’est effondré. Du coup les gens super pessimistes comme moi se sont vus accorder une sorte de brevet de lucidité. Un peu le côté « avoir raison trop tôt ». Rétrospectivement, je suis plutôt fier de ça. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé quand les gens des Inrocks sont venus me voir puisqu’en 1986, Christian Fevret, Jean-Daniel Beauvallet, m’ont proposé d’être un des premiers chroniqueurs aux Inrocks, ce que j’ai fait parallèlement à Francis Dordor, François Gorin, Laurence Romance,…Entre 88 et 91, j’étais un des premiers critiques de rock à écrire sur d’autres choses que le rock. Je pouvais parler du défilé de Jean-Paul Goude pour fêter la révolution française, de Thomas Bernhard, etc… Et c’est quelque chose qui n’existait pas vraiment en France dans la presse rock.

Je suis retombé récemment sur très long papier que vous aviez écrit pour les Inrocks sur les Beach Boys et Brian Wilson, leur leader malade.

C’était une très longue interview, en 1992, réalisée grâce à Christian Fevret, qui s’était mis en quatre pour trouver son contact. C’était quelques années après un come-back raté de Brian Wilson. Il ne faisait plus rien, son album suivant venait d’être refusé par la maison de disques qui ne voulait pas le sortir. Et j’étais très surpris car Fevret, je ne sais trop comment, était parvenu à rentrer en contact avec un avocat, et il m’avait demandé si cela m’intéresserait d’aller interviewer Brian Wilson. J’étais ravi. Je me suis retrouvé à Malibu, avec Eric Mulet le photographe des Inrocks. On a passé 3 journées mémorables.

A l’époque vous écoutiez des trucs sombres dans une période pourtant assez positive économiquement parlant. Bien plus que celle que nous vivons actuellement, non?

La période était surtout beaucoup plus énergique. L’énergie de secouer les consciences, de dire aux gens « ouvrez les yeux, soyez lucides », ce n’est pas rien. On avait des obstacles à franchir. Le problème aujourd’hui, c’est contre quoi se battre? Puisque de toute façon, tout le monde dit que tout est catastrophique, que tout est nul, qu’il n’y a plus rien, etc…Il y a un tel cynisme accablé, presque tranquille, que c’en est désarmant.

Paradoxalement, on a même l’impression que les protest-singers ont disparu.

Bien sûr, car contre quoi protester? La société proteste suffisamment contre elle même en se détruisant. J’ai une vision assez nette là-dessus. Je pense qu’on est dans une période d’autodestruction qui n’exclut pas des moments d’euphorie. Il y a quelque chose d’assez guilleret là-dedans et on explore des choses très extrêmes, ce qui n’était pas le cas dans la période où j’étais critique rock, puisque ces expériences extrêmes étaient le propre de milieux marginaux et étaient considérées comme des manifestations d’excentricité. Aujourd’hui, les gens qui déforment leur corps ou se tatouent de la tête aux pieds passent à la télévision et c’est considéré comme normal. Si on avait parlé de mariage gay il y a 30 ans, les gens nous auraient considérés comme complètement fous. On aurait parlé de décadence, de Sodome et Gomorrhe et on aurait eu droit à des grandes tribunes outrées de Louis Pauwels dans le Figaro magazine. Désormais, même ceux qui sont contre argumentent pour expliquer leur position. La société a radicalement changé, et de fait, c’est la fin d’une civilisation. Même le front national devient cool par rapport à certains sujets de société. Ca me fait rire, quand on voir d’où ils viennent.

A l’époque les médias n’avaient pas encore pris le pouvoir partout. Quand j’ai commencé, le rock, c’était un truc de petit comité. Appelez-ça comme vous voulez, underground ou que sais-je, mais c’était un truc de snobs, de happy few. En plus, on se payait le luxe d’être opposés les uns aux autres. Le mec qui n’écoutait pas Joy Division était un pauvre connard. Je n’avais pas de temps à perdre avec lui. On pouvait se payer le luxe de mépriser celui qui écoutait Tuxedomoon car il y avait des micro-tendances. Je n’étais pas du tout opposé à l’idée que ces groupes que j’aimais deviennent populaires. C’est pour ça que j’écrivais, je voulais qu’ils soient connus.

« Pour moi qui venais de l’underground et qui me suis accroché au wagon du rock indépendant, le rock était un truc qui existait hors des médias, de la promo et du marketing. Ca, c’est clair et net »

Mais ce qui était étranger à ma perception, c’était le mélange du rock, de la communication et du monde du commerce. Ca, c’est quelque chose que j’ai vu apparaître dans d’autres musiques, et qui très vite a concerné le rock, y compris le rock indépendant. On le voit maintenant avec des chansons utilisées dans des pubs, etc…Je ne veux pas être pudibond : c’est une très bonne chose que plus de musiciens gagnent leur vie car avant ils crevaient de faim, à part ceux pour qui ça marchait très fort. Mais, et c’est un peu ce qu’on voit dans d’autres domaines, quand les gens du commerce sont en amont de tout, pour moi c’est un dévoiement. Les grandes choses se sont faites parce que les gens y croyaient déjà eux-mêmes, et non parce que des marchands souhaitaient les vendre.

Les musiciens se disaient « ça marchera, ça ne marchera pas, peu importe. Si on trouve un gars qui arrive à nous vendre, ce serait génial ». Mais cela se faisait de manière pragmatique, c’était bricolé, et le marketing était intuitif. On n’avait pas besoin d’aller dans des écoles de commerce qui coûtaient bonbon pour apprendre à vendre des yaourts. A mon époque, les métiers du commerce étaient de toute façon méprisés. C’était les fils de famille tarés qui faisaient HEC, on était très condescendant par rapport à eux, alors qu’aujourd’hui, ce sont des dieux. Pour moi qui venais de l’underground et qui me suis accroché au wagon du rock indépendant, le rock était un truc qui existait hors des médias, de la promo et du marketing. Ca, c’est clair et net. Je fantasmais ces groupes comme des mecs complètement isolés dans des communautés autarciques. J’avais l’impression que Morrissey et Johnny Marr vivaient loin de tout. C’était un peu une légende…Morrissey dans sa chambre de bonne qui écrivait ses poèmes, et Marr qui venait gratter à sa porte. Puis Rough Trade qui entendait ça par hasard. J’étais bien sûr naïf, car ces mecs-là étaient aussi ambitieux que d’autres en réalité.

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Une ambition qui se concrétise désormais via les reformations à la chaîne de groupes nés dans cette période là. Les Smiths mis à part pour l’instant.

Absolument. C’est la cruauté du rock. C’est un peu comme moi par rapport à la critique rock. J’ai eu quelque chose à dire pendant quelques années. Voilà. Et après j’ai arrêté parce que j’estimais que je n’avais plus rien à dire, que les temps changeaient et qu’il fallait que ce soit d’autres qui en parlent. Je croyais beaucoup à cette idée que dans la musique, ceux sont les plus jeunes qui ont raison. C’est un peu la mythologie des Inrocks et de Jean-Daniel Beauvallet. J’en ai vite fait le tour, de cette idée. Lui continue à s’y accrocher, à mon grand scepticisme.

Surtout qu’aujourd’hui, le problème avec les jeunes qui font du rock, c’est qu’ils font du rock de vieux, donc ça n’a la plupart du temps aucun intérêt. C’est un peu comme les groupes de jazz à mon époque. Mon fils a 22-23 ans. Le rock, il connaît ça de loin. Pour lui, c’est des trucs un peu « old hat ». Il est DJ, fait de l’électro, etc…Si j’avais son âge aujourd’hui, je pense que je serais comme lui. C’est-à-dire que le rock m’intéresserait culturellement, un peu comme quand on va voir des vieux films ou qu’on découvre d’anciens cinéastes passionnants. Le problème de ces groupes qui se reforment, c’est qu’ils ont eu des choses à dire pendant très peu de temps. Pour Jesus and Mary Chain par exemple, ça a dû durer deux albums et demi, et ensuite ils se sont imités eux-mêmes. C’est la fameuse citation qu’on prête à Picasso : imiter les autres c’est bien normal mais s’imiter soi-même, quelle pitié. Imiter les autres, c’est comme ça qu’on fait de la musique, ça c’est bien, mais se survivre en permanence, c’est problématique.

Maintenant, si on prend les groupes très anciens comme les Who, etc, qui de fait, ont créé presque des continents dans le rock, c’est assez différent. Qu’ils se célèbrent eux-mêmes en montrant qu’ils y croient encore, c’est assez émouvant. J’ai vu les Who il y a quelques années, et c’était bouleversant parce que les mecs se présentaient comme des vieux dans leur jardin. Les Stones, pareil. Je les ai vus pour la première fois de ma vie il y a quelque mois, et j’ai été subjugué. Au fond, ils ont assimilé leur propre place dans l’histoire. C’est-à-dire qu’ils ont fait un concert des Stones comme une reconstitution historique. Et c’était comme des comédiens qui ont joué Shakespeare et qui le rejouent 50 ans après. Sauf que c’est eux qui ont créé la pièce. Là, c’est presque du patrimoine vivant. Il y a un côté « putain, qu’est-ce que c’était bien ».

« Je me foutais complètement des groupes britpop. C’était sûrement très bien mais c’était de la pop, et une certaine variété. A ce moment là, je me suis dit que mon histoire avec le rock était finie »

Dans le cas de Jesus and Mary Chain, s’ils refont « Psychocandy » à l’identique (NDLR : ce fut le cas lors de leur concert en décembre à la Cigale, Paris) 30 ans plus tard, pourquoi pas, parce qu’eux aussi, ça appartient à l’histoire. Par contre s’ils prétendent, sans y arriver, faire quelque chose de nouveau en montrant qu’ils évoluent, ce sera un échec. C’est tout le problème de U2 par exemple. Ils sont arrivés dans une impasse au milieu des années 90, et la seule manière qu’ils ont trouvée pour se renouveler, c’est de retourner aux sources. Avec des réussites hasardeuses. Un coup ça va, un coup ca ne va pas du tout. C’est très difficile de se survivre.

Votre rapport à la musique a du être complètement modifié lorsque vous avez commencé à écrire le dictionnaire du rock, non? Le rock devenant presque un objet d’études.

Complètement. C’est-à-dire que je m’aperçois rétrospectivement que j’ai commencé à travailler sur le dictionnaire du rock au moment où le magazine anglais Mojo est apparu. C’était concomitant. Mojo, c’est le premier magazine de rock qui a considéré que parler de rock tous les mois, c’était revenir en arrière, et revisiter l’histoire en l’approfondissant et en essayant de combler les lacunes qu’on avait. C’est un mouvement que j’ai vu commencer au début des années 90. A ce moment là, on disait déjà que le rock était mort. Après Nirvana, il n’y a plus eu grand chose. Radiohead, d’acord, mais on était quand même plus dans les raves, la house, la techno, etc…C’était plus là que ça se passait. Le rock de ces années là n’était pas très intéressant en réalité. Il y avait de bons groupes, mais je me foutais complètement des groupes britpop. C’était sûrement très bien mais c’était de la pop, et une certaine variété. A ce moment là, je me suis dit que mon histoire avec le rock était finie, et qu’il fallait quand même que j’en tire quelque chose car les gens avaient jeté mes articles en jetant leurs magazines, etc… J’étais un peu paniqué, et je me demandais à quoi j’avais bien pu gâcher ma vie, ma jeunesse, à écrire des trucs dont plus rien ne reste. J’avais envie qu’il en reste quelque chose, surtout pour les gens plus jeunes à qui on raconte n’importe quoi.

Aujourd’hui, ce que racontent les gens qui représentent le rock dans les médias est d’une piètre qualité. En gros, ils peuvent raconter ce qu’ils veulent puisque personne n’y connaît rien. J’ai eu envie de faire un truc qui démocratise le savoir le plus spécialisé rock. Qu’on ne soit plus les happy few en train de se dire « Ah, Nick Drake, c’est génial, quel dommage que les gens aient des goûts de chiotte… », mais raconter Nick Drake aux plus jeunes en travaillant sur nos archives. J’ai archivé toute ma collection de New Musical Express, tous mes Q, mes coupures de presse de Libé. Archiver tout cela m’a pris des mois. Mon côté chartiste probablement, et à partir de cette documentation d’avant l’internet, je suis arrivé à constituer une sorte de banque de données que j’ai mise à contribution pour faire le dictionnaire du rock avec mon équipe.

« Le rock, c’est comme le vin, le terroir a beaucoup d’importance »

On était une douzaine, et j’ai dû en écrire 20 à 25%, mais j’ai mis ma patte partout. J’ai réécrit certains articles, j’en ai relu d’autres, etc…Je l’ai fait à ma façon. Et je voulais faire un truc qui ne soit pas un livre de critique rock mais un livre de vulgarisation fait par des gens qui aiment ça, qui ont une opinion, qui ont une esthétique, une vision de la chose, mais qui ont connu le truc et qui racontent comment ils l’ont vécu. C’était très important pour moi de montrer que ça s’inscrivait dans une histoire, et que la musique qu’on faisait dans un garage dans l’Oregon en 1967 quand on avait 16 ans et qu’on était dans un lycée de banlieue n’était pas la même que celle qu’on faisait dans une usine désaffectée de Manchester 10 ans plus tard, même si ça pouvait y ressembler. Le rock, c’est comme le vin, le terroir a beaucoup d’importance.

C’est peut-être lié au marxisme qui prédominait dans ma jeunesse, mais il y a des conditions économiques, sociales, qui déterminent ce qu’on produit. Il y a le rock bourgeois, le rock moyen bourgeois, le rock urbain, le rock campagnard, etc.. Ce n’est pas la même chose. Ca aura beau être les mêmes accords, la même source, les mêmes façons de chanter et tout ce qu’on voudra, ça ne transmet pas la même chose. Ca, j’y crois. Et je l’entends. Après il existe des cas particuliers. Il y a des gens qui ont des univers intérieurs, d’autres qui sont capables de vous faire imaginer les Appalaches en venant de Lituanie, mais fondamentalement, je crois qu’il y a quelque chose de lié à l’enfance, à la jeunesse, aux parents qu’on a eus, aux copains, aux filles, à la sexualité…Toutes ces choses-là jouent. Et c’est ça qui me chagrine souvent dans la façon dont on décrit le rock aujourd’hui, c’est qu’on le décrit comme un produit de consommation éphémère, sans chercher à comprendre quelle est son âme. Remarquez, le problème, c’est peut-être que bien souvent il n’en a pas.
J’ai toujours cherché à rendre compte de l’âme de la musique. Et puis en faisant ce livre, je me suis rendu compte que je n’y connaissais rien, qu’un groupe venait de Manchester alors que j’étais persuadé qu’il venait de Londres, que des groupes étaient américains alors qu’ils étaient écossais,…Enfin, des trucs assez incroyables. Je me suis rendu compte que je connaissais à peine 5% du truc alors que j’avais écrit dessus pendant des années. Je connaissais très peu la musique noire, alors j’ai pris des gens qui connaissaient ça mieux que moi.

C’est vrai qu’on vous imagine assez mal fumer un gros joint en écoutant un album reggae de John Holt ou Ken Boothe.

Ah mais détrompez-vous, à l’époque punk, on écoutait beaucoup de reggae. C’est une des sources des Clash, tout le monde le sait, mais aussi de PIL, des Slits, même des Young Marble Giants. Stuart Moxham était un fana de reggae, mais ça n’avait rien à voir avec le côté festif, bêta, genre Yannick Noah de cette musique aujourd’hui. Culture, Burning Spear, j’adorais… Le dub, ça a été super important. Je n’ai jamais pris de drogues. J’ai ce côté Mr Clean. Enfin Monsieur propre, là. J’assume totalement, parce que je suis assez fou comme ça. Je suis tombé dedans à la naissance comme Obélix, et je suis complètement halluciné tout seul. N’oubliez pas que j’ai écouté plein de disques psychédéliques entre l’âge de 10 et 15 ans : Gong des après-midi entières… Pour moi, l’hypnose, c’est écouter un truc pendant deux heures en étant couché dans mon salon. Et ça me suffit. En plus j’ai une nature spasmophile et les drogues me donnent l’impression que je vais crever, alors…

Franchement, vous pensez que la critique rock a encore une utilité en 2014?

Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question. J’en lis très peu désormais. Je feuillette Mojo ou Uncut pour trouver des albums, etc, puis je vais sur Spotify pour écouter des trucs, mais non, je lis très peu de critiques rock. C’est-à-dire que le monde a changé. J’ai commencé à être critique rock dans un monde déjà finissant, mais dans ce monde là, on exerçait une fonction. Les grands journaux parlaient très peu de rock. Avant 81 et l’arrivée des radios libres, les grandes radios périphériques n’en passaient que le soir. Et encore, certaines choses très limitées. Les gens lisaient peu l’anglais, il n’y avait pas internet…Pour savoir ce qu’il se passait, on était obligé de lire Rock&Folk. Simplement pour savoir si Bruce Springsteen avait fait un nouveau disque, par exemple.

IMG_4650-copy-1Si on ne lisait pas Rock&Folk, c’était difficile de le savoir. Les gens y allaient donc parce qu’il y avait une utilité pratique. En plus de cette utilité, les lecteurs trouvaient des personnalités, des gens qui mêlaient un peu leurs vies à tout ça, qui évoquaient des voyages, des rencontres, racontaient ça à leur sauce, et leur faisaient miroiter un autre monde qui à ce moment-là n’apparaissait pas dans la vie quotidienne. Ca m’a frappé, car il y a 20 ou 25 ans, on avait MTV quand on attendait à La Poste ou chez EDF. Alors que c’était un truc complètement impensable il y a 35 ans. La musique n’était pas partout. Si vous vouliez écouter un disque, vous alliez à la Fnac et voilà. Vous n’aviez pas Franz Ferdinand en musique d’attente quand vous tombiez sur le standard téléphonique d’une compagnie d’assurances. C’était inconcevable.

Il fallait aller chercher la musique, fouiner. Et encore, ce qu’on trouvait n’était pas forcément ce qu’on aurait voulu trouver. Il y avait une sorte de quête, les gens se passaient le mot « Ecoute, j’ai découvert un truc, etc… » . Aujourd’hui, il y a une sorte de dilution de la musique qui n’existait pas. Les critiques avaient un rôle de grands frères. Des sortes de grands prêtres qui avaient accès au savoir, qui recevaient les disques avant tout le monde…On faisait rêver le mec de Vesoul qui ne pouvait pas s’acheter le Young Marble Giants, tu vois. C’est pour ça que les critiques avaient ce prestige. J’ai commencé à voir ça décliner au milieu des années 80, avec l’arrivée du top 50, des enfants du rock…Le nouvel Obs, Paris Match, le matin de Paris qui n’existe plus, commençaient à parler de plus en plus de Sting, d’Elton John, de Rod Stewart, de Genesis, etc… Des radios comme NRJ diffusaient un rock de grande consommation genre Dire Straits, tout ça. A fond et à en dégouter des gens comme nous qui cherchions autre chose. C’est à ce moment là que les Inrocks sont arrivés. Ils ont mis en avant l’écriture, sauf que leur force selon moi, ce n’était pas les chroniques de disques mais les grandes interviews. Les chroniques de disques étaient malgré tout intéressantes parce qu’il y en avait beaucoup, et que ça donnait des tas de noms qui pouvaient intéresser les gens. Mais sans vouloir être désagréable, les gars qui les écrivaient n’étaient pas des grandes plumes. Ils ont joué un rôle, mais pas comme Garnier ou Chalumeau. Même Jean-Daniel Beauvallet, Serge Kaganski, Christian Fevret ou Emmanuel Tellier, je n’ai pas l’impression qu’ils aient cherché à s’inscrire dans le panthéon de la critique rock. Je ne sais pas…Mais peut-être voyez-vous ça autrement que moi?

J’appréciais beaucoup l’écriture de Serge Kaganski ou de Gilles Tordjman, des gens qui parlaient finalement assez peu de musique.

C’est vrai, oui. Ils avaient un style assez sobre, et Gilles voulait écrire des livres. Du point de vue de la critique rock, les Inrocks étaient dans notre sillage. Et ils n’ont pas inventé une autre forme de critique rock. Ils ont inventé un bimestriel génial qu’était Les Inrocks avec ces photos en noir et blanc. C’était un acte esthétique, une façon de tout à coup inventer autre chose par rapport à la musique et d’affirmer haut et fort un goût qui n’était pas le goût de la majorité. Et ça, c’était nouveau, parce que Rock&Folk avait un côté panneau d’affichage tous azimuts, allant des fous du folk à Yves Adrien, en passant par Ardisson, Karl Zéro…Il n’y avait pas de ligne dans R&F. R&F, c’était comme la Fnac. Pour savoir ce qui était sorti, on achetait R&F. Même s’ils ne parlaient que très peu des imports. C’est pour ça que je n’ai pu parler de Joy Division qu’en 1981, quand Virgin France a sorti les albums qu’on ne trouvait qu’en import avant. C’était une absurdité, mais c’était comme ça. En le lisant, on passait certains trucs parce qu’on s’en foutait, et on s’arrêtait sur les trucs qui nous intéressaient. On faisait son marché dans ce magazine.

« Les Inrocks sont donc arrivés, et ils ont segmenté. Et après, les années 90 ont présenté de nouvelles segmentations »

Alors que les Inrocks imposaient une ligne, il y avait des groupes dont ils ne parlaient absolument pas. Au début, c’était plus à raison qu’à tort, puisqu’ils ne parlaient pas d’Elton John ou de groupes qui n’avaient pas d’intérêt pour un plus jeune public, mais ça les a fermés à une certaine musique peut-être plus consensuelle, dans laquelle il pouvait aussi y avoir des choses intéressantes. Il y a des gens pour qui savoir ce que vaut le dernier Clapton, ben pourquoi pas, ce n’est pas inintéressant. Jamais les Inrocks n’auraient parlé de ce type.

Les Inrocks sont donc arrivés, et ils ont segmenté. Et après, les années 90 ont présenté de nouvelles segmentations. Longtemps après, il y a eu Magic. En même temps il y avait ceux qui n’écoutaient que du métal, ceux qui n’écoutaient que tel ou tel genre, la fusion ou que sais-je…Du coup, la critique rock ne pouvait pas avoir le même impact car elle était diluée. Bernard Lenoir a réussi à continuer à avoir un impact, mais plus comme une sorte de passeur, parce qu’il avait accès à des tas de choses, qu’il organisait ses Black Sessions, etc.. Il était un acteur du truc. Et il pouvait s’appuyer sur son média, la radio. Il pouvait faire écouter les groupes dont il parlait, contrairement à nous, car il n’y avait pas de streaming à ce moment-là bien sûr.

La critique rock, je dirais que je l’apprécie quand elle est claire, nette et percutante, et qu’elle s’adresse à des gens qui sont déjà un peu informés comme moi. Je lis la petite brève sur le 25ème album de Wire, voilà, il y a trois étoiles et demi, on me cite deux ou trois bons morceaux, on me dit qu’il y a une nouvelle guitariste, tel producteur, et voilà, ca me va et ça me suffit. Je vais aller voir sur Spotify à quoi ça ressemble, et si ça me plaît, je l’achèterai peut-être chez Gibert lors de mon prochain passage et je l’écouterai en voiture.

Vous achetez donc encore des disques?

Oui, évidemment. Mon Virgin Mégastore de Barbès s’est transformé en Gibert et c’est encore mieux – même si celui de l’Odéon est indépassable. J’achète des Cds. Assez rarement des vinyles car je n’en vois pas trop l’intérêt à vrai dire – on ne peut pas les écouter en voiture. Et ces histoires de chaleur du son, c’est vrai, bien sûr, mais il ne faut pas pousser le fétichisme trop loin. On a tous eu des révélations en écoutant des trucs sur des systèmes pourris.

Une anecdote pour terminer?

(Il réfléchit).. Je me suis retrouvé à faire un voyage dans une camionnette obscure avec Morrissey et Johnny Marr pour un concert dans un bled qui s’appelait Loughborough, assis par terre sur la tôle ondulée. Comme dans un fourgon de police, sans lumière. Ca m’avait frappé, on était là et on n’avait pas dit un seul mot. Et puis Martin Hannett, qui m’a fait écouté chez lui Ceremony de Joy Division avant que ça sorte. Il était complètement fou et vivait dans un endroit qui ressemblait à un entrepôt où il y avait que des trucs défoncés partout. Il faisait -10 là-dedans et on était assis sur un canapé complètement défoncé. Il avait des immenses enceintes qui ressemblaient à des calorifères, sauf que ce n’était pas des calorifères mais des enceintes extra-plates, noires grillagées. C’est presque tout ce qu’il y avait dans la pièce. Il m’a fait écouter à fond la caisse Ceremony, c’était dément, j’avais l’impression de vivre un moment historique – et c’était le cas. Puis il est parti se faire une ligne.

Photos : Astrid Karoual

16 commentaires

  1. Pour ceux que ça intéresse, il y a un livre qui compile les articles de Michka Assayas, dont la formidable interview de Brian Wilson.
    Comme ça, en passant.

  2. Le prochain (ou le sixième), ce sera Thomas Burgel ?
    Pour savoir comment il fait pour dénicher un disque fascinant, vital & passionnant tous les 3 jours.

    Ceci dit, excellente série d’entretiens !

  3. Excellent entretien avec un monsieur très intéressant. J’ai encore sa douce voix en tete , pour l’avoir écouté je ne sais combien de fois pendant l’émission de Lenoir , avec mes potes on enregistrait , on ré-ré-écoutait , on décortiquait , on « commentait » , c’était génial tout simplement d’etre là à les entendre parler musique de qualité (Assayas , et Cassavetti également , Lady Barbarian , j’en oublie).

    Elle est très bien cette série d’interviews , j’ai toujours le palpitant qui s’excite quand je vois qu’il y a un nouvel épisode.

    Pourvu que ça dure , ne vous arretez pas à 5 , s’il-vous-plait…..

    (Une interview de B. Lenoir , ça pourrait etre sympa )

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