Crédit collage : Gérard Love

Il y a pile 25 ans sortait l’atypique « Moon Safari » ; un album majeur qui allait agir comme un élément déclencheur du retour de vague synthétique. Décryptage d’une anomalie sacrément gonflée, à l’occasion d’une réédition anniversaire en vinyle.

Comment le premier album d’un groupe invoquant le Brian Wilson en pyjama, les musiques de films italiens et les avant-gardes françaises de Jean-Jacques Perrey a-t-il fait pour s’écouler à 2,4 millions d’exemplaires ? Et par quel mystère le titre Sexy Boy s’est-il retrouvé coincé dans le classement entre les singles des Spice Girls et de Worlds Apart, à peine deux rangs derrière Jean-Jacques Goldman ? Et comment ce recueil de chansons avec du vocoder, du Thérémine, des morceaux planants prog-rock de sept minutes et des envolées de Moog a-t-il trouvé son public avec ces chiffres effarants ?

Comment, comment, comment ? Rétrospectivement, 25 ans après la sortie de « Moon Safari » le 16 janvier 1998, c’est un peu l’hallucination.

Crédit collage : Gérard Love


Emily in paris

Back in the days. Il y a d’abord cette histoire invraisemblable d’un DJ anglais qui avait pris un nom à consonance française pour trouver des contrats dans des clubs. Car oui, bizarrement, en 1998, il fallait être Français pour percer dans la pop culture. « Avant nous, la France c’était synonyme de Sacha Distel. On détestait ça », fanfaronnera plus tard Nicolas Godin de Air au journal anglais de The Guardian. Pour en arriver là, il a fallu imposer l’étiquette French Touch dans des charts jusque-là dominés par La tribu de Dana et I’m a Barbie Girl, et Air a posé une grosse pierre dans le jardin. C’est que contrairement à beaucoup d’artistes issus de la même mouvance – Daft Punk, Cassius – les deux membres du groupe ne sont pas des enfants de la house music. Le duo versaillais n’a alors pas grand-chose en commun avec Todd Terry et les Masters At Work. Pire : il n’a jamais foutu les pieds en discothèque ni en rave. Leurs influences : « Melody Nelson » et « L’homme à la tête de chou » de Gainsbourg, Bowie, Abba, Morricone, Can, Burt Bacharach, Lee Hazlewood ou Kraftwerk. Des références oubliées à la fin des ingrates années 90, et qu’Air s’apprête à largement réhabiliter.

« Ce qui est superbe avec Moon Safari, c’est de se rendre compte que tu peux faire un grand disque avec des instruments pas chers ».

Un détail à souligner sur 1998 : Air a déjà l’air vieux. Au moment où « Moon Safari » est publié, les membres du groupe ont à peine trente ans et sont en couple avec enfants. Quand Nicolas Godin – le roux – commence le projet Air en solo, il intègre la pépinière de talents de Virgin records (via le sous-label et laboratoire Source). Il rappelle ensuite son pote du lycée, Jean-Benoît Dunckel – mèche impeccable – à la rescousse dès les premiers retours élogieux du premier maxi. À partir de là, une voie (lactée) est tracée vers ce disque nourri de synthétiseurs lunaires, au charme purement français.

Nous sommes en 1997, le succès va juste mettre une petite année à se façonner. À Londres, leur trip-hop à la patine Giscardienne tape dans l’oreille de James Lavelle de Unkle qui a sorti leur premier 45T Modulor sur son prestigieux label Mo Wax. Leur deuxième maxi se retrouve « single of the week » dans le NME. Jusqu’à présent, Air n’avait réalisé qu’un timide remix lounge pour Helena Noguerra. Désormais, c’est Neneh Cherry, Étienne Daho et surtout Depeche Mode qui se bousculent dans l’Eurostar. C’est clair : Air ne boxe déjà plus dans la même catégorie et n’a plus qu’à faxer son RIB pour empocher les dollars.

Electronic Performers

Si les bases du disque sont jetées dans le petit appartement de Nicolas à Montmartre, c’est dans une maison à l’abri des oreilles que l’album est réalisé, à Saint-Nom-la-Bretèche. « On a loué cette maison aux alentours de Versailles, au sommet d’une forêt, pour en faire un studio », explique Godin au magazine anglais Muzik en 1998, « on a installé tout le matériel dans une chambre et on est restés là quatre mois. On prenait nos week-ends et des jours off, il n’y avait aucune pression. Cela se ressent sur le disque ». Petit à petit, on continue de remonter le temps au fil des coupures de journaux jaunis. Geste incroyable, qui démontre le surréalisme de cette époque pour la musique française, en 1998, le prestigieux New York Times fait le voyage jusqu’à Paris afin de les interviewer pour un article dont je suis obligé de vous donner le titre en V.O : « Air : from hommage ». La routine du duo pour « Moon Safari »?

« Nous avons commencé chaque journée en buvant beaucoup de café, puis nous parlons pendant des heures avant de se rendre compte que c’est déjà l’heure de déjeuner. Après cela, nous faisons peut-être quelque chose pendant une heure ou deux, puis nous faisons une pause et tentons d’y trouver des idées. Ensuite, dîner. Puis, nous nous mettons enfin au travail. »

Et concernant ces fameux instruments vintages utilisés qui vont faire fantasmer beaucoup d’apprentis synthéphiles ? Un Korg MS 20, du Mellotron, Mini Moog, Wurlitzer ou encore un Solina String Ensemble ; un équipement « facile à maitriser » selon le duo, mais aussi pas cher : le plus souvent trouvé aux puces, car vendues par des musiciens sur le déclin ou d’obscurs groupes de jazz-funk.

« À la fin des années 80, plus personne ne voulait de tous ces Yamaha DX-7 », explique-t-il au magazine Future Music, « à l’époque, c’était incroyable, ces trucs-là ne coutaient rien, on pouvait acheter un Moog pour que dalle […] Ce qui est superbe avec Moon Safari, c’est de se rendre compte que tu peux faire un grand disque avec des instruments pas chers ».

Seul privilège façon nouveaux riches : les cordes sont, elles, enregistrées à Abbey Road – et conduit par David Whitaker.

Ce qui intrigue à la réécoute de l’album, 25 ans après, c’est qu’il est très court : 43 petites minutes. Pourtant un morceau comme La Femme d’Argent – inspiré de Executive Party Dance sur la BO de « Rollerball » de 1975 – étonne encore par sa fraicheur. Le sentiment de naïveté adolescente est partout, de Remember à Kelly Watch The Stars, et tout pue la sincérité. Peut-être parce que JB et Nicolas n’ont, en fait, pas eu le temps de réfléchir : « Le voyage de Pénélope ça devait être une face B, on était en train de travailler sur le remix pour Depeche Mode, et c’était très dur » explique Dunckel, pour se relaxer on a donc pensé à faire une pause de quatre heures et on a travaillé sur autre chose. Et c’est comme ça que le morceau est né ». Idem pour la collaboration avec Jean-Jacques Perrey sur Remember : » Au départ le duo avec Jean-Jacques était destiné à une compilation Source Lab, sauf qu’avant de se rencontrer, on a flippé et on s’est dit : « merde, et si on n’a pas d’idée ? ». Une heure avant la rencontre on s’est posés, et on a pondu Remember en dix minutes ».

Le groupe s’entraîne à reprendre Windsmill Of My Mind de Michel Legrand, Maggot Brain de Funkadelic, Tomorow Never Knows des Beatles et plus bizarrement… le générique de l’émission Trente Millions d’Amis. Mais « Moon Safari », c’est aussi l’usage incroyable et la réfection du vocoder, 20 ans après Kraftwerk, certes, mais 20 ans avant PNL : « L’usage qui en a été fait durant les 70’s était très robotique. Nous, on s’en sert d’une façon angélique ».

A la sortie du premier single, Sexy Boy, c’est déjà gagné. Jeanne, le magnifique morceau avec Françoise Hardy, est reléguée sur la face B. Et tant pis pour le remix signé Cassius, car le coup de génie marketing est ailleurs : sur la pochette peinte à l’aquarelle par le futur réalisateur Mike Mills. Juste à côté du nom Air, ces deux mots : « French Band ».

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Dans leurs yeux, des dollars

Dans ce storytelling, il faut nuancer certaines choses. Évidemment, Air s’est retrouvé au bon moment au bon endroit, mais surtout, avec les bonnes personnes. Le fait qu’un label monte un plan promo international digne du nouveau Star Wars est en soi assez inconcevable ; l’anecdote nous en apprend beaucoup sur la qualité de la cocaïne qui devait circuler à l’époque dans le business de la musique. Personne à jeun n’aurait parié autant d’argent, de réservations d’hôtel de luxe, de limousine, de séance photo, de production de clip et mobilisé un aussi grand réseau pour un disque tellement… bizarre et invendable.

Sur le papier, « Moon Safari » n’a donc aucune chance. C’est même du suicide, mais c’est ainsi que fonctionnaient les yakuzas aux commandes de Source Records, la division alternative de Virgin créée par Emmanuel de Buretel. Ce dernier, affiche à son palmarès les succès de Daft Punk, Doc Gyneco, Manu Chao, Phoenix, Saïan Supa Crew, Superdiscount et, avant cela, celui qui deviendra plus tard patron de Because s’est déjà fait la main en orchestrant l’exportation des Negresses Vertes et des Rita Mitsouko – soit les premiers essais réussis de musique branchée made in France. C’est encore lui qui se retrouve en 1998 président Europe de Virgin. Il y chapeaute et supervise le « développement » de ces artistes – dont Air – qualifiés alors de « boarders breakers » : littéralement, ceux qui peuvent casser (et passer) les frontières. C’est pourquoi, s’agissant de ce « Air French Band » inscrit sur la pochette, rien n’est dû au hasard. Avec ces chiffres insensés et ce battage médiatique, les années 90 peuvent être considérées comme aussi dingues que les 70’s et « Moon Safari » de devenir le « Hotel California » des Eagles en version lounge. Impensable il y a encore quelques mois, Air a même fait la couverture de magazines anglais prestigieux pour la sortie du disque, comme Dazed & Confused ou The Face.

Finalement, 25 ans après, on peut constater que le duo a grandement contribué au renouveau de la scène pop-électronique française racée. Avant eux, peu de personnes s’intéressaient à Jean-Claude Vannier ou François de Roubaix. Et c’est en touchant une large audience, que cette culture a réussi à s’implanter. Après la sortie de « Moon Safari », beaucoup de curieux ont creusé le sillon – avec plus ou moins de réussite. Mais difficile de recopier les pionniers de la première fois; le disque d’Air étant l’exemple même de l’ouverture des possibles, un rêve pop digital qui se fera réalité en France. Le magazine anglais The Quietus déclarera même qu’avec ce disque, « Air a réussi à faire en sorte que le monde prenne la pop française au sérieux ». 

En touchant un large public avec ces idées, ils ont aussi donné de l’espoir à beaucoup d’artistes par la suite et ont su créer une légitimité. Même s’il faut le préciser – et vous en tirez le constat que vous voulez – « Moon Safari » s’est beaucoup plus vendu à l’étranger qu’en France.

Air // Moon Safari // Édition vinyle 180g, 25e anniversaire
https://t.co/Ef9rH04n57

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