Pour sa septième édition, l’excellent festival d’Automne en Normandie avait décidé de rendre hommage au père de la musique concrète en invitant celui qui ressemble désormais davantage à Santa Claus qu’à l’auteur de « Psyché Rock ». À 85 ans, Pierre Henry s’était donné comme objectif de revisiter sa carrière avec une création originale nommée « Le Fil de la vie », qui eut surtout pour résultat de le faire perdre. Récit d’une soirée dans un trou noir. Ou normand.

Sur le papier, c’est vendu en toute honnêteté comme un événement. Et à vrai dire, c’en est un. Pierre Henry, à l’aube d’une vie elle-même très concrète, doit se produire dans le cadre du très respectable festival pluridisciplinaire d’Automne en Normandie, où l’on a déjà croisé par le passé Philip Glass, Michael Nyman ou encore Steve Reich. Pas le genre de festival subventionné en vain, ayant surtout parmi ses missions de sortir du ghetto culturel l’avant-garde et les musiques savantes, avec une exigence pop. Un festival accessible à tous, donc.
Sur ce thème, le dossier Pierre Henry ne se compose pas de trois feuilles volantes. Sans refaire l’histoire du vieux barbu diminué – il ne se déplace plus qu’en chaise roulante – difficile de ne pas parler du compagnon de jeu de Maurice Béjart sans évoquer sa « Messe pour le temps présent », l’emprunt de Psyché Rock pour le générique de Futurama, sa collaboration avec Spooky Tooth (« Ceremony », 1969), sa discographie ininterrompue depuis 1949 ou encore ses étonnantes annonces sonores composées – véridique – pour le tramway de Mulhouse en 2006. Pour plus d’infos, merci de consulter la brochure touristique. On retiendra juste que c’est avec une certaine émotion que je prends le train de 18 h pour Rouen, où Pépé doit ce soir jouer dans un 106 flambant neuf, SMAC à la programmation impeccable ; un peu comme si Paris avait eu les moyens d’offrir une salle publique digne de ce nom aux moins de trente ans. Comme c’est un vaste sujet et que ce n’est pas le propos de cet article, ne comptez pas sur moi pour évoquer ici le mausolée de la Cité de la musique, trop occupée à organiser des colloques autour de « la question de la nouvelle place du rock dans le monde des musées et des expositions » pour se rendre compte que le monde ne s’est pas arrêté avec la séparation de Noir Désir – ce serait presque l’inverse. Fin de diatribe.

Contrairement aux autres spectacles à l’affiche d’Automne en Normandie 2012, le jeune public semble s’être ce soir déplacé en masse, preuve que Pierre Henry reste cet aimant à curiosités capable de mobiliser de 7 à, euh, 85 ans. Tellement excité que j’en oublie de regarder la brochure pour savoir ce qu’est précisément ce « Fil de la vie » crée cette année à la demande de – merde – la Cité de la musique. Mais voici ce que dit la fiche descriptive : « [le Fil de la vie c’est] l’occasion de revenir sur une vie et une carrière passionnantes, par un ‘voyage d’introspection’ d’un genre un peu particulier, une sorte d’autobiographie musicale puisque cette nouvelle œuvre prendra la forme d’une mosaïque remaniée de l’ensemble de ses recherches antérieures. » En gros : un best-of de Pierre Henry joué par Pierre Henry. Étant entendu que l’association de ces termes est tellement stupide – variante : une mixtape de John Cage – qu’on préfère encore ne pas savoir à quoi s’attendre, je patiente jusqu’à l’heure dite en déambulant dans le fumoir, puis en obtenant cinq minutes d’interview avec le jeune directeur du festival, Robert Lacombe, dont c’est la première édition en tant que chef d’orchestre : « Avec Pierre Henry, on est avec le père de toutes les musiques électroniques, m’explique-t-il, avec un public majoritairement jeune, donc on peut se dire qu’effectivement, c’est la volonté du festival de briser les frontières artificielles qui existent à la fois entre les disciplines artistiques, mais aussi la barrière entre la culture pour les jeunes et les moins jeunes, qui à mon avis a de moins en moins de sens. »
Pour Pierre Henry, la passerelle est, comme le rappelle Lacombe, double. D’une part entre les musiques classiques, liturgiques et électroniques, mais aussi entre la musique et la danse. La veille, le festival a présenté  le spectacle de danse PH, une variation chorégraphique de Mié Coquempot autour de l’œuvre de Pierre Henry, pour rendre – dixit le directeur du festival – le travail du compositeur plus visible. Lui parle d’un « dispositif spatialisé », sans trop qu’on comprenne à quoi il fait référence, puis ajoute que l’année prochaine, le festival Automne en Normandie sera consacré au masculin-féminin, pour « faire le grand écart » (sic) entre les castrats du XVIIIe siècle et Peaches, probable invitée d’honneur. Mais trêve de bavardage : « Allez, faut y aller », qu’il tapote nerveusement sur mon genoux. On va voir ce qu’on va pas voir.

Si, comme moi, vous n’êtes pas un inconditionnel abonné premium à Télérama, il y a de quoi être désarçonné en entrant dans l’auditorium de 1200 places du 106, complet ras la gueule bien évidemment. Sur scène, une armada d’enceintes et d’amplis a été méticuleusement installée jusqu’au plafond et dans les moindres recoins, de telle sorte qu’on imagine difficilement comment des êtres humains, et à fortiori des musiciens, pourraient bien tenir sur le peu d’espace encore inoccupé.

Les lumières s’éteignent, toujours pas de trace de Pierre Henry. S’agirait-il d’un canular, d’une dédicace à Kraftwerk et ses hommes-machines ou bien d’une sorte de première partie avec Harman & Kardon ? « Le Fil de la vie » débute ainsi, dans l’expectative des bruits diffusés ça et là dans le wall of sound du compositeur, qu’on finit par trouver perché dans la salle derrière une console où l’on comprendra tardivement qu’il s’affaire en vérité à aiguiller le son dans tel ou tel canal auditif, en maître d’œuvre d’un spectacle dépouillé où rien ne se passe. Imaginez une foule assise confortablement pour regarder des haut-parleurs inanimés pendant 66 minutes – durée exacte de la création – et vous obtiendrez peut-être une idée assez précise du délirium très mince qui se joue ce soir.

À force de dévisager ces enceintes qui crachent le flux auditif constant composé de klaxons de voiture et de notes triturées par le savant fou, difficile de ne pas penser à la chaise vide de Clint Eastwood pendant le dernier congrès Républicain, encore que le « concert » puisse aussi faire penser à un salon d’écoute à la Fnac avec des vendeurs à catogan tentant tant bien que mal de vous convaincre que Toto et Mike Oldfield c’est super pour tester la grosse paire de Cabasse. Dans son « Journal de mes sons », Henry explique qu’ « on ne peut pas travailler avec les notes, les notes c’est bon pour les compositeurs ». Façon de renvoyer dos à dos les starlettes de la pop culture incapables de pondre trois accords et les barons de la musique classique adulés par les cadres ayant reçu leur carte pour l’Opéra en même temps que la place de parking. Si le festival Automne en Normandie combat à juste titre tous ces clichés bourgeois, je peine à comprendre ce qui pousse l’audience à rester là, hypnotisée, devant ces enceintes qui distillent de la musique d’animalerie avec des sifflements d’oiseaux, des bruits de balles de ping-pong et des rafales de canards colvert en Dolby surround. L’ennui grandissant évoque « Symphonie pour un homme seul ». Ou plutôt, vu le contexte, une symphonie pour un seul homme.

Après trente minutes de cacophonie auxquelles on comprend aussi peu qu’un touriste américain face un monochrome, il est aussi tentant de rester là pour essayer de percer le mystère de ce bruit persistant que de se lever pour crier au scandale. « Ah, ils veulent de la musique concrète, on va leur en donner double ration ! » S’agit-il d’une critique de la société du spectacle, d’une obsession pour la technique de diffusion sonore, ou juste d’une grosse flemmardise ? Tout de même, difficile de ne pas croire à un immense foutage de gueule bien organisé, ce qui, compte tenu de la carrière du barbu, serait finalement plutôt punk, et rappellerait que ce firent en leur temps Miles Davis au Fillmore East ou même Dylan au Royal Albert Hall. Le problème de la musique d’Henry, c’est qu’elle est par définition inécoutable. Et ce qui hier aurait pu paraître révolutionnaire semble aujourd’hui complètement révolu. Conséquence : ce qui aurait dû être une consécration ultime ressemble ce soir à une démolition en règle. Conscient ou pas, le travail de sape auditive ressemble davantage à une esbroufe croquignolesque pour l’amateur d’art complexé qu’on croise le dimanche au Louvre et qui, face à une mauvaise toile, préfère encore s’user l’œil dans l’attente d’une révélation plutôt que de simplement s’avouer qu’une œuvre peut ne rien avoir à offrir. Ce soir, on n’entendit pas grand chose et on ne vit pas davantage. Une rencontre ratée, qui fait dire que si l’on passera volontiers l’automne en Normandie, pas sûr que pépère Henry passe l’hiver.
Lorsque le dernier bruit du « Fil de la vie » arrêta de résonner dans la grande salle, le public sorti silencieusement, l’air un peu sonné mais pas mécontent pour autant. C’est peut-être ça le vrai problème avec la musique concrète : personne n’y comprend rien, mais personne n’ose le dire. Et, finalement, probablement que ça aussi, Pierre en rit.

Festival Automne en Normandie, du 8 au 30 novembre 2012, à Rouen et partout en Normandie. Au delà de la déception du spectacle de Pierre Henry, une excellente programmation cette année encore, avec notamment une installation-concert de Christian Rizzo et Sophie Laly mise en musique par le groupe Cercueil.

Plus d’informations sur automne-en-normandie.com

8 commentaires

  1. Beau reportage et belle punchline finale (ça me fait penser à cette histoire sur  » L’Homme qui rit  » de Victor Hugo qui serait, en fin de compte, l’histoire d’un homme-fromage)

    Sinon pour la prestation en elle-même, tu donnes l’impression d’avoir atterri dans un cliché de « l’art total »…on fait du beau, du conceptuel, du bizarre…mais en fait, on ne fait rien. Néanmoins, Henry reste un killer comme nous le prouve bien ton portrait.

  2. Il y a belle lurette (notez que cette expression pète), je me rappelle avoir été des gars à déménager toutes les enceintes d’un concert de Pierre Henry qui avait eu lieu à la Maison de la Radio en échange d’un maigre bifton, et d’avoir avant cela assisté à quelques minutes de la fin du show. Et j’ai trouvé en effet cela incompréhensible d’un point de vue émotionnel, c’est-à-dire du dernier point de vue qui reste et qui vaille. Emotionnellement et cérébralement c’était à n’y rien comprendre. Voilà.

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  3. Réaction tardive sur ce papier, malgré ma fréquentation assidue de Gonzai, « pèpère » Henry (comme tu le nommes si affectueusement) a du passer au travers de mes lectures hivernales !
    Puis finalement, je décide tout de même de me manifester, pour plusieurs raisons en fait : déjà parce qu’on doit être peu nombreux à avoir emprunté le Paris/Rouen pour se rendre au 106 ce soir là ; mais aussi parce que je ne partage pas tout à fait (voir pas du tout en fait) ta version de la soirée.

    Nous sommes d’accord sur le fait de présenter la venue d’Henry au 106 comme un événement. Comme tu l’as souligné, il ne sert à rien de présenter le Sieur, au détail prêt (mais qui a son importance) que je le considérais plus comme le père de la musique électroacoustique que celui « de toutes les musiques électroniques ». La musique électroacoustique en effet part de sons concrets et les transformes, à l’inverse de l’électronique qui est faite à base de synthèses, de sons fabriqués, ce qui donne des esthétiques totalement différentes, d’un côté un son plus sale et organique, de l’autre un son plus épuré et plus intellectuel.
    Inutile donc de rappeler la base du travail de Pierre Henry (qui se situe bien évidemment dans la première mouvance) et tous ses compatriotes du GRM : bosser avec des sons élémentaires, des sons transformés en mouvement, en matière qui finissent par constituer un objet sonore désarçonnant à côté du langage musical classique et tonal (dont le jazz et le rock font partie), certes.
    Le but en fait, c’est finalement d’avoir une perception vierge de tout bagage culturel préétabli.
    Et c’est là ou tu tombes dans ce que tu prétends critiquer ! Pierre Henry ne fait pas dans l’intellectualisme chevronné (qui est au passage, par définition, à l’inverse du concret).
    C’est un peu comme nos amis jazz mens dans les années 60-70, qui ont tenter d’achever le rock à coup de  »ce n’est pas de la musique » pour la simple raison en fait que c’était un style différent qui demandait une nouvelle approche musicale.

    Bon on est d’accord, la musique électroacoustique désarçonne ; mais la surprise fonde t-elle la critique !?
    Contrairement à un live rock (ou autres), avec une formation classique (chanteur guitariste qui s’évergonde sur scène, bière à la main/ ou encore orchestre classique avec comme vue la sublime queue de pie du chef d’orchestre), il n’y à aucune réflexion à avoir ici, ni aucune image à attendre d’ailleurs: pour apprécier la musique concrète, il suffit d’être à l’écoute et de ne surtout pas chercher à comprendre, analyser, voir intellectualiser le truc.

    Quand on arrive dans la salle sans être spécifiquement un habitué des concerts de ce genre, il y a de quoi être un peu surpris de la mise en scène, je l’entends. Mais encore une fois, c’est juste une question d’habitude (voir de curiosité, pas besoin pour ça d’être un « inconditionnel abonné premium à Télérama », crois moi). « L’armada d’enceintes et d’amplis méticuleusement installés jusqu’au plafond » c’est en fait simplement un acousmonium, et les concerts de musiques électroacoustiques sont toujours diffusés comme ça (tu devrais faire un tour au festival Licences organisé à Paris en février prochain à la Halle Saint Pierre, tu verrais vu que Pierre Henry n’est pas une exception ou un original inconditionnel)
    Un gars qui n’écoute que de la musique concrète/electroacoustique ( si ça existe hein) pourrait être tout aussi surpris de voir des musiciens sautiller sur scène avec un public pogotant frénétiquement.

    Bon, passons outre les problèmes scéniques/visuels, et concentrons nous un peu plus sur la musique à proprement parlé.

    Tu cherches encore ici à comprendre le sens de ce que tu appels  »cacophonie » : est-ce une « obsession pour la technique de diffusion sonore » ? La réponse est non : si on revient à la définition de base de la musique électroacoustique (que même notre ami Wikipédia m’accorde) on comprend qu’il s’agit d’utiliser la technologie pour enregistrer, créer, produire, manipuler et diffuser des sons inaccessibles aux instruments traditionnels. Il s’agit juste d’ouvrir le champ des possibles en explorant les caractéristique plastiques et spatiales du son qui devient matière, support puisqu’on a supprimé toute médiation (partition & cie).

    Le concept est … conceptuel, je te l’accorde. Mais cela n’en fait en rien de la musique  »inécoutable » (ou alors ta définition même de la musique est vrmt restreinte). Le but est, encore une fois, de se laisser aller, pas d’écouter comme on écoute le dernier Daft Punk (désolée), pas d’essayer de porter un jugement, de savoir si on aime, si on déteste, et pourquoi ; il n’y a pas à apprécier ou non, juste à prendre, à ressentir. Dans cette optique, attendre la révélation n’a strictement aucun sens ! Pourquoi essayer de comprendre l’oeuvre de Pierre Henry ? Tu critiques les clichés bourgeois mais tu te mets inconsciemment dans la peau de  »l’amateur d’art complexé qu’on croise le dimanche au Louvre » et qui lutte pour comprendre et interpréter une œuvre. Pierre Henry c’est justement l’anti-bourgeois, l’anti-intellectuel, l’anti-télérama et autre clichés bobo qui tentent sans cesse de comprendre, d’analyser psychologiquement la culture, et qui finissent pas l’intellectualiser.
    Pierre Henry apporte peut-être une approche nouvelle du son (quoique ce n’est pas le premier, Mister Messiaen bien avant lui s’était plongé dans les bruits d’oiseaux obscures par exemple), mais il tente justement d’apprendre à oublier, finalement. Si on vient avec un bagage culturel prédéfini, on risque effectivement de sortir du concert quelque peu sceptique.

    Au final, ce soir là, il s’agissait juste d’écouter les sons, il n’y avait effectivement rien à voir, rien d’intellectuel. Il n’y avait pas, à la sortie du concert, de j’aime ou je n’aime pas avec une argumentation qui va de paire; il s’agissait juste de laisser aller les choses, de ne rien attendre car en fait, rien n’arrivera ! Ce sont juste des sons, et il s’agit juste de voir comment leur fusion atteint l’esprit débarrassé de tout a priori habituels.

    L’oeuvre de Pierre henry est donc peut-être  »incompréhensible d’un point de vue émotionnel » (quoique je ne sais pas depuis quand les émotions se comprennent), mais elle cherche à faire sortir les gens de l’intellectualisme (c’est pour ça que l’électroacoustique n’a rien à voir avec la musique contemporaine en soit.)

    A bon entendeur ceci n’est pas une provocation, juste une tentative de confrontation musicale que j’espère constructive.
    Je fais partie des adeptes de Gonzai, et il m’arrive rarement de ne pas être d’accord avec un papier publié ici ! Mais bon, puisque ça arrive et que vous êtes les premiers à prôner la liberté d’expression et l’ouverture d’esprit, j’exprime mon point de vue, qui n’est définitivement pas le tiens.

    Au passage, et à tout hasard, faisant partie des « jeunes gens tentant vainement de trouver une alternative à la presse écrite ou de toute les manières personne ne leur répond », si la communauté Gonzai est en manque de rédacteur/programmateur/bonne à tout faire/mascotte/ stagiaire/chieur ou tout autre statut : je suis preneuse voir demandeuse!

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