Ces derniers mois, les medias le serinent : l’heure de la précarité choisie et revendiquée a sonné. Rue 89 évoque dans un article «ces trentenaires [victimes de leurs choix de carrière pragmatiques] qui n’ont plus envie de bosser », tandis que Courrier International consacre un dossier à la classe des hipsters dans lequel le journaliste américain Mark Greif proclame que « leur hédonisme se met plutôt en scène dans la rue et sert à contrebalancer l’infériorité temporaire de leur statut social par rapport à celui des bobos ». Enquête sur pourquoi tu as choisi de travailler plus pour gagner moins.

Mon but n’est pas de me complaire dans un contenu larmoyant sur les difficultés d’intégration du jeune sur le marché du travail. Je ne m’inscris pas non plus dans la logique d’un Pierre Carles mettant en lumière quelques grains de sables glissés dans les rouages du système libéral. Pourtant, parmi la foule de trouvailles que recèle l’excellent Génération X de Douglas Coupland, la notion de substitution de statut mérite selon moi plus d’attention qu’il ne lui en a été accordée jusque-là. La définition qu’il en donne est la suivante : se servir d’un objet à profil intellectuel ou mode pour faire contrepoids à un objet qui ne vaut que du fric : « Brian, tu as laissé ton exemplaire de Camus dans la BMW de ton frère. »

Sans chercher la généralisation, ma réflexion porte sur cette portion de jeunes (sur)diplômés qui choisissent de privilégier le développement d’un capital culturel, souvent aux dépens de la constitution d’un capital financier. Qu’ils soient – entre autres – acteurs du secteur culturel ou journalistes free-lance, la vocation des tenants de cette bohème mutante pourrait être résumée par les mots de Dorothée, femme à tout faire d’une maison d’édition perpignanaise : « faire ce qu’on aime, changer les choses autour de soi et gagner de l’argent avec tout ça ». Mais l’idéal se heurte à une réalité économique terne, obligeant à se contenter – toujours selon Dorothée – d’« un salaire proche du seuil de pauvreté et (d’)un statut merdique ». Pourtant, malgré la précarité et une reconnaissance sociale en demi-teinte, les deux premières ambitions demeurent. « Je ne considère pas comme courageux de chercher à faire ce qu’on aime » affirme Christelle, diplômée de Sciences Po, qui reprend actuellement des études de journalisme après avoir travaillé comme chargée de diffusion et de communication pour une petite compagnie de théâtre d’Ile-de-France.

En ce qui me concerne, il était dit que le milieu culturel était un milieu de branleurs infréquentables duquel je devais me tenir éloignée. Ma famille considérait que de longues études en droit constituaient la clef de la réussite sociale – du moins me permettraient-elles de trouver le futur avocat dont je porterais la progéniture et tiendrais la maison. De mon côté, j’étais trop placide pour imposer une option plus exaltante. L’espace de quelques années, j’ai donc suscité chez les miens de grandes ambitions un peu floues. La fierté s’est pourtant muée en angoisse lorsque, diplômée d’une université renommée, j’ai décidé de me réinscrire en master. D’élève brillante, je suis passée au statut d’ado attardée, incapable de se confronter à la réalité du monde du travail. Si cette analyse n’était pas dénuée d’un fond de vérité, ce pas de côté se justifiait par des motivations suffisamment complexes pour que je ne sois pas moi-même en mesure de me les expliquer.

“Don’t wanna spend my life saving up for things, don’t wanna have what a steady job brings » (Generation X, Youth Youth Youth)

A toutes les époques, des individus renoncent à une réussite sociale assurée pour chercher leur épanouissement personnel. Ce choix se trouve facilité pour une génération dont la perspective de toucher un jour une retraite apparaît comme, au mieux, hypothétique – sinon clairement compromise. La précarité nous a été imposée, elle s’est ensuite banalisée. En conséquence, aujourd’hui, le fait de décrocher un CDI n’est plus considéré comme une fin en soi. Cette insécurité institutionnalisée représente une opportunité inédite pour tenter de s’épanouir au sein d’un parcours professionnel qui sera, qu’on le veuille ou non, chaotique et propice à une remise en question constante.

Antisabbatique : boulot que l’on prend avec la résolution de ne pas y passer sa vie (pas plus d’un an en moyenne). L’idée générale est de faire assez d’économies pour s’investir ailleurs, dans une activité plus personnalisée (…). Ces intentions sont rarement communiquées à l’employeur. (Douglas Coupland, Génération X)

Loin de constituer un renoncement social, ce « précariat » choisi représente pour une partie de ma génération, sinon un luxe, du moins un défi que peu sont finalement capables de relever. Cette option, présentée par tous mes interlocuteurs comme une évidence, demande une réelle détermination et des capacités d’organisation incompatibles avec les clichés de la feignasse improductive. Christelle le confirme : « Il faut sacrifier un peu de pouvoir d’achat et une certaine stabilité. Accepter parfois de travailler plus pour gagner moins… Accepter aussi de chercher plus longtemps un poste qui correspond à nos critères. »

A l’heure où mon CDI d’attachée de presse me condamne à l’achat d’un appartement avec poutres apparentes à proximité des Buttes Chaumont, je me retrouve naturellement à m’interroger sur les limites de la substitution de statut. Fuite en avant ? Je ne peux m’empêcher de penser que ce parti-pris renferme une pointe d’égoïsme difficilement compatible avec une vie d’adulte responsable. Comme le notait Lucille, aspirante écrivain, cette nouvelle voie participe d’une remise en question plus globale de la place de l’individu dans la société.

Pessimiste, on pourra considérer avec Coupland que l’avenir de cette classe montante se trouve dans le minimalisme voyant : à savoir la « non-possession de biens exhibée comme critère de supériorité morale et intellectuelle », attitude tout aussi irritante – et moins excusable – que celle des nouveaux riches exhibant leurs biens. Riches de leurs contradictions, les tenants de cette nouvelle bohème invitent à la redéfinition de la notion de réussite sociale telle que vendue depuis les 80’s par les yuppies.

17 commentaires

  1. Plutôt malin cette idée de « minimalisme voyant… non-possession de biens exhibée comme critère de supériorité morale et intellectuelle ». Ça semble en tout cas coller avec le puritanisme ambiant, autrement dit la grande crise d’urticaire janséniste qui démange nos clercs, nos politiques et nos amuseurs depuis déjà pas mal d’années.

  2. Egg-cellent post qui met en exergue l’hypocrisie de certaines tribus tels les bobos qui plutôt que d’assumer leur besoin de richesse et de statut social, méprisent en fait les pauvres et les classes populaires tout en se prétendant progressistes…
    Je crois que je préfère un Yuppie qui t’encule franchement, de manière affirmé et qui assume, plutôt qu’un bobo qui t’encule insidieusement en ayant sa carte au PS…

  3. Je me retrouve complètement dans cet excellent article, je suis community manager freelance, je suis payée au smic anglais, je travaille que le week end, j’ai un temps libre fou, je bouquine des essais philosophiques et religieux toute la semaine, j’ai déménagé a Montréal, je vis avec le strict minimum, je fais les fripes, je customise, je me fous de la gueule des blogueuses mode que j’appelle des vendues et des produits conso sur pattes, je tiens un blog féminin qui ne fait pas tellement de pages vues mais dont je suis fière car j’ai l’impression qu’il fait « plus réfléchir » que les d’autres blog fémino-féminin. Oui en ça effectivement je fais genre que je me sens « supérieure » mais ce n’est pas le cas. Je veux juste oui changer le monde Mouarf ! Je veux juste être quelqu’un de bien. Mon but dans la vie c’est ça comme dit enzo enzo.

  4. Si le capital économique relève d’un héritage matériel, celui culturel repose sur des choix éducatifs (pour les parents) et tout simplement de vie (pour les héritiers). Ces « choix » reposent sur des valeurs humanistes qu’il faut affirmer car ils sont l’expression de notre liberté.

    Merci Ismène!

  5. La massification de l’enseignement (bac comme études supérieures) est aussi responsable de la dévaluation de certains metiers de la culture.
    Il y a 30 ans on pouvait postuler comme critique cinéma avec une simple licence, aujourd’hui ce genre de pige ne concerne que les thésards !

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