La Red Shark décapotable filant à 100 miles/heure dans le désert direction Vegas, les gonzesses font le point sur Johnny Depp sans faire gaffe au gros type avachi à côté, chevelure tarée et bide apparent gonflé de graisse. Incarné par un Benicio del Toro plein de calories mastardes dans le film "Las Vegas Parano", le complice d'Hunter S. Thompson a pourtant bien existé. En vrai, un bison en costard pur chicano qui est sorti des radars il y a tout juste quarante ans.

oscar-zeta-acostaDerrière ce polynésien qui braille One toke over the line dans le film de Terry Gilliam, il y a cet avocat transfusé à la sauce piquante, mexicano à la peau rugueuse qui, ironie du sort, a bien failli faire capoter à lui seul la publication de Fear and Loathing in Las Vegas en 1971. Car avant que ne paraisse l’épopée déglinguée qui lui offrira pourtant un coin de panthéon pour pas un rond, il y a déjà toute une armée de légistes suffoquant d’effroi devant la somme d’outrages dont est truffé le texte, avec une mention spéciale pour les agissements de cet avocat enragé à deux doigts de faire crépiter le Geiger dès qu’il se ramène au premier plan. Sans oublier les mecs qui ont bien conscience du danger qui pèsera sur eux à la seconde où la version en chair et en os de ce type foutra les yeux sur l’affaire. Il va falloir le convaincre de signer un papelard pour autoriser la sortie du livre, pas le choix. Acosta refuse, comme tout le monde s’y attendait.
Là où les choses commencent à vraiment tourner bizarre, c’est quand Osca précise qu’il ne signera qu’à une seule condition : l’ajout de sa trogne sur la jaquette. Putain. Y’a là-dedans assez de motifs pour non seulement le rayer du barreau, mais largement de quoi l’empaler dessus, et le gars voudrait en plus qu’on sache bien de qui on parle ? Ce n’est pourtant pas le récit de ses exploits qui l’a mis de travers; il s’est après tout contenté de suivre à la lettre le conseil de son entraîneur de foot au lycée : frapper plus fort et éviter de se faire pincer. Non, l’outrage est ailleurs, dans le portrait peu flatteur dressé par l’auteur, qui décrira son avocat comme un samoan de 140 kilos au lieu d’un activiste latino de 120 kilos. C’est la goutte d’eau. Une goutte de 20 kilos, c’est largement suffisant pour faire exploser un vase. La photo sur la jaquette, c’était juste pour apporter la preuve que l’animal ayant inspiré le personnage n’avait pas poussé l’embonpoint aussi loin. C’était juste histoire de rétablir la vérité.

San Francisco(jones)

La vérité, Oscar Acosta en a fait son gagne-pain quelques années auparavant, après avoir obtenu en 1966 un diplôme dans une école de droit miteuse de San Francisco, ce qui est à peine plus glorieux que d’aller dégoter le morceau de papier dans une ruelle mal famée de Bogota en échange de quelques pesos rouillés. Peu importe, il vient de décrocher le document lui permettant d’exercer la profession d’avocat et de quitter un emploi de grouillot au San Francisco Examiner, un journal un peu trop étroit pour ses mensurations de Bogart épaissi aux tacos. Désormais ça va se passer à l’Assistance juridique du quartier pauvre d’East Oakland, le genre de voie de garage délabrée pour cancres de l’école de droit, où les avocats sont chargés de la défense des moins que rien. De la bonne routine de commis d’office, des plaidoiries au kilomètre en faveur des laissés pour compte, mais le plus souvent un simple boulot de conseiller auprès de vieilles mères de famille usées. En rentrant le soir dans son appart du 1515 Hyde Street avec vue sur le Golden Gate Bridge, Oscar s’envoie un peu d’Old Fitzgerald, allume une Camel, dégaine sa machine à écrire Olympia et tape des machins qui n’intéressaient personne, hormis quelques patrons de bar, peut-être.

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Oscar Acosta n’est pas pour autant dépaysé au milieu des pas grand-chose, il en vient tout droit lui-même, comme il l’évoque longuement dans ses » Mémoires d’un Bison » (ed. Tusitala pour la traduction française). Déjà, il a vu le jour en 1935 à El Paso, l’endroit où il faut naître si tu veux faire une carrière sérieuse de latino craignos aux Etats-Unis. Ses parents, Manuel et Juana, un indien et une MILF, émigrèrent très vite à 2000 kilomètres plus à l’ouest, dans une cabane du quartier mexicain de Riverbank, une petite ville de la San Joaquin Valley qu’on appellerait trou du cul si la Californie était la Lozère. Oscar y vécut le genre d’enfance qu’aurait pu écrire un Zola d’Amérique Latine sans imagination. On coupe du bois pour faire chauffer le repas du soir, on va chercher l’eau à la rivière pour remplir les bassines servant à prendre le bain, le père éduque ses gosses avec du chorizo au petit déj’ et des piments rouges au dessert pendant que la madre chante des chansons d’amour mexicaines au-dessus de l’évier comme si elle kiffait sa mère la corvée de vaisselle.

Acosta aurait donc pu se sentir comme à la maison au milieu des exclus du grand manège à Mamas and Papas qu’était San Francisco au milieu des années 60. Mais il décide de se tirer du jour au lendemain, après un an d’un régime qui lui avait filé des ulcères, à la longue. Grâce à cette brève expérience au cœur de la justice, il aura cependant appris que la Loi n’est pas une suite d’amendements, d’alinéas et de baragouinages latins de mes deux sur des kilos de papier pelure, mais la matière première des professionnels de l’embrouille, de la viande fraîche pour baratineurs assermentés. Puis dehors la ville change, de plus en plus de gens portent des fleurs sur eux et semblent toujours à deux doigts de partouzer à même le trottoir. On est en juillet 1967, Oscar prend deux trois affaires, démarre sa Plymouth et quitte l’endroit. Logique de mettre les bouts en plein summer of love quand on fait partie de ces types peu aguichants qui peinent à tirer leur coup sans allonger la monnaie. Bref, direction plus au nord, via Ketchum, Idaho, histoire de voir à quoi ressemble l’aventure au pays de Papa Hemingway.

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A la chasse au Hunter

Il y a toujours eu de l’aventure sur la route d’Oscar Acosta, pas de celles montées de toutes pièces pour en faire des jeux télé où l’on bouffe tout ce qu’il y a de faune dans les troncs d’arbre, mais plutôt celles qui t’envoient te frotter aux ennuis. C’est parfois pas très loin de la maison, il suffit par exemple d’être un rastaquouère qui s’entiche d’une blanche de bonne famille, sensations garanties avec forces de l’ordre en guise de bouquet final. Acosta est de la race des toujours partants, il n’est pas calibré pour la léthargie. Plus jeune, il pouvait se faire défoncer la gueule, mais il y retournait, prenait branlée sur branlée, jusqu’à finalement allonger le type. Oscar était capable de faire le serment de rester vierge jusqu’au mariage, pour finalement se débarrasser de cette vieille arnaqueuse de Dieu en cinq minutes dans un bordel de Jamestown, CA. Ce qui ne l’empêcha pas, à l’âge de vingt ans, d’aller faire le missionnaire chrétien au Panama, histoire de s’attirer quelques grâces pour la fin du voyage. Si le Richter promettait de dépasser le niveau 7, il était le premier à lever le doigt.

Quand sa route croise celle d’Hunter S. Thompson dans un bar d’Aspen, la scène ressemble à un duel de western entre deux cow-boys à la peau dure qui n’ont jamais appris à céder un pouce de terrain. Eux se souviendront de cette scène comme la rencontre entre un sans-papiers hispano et un bouseux parano à moitié chauve reclus dans les Rocheuses. De la routine, presque. Dans la réalité, c’est la rencontre entre deux buffles aux reniflements menaçants. Un mélange de systèmes nerveux rodés à la TNT qui aboutira à une réaction chimique de grande ampleur, à faire passer Walter White pour Cyril Lignac. Quelques jours plus tard, au milieu de chauves-souris séchées dans le salon d’Owl Farm, la forteresse très « beware of dog » du Dr Thompson, Oscar se réveille d’un de ses fameux trips au LSD qui est à l’onirisme ce que ZZ Top est au duvet. Le soir même, lors d’une expédition hilarante dont Hunter S. a le secret, ils débarquent au beau milieu d’un love-in où l’alcool est prohibé, grimés en Lone Ranger, avec un seau plein de glace et de mignonnettes chargées au 40°. Chacun trouve un double à ses gigantesques mesures, sa moitié de Frankenstein la main sur la crosse et le cran de sûreté relevé. Quatre ans plus tard, en 1971, une bonne giclée de pur Gonzo va graver ce mariage de déraison totale sur les Tables des Hors-la-Loi. Avant de repartir sur la route, Oscar offre un présent à son jumeau de longueur d’onde, un peu comme ces gamins qui se tailladent pour devenir frères de sang. Il s’agit d’un fétiche censé garder les esprits malins à distance respectable, qu’Hunter gardera accroché près d’une fenêtre jusqu’au jour de sa mort – et probable qu’il pend encore là-bas à Woody Creek. En échange il donna un couteau de chasse à son pote avocat samoan qui, lui, ne le garderait pas longtemps.

C’était le moment de revenir en arrière, regarder un peu dans le rétro pour essayer de mettre la main sur d’éventuelles pièces du puzzle tombées des valises. Direction El Paso, la ville natale et ses bars qui dégueulent indifféremment du Grace Slick et de la musique norteña traditionnelle. Le pèlerinage va prendre des allures de fiasco. Incapable d’aligner plus de deux mots d’espagnol, hurlant sa frustration dans les hôtels et les rues terreuses, Oscar finira en cellule dans le cadre relaxant de la prison de Juarez. Après s’être acquitté de la caution, il devra filer un supplément au maton pour enfin sortir de la taule, en l’occurrence le couteau de chasse offert par Hunter S. Il ressort de ce périple de l’autre côté du Rio Bravo encore plus déraciné qu’il ne l’était déjà. Nulle part vraiment chez lui, ni Mexicain ni Américain, pas plus qu’iIndien Navajo ou samoan ou que sais-je encore…

TV as usual - Steadman

Ghost writer

Acosta veut écrire et seulement écrire, désormais. C’est ce qu’il a toujours souhaité faire de ses mains. Mais il manque une histoire à raconter, quelque chose d’aussi corpulent que lui, d’aussi bardé de cojones, d’aussi nourri à l’odeur du danger. La révélation viendra d’East L.A, où une bande de chicanos énervés se sont groupés sous la bannière Brown Power, en référence manifeste au Black Power, mais en plus hargneux. Le bison brun est né et ne tardera pas à entraîner tout le troupeau derrière lui. Il va écrire l’histoire, dans tous les sens du terme, en devenant l’avocat, le porte-parole, le Christ de la cause chicano. A cette époque, Oscar a dépassé la barre des trente-trois ans, il ne risque plus rien. C’est ce type là, monté sur acide et dressé sur son début de légende, qu’on verra faire des siennes d’un bout à l’autre de Vegas.

Sa relation avec Hunter commencera à nettement refroidir après l’épisode Fear and Loathing. Les dernières lettres échangées à la fin de l’année 1973 montrent un Oscar Acosta fauché, implorant pitié, et un Hunter bouffi de rancune qui ne lui concède pour seul réconfort qu’une lettre en forme de canardage à la 22 long rifle. De toute façon, une poignée de main cordiale, ça aurait fait bancal dans le tableau.

Au printemps 1974, Oscar embarquera sur un bateau et personne ne le verra jamais toucher terre à nouveau. Bon, des gens prétendent l’avoir aperçu à peu près partout sur le globe depuis, probablement les mêmes qui croisent Elvis de temps en temps au Walmart du coin… Quarante ans après sa disparition, il y a de grandes chances qu’on ne retrouve jamais sa trace, il aurait presque 80 ans aujourd’hui et personne n’arrive entier jusque là en choisissant de rouler au carburant lourd. Oscar Zeta Acosta était l’un des totems d’une époque bonnarde où l’on trouvait encore quelques taureaux teigneux dans l’arène. Hunter S. Thompson a dit de lui qu’il était trop bizarre pour vivre et trop rare pour mourir. L’avocat a fini par ne faire ni l’un ni l’autre. Une chose est sûre, si on tombe un jour sur un crocodile qui se brise la mâchoire en mille morceaux en essayant de ronger un os de bison, on sera sur une piste.

Oscar Zeta Acosta // Memoires d’un bison // Editions Tusitala
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Romain Guillou, p
réface de Hunter S. Thompson

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10 commentaires

  1. Il aurait été sympa – pour ne pas dire honnête – de citer « Mémoires d’un Bison » du même Acosta, dont la version française est parue l’an dernier chez Tusitala (le second tome pour cette année)…

  2. C’est un oubli de ma part, le nécessaire a été fait. Effectivement un deuxième livre d’Oscar, La révolte des cafards, sort bientôt (en mai il me semble) toujours chez Tusitala.

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