C’était un soir décembre 2011, il neigeait sur les Champs Elysées et dans deux jours ce serait Noël. Après cinq mois de course poursuite et de pirouettes stylistiques pour amadouer sa vieille secrétaire, Michel Rocard semblait enfin disposé à m’accorder un peu de temps pour une entrevue dans son vaste bureau du think tank socialiste de Terra Nova. L’objectif de cette rencontre ? Evoquer la Présidentielle à venir, mais aussi tenter de comprendre pourquoi la politique française avait ces jours-ci du plomb dans l’aile. Un an plus tard, et alors que le « changement c’est maintenant » ressemble de plus en plus à une farce tranquille, relire celui qui n’est jamais devenu Président permet d’y voir plus clair sur les paradoxes de l'accession au pouvoir.

On peut s’étonner de lire ici un entretien avec un homme politique, qui plus est avec un pré-retraité de 82 ans à qui il faut en général 15 minutes pour articuler sa pensée et les mots qui vont avec. Après tout, les affaires de la Cité ce n’est pas vraiment notre fonds de commerce, et les mauvaises langues diraient qu’on a déjà bien du mal à écrire sur la musique pour en plus s’essayer à la critique politique. Patrick-Swirc-Rocard_largeNéanmoins, et face au cynisme ambiant qui ratiboise la croyance premier degré, voire la possibilité même d’émettre un avis différent de celui de la pensée dominante, il m’a semblé intéressant de publier cet extrait du livre paru voilà un an aux Editions Rue Fromentin, sous ma « véritable » identité. Consacré à l’élection présidentielle, le bien nommé A Voté ? n’a pas été – doux euphémisme – un best seller, pas plus qu’il n’a changé le cours des élections. Clôturant ce livre après un an de rencontres avec militants et élus pour qui la politique s’apparente encore à une sorte de religion, les propos de  Michel Rocard apparaissent aujourd’hui comme intemporels. Ils expliquent aussi bien la montée du Front National au début des années 80 que la lente désaffection vis à vis des politiques actuels, le manque de charisme des challengers ou encore cette citation de Vincent Lindon, qui un soir de 2011 déclara au Journal Télévisé : « Moi je veux voir un Président promener son chien dans les allées d’un parc, ça me rassure ». Alors que l’affaire Cahuzac anime toutes les rédactions bien contentes de trouver là enfin un peu d’action, le parcours du cinquième Beatles qu’est Rocard reste mille fois plus passionnant que l’incapacité de la gauche actuelle à faire rêver. Car tout de même, cet homme a connu autant de France que de gouvernements et autant d’espoirs que de défaites ; sa carrière cabossée est pour ainsi dire à l’image d’une France qui a toujours hésité entre l’immobilisme et la révolution. Cinq mois, ce n’est finalement pas cher payé pour rencontrer l’une des dernières grandes figures de la Cinquième République, qui plus est impartiale parce que revenue de tout (et de tous). La Présidentielle, il y a souvent pensé sans jamais réussir à aller jusqu’au bout. Ses idées, des plus ambitieux que lui se sont servis dans la boutique sans même payer l’addition. Quant à sa France, personne n’en a jamais voulu.

En soixante ans de carrière, il a tout connu ou presque. La Seconde Guerre mondiale, l’apogée du Gaullisme, une première – et dernière – Présidentielle en 1969 comme candidat du Parti Socialiste Unifié, la gauche réunifiée des années 70, les rivalités avec François Mitterrand, la cohabitation des années 80, les délices de Matignon, les couleuvres du socialisme, les coups bas du RPR. Et puis d’un coup plus rien, le placard à balais. Tout ça à cause d’une bête erreur stratégique [1]. Son seul regret : « être parti sur une faute tactique, mais au moins dans la dignité ». De toutes ces années à se battre pour des idées – et non des mandats – Rocard n’a gardé aucune rancœur. Tout au plus, un enseignement : pour devenir Président de la République, il faut être un tueur. Ce qu’il n’est pas. Roquet ou tocard, Michel est souvent dépeint comme un homme politique à part ; trop intelligent pour être accepté par les Français mais pas assez malin pour conquérir l’Elysée. On lui doit la « deuxième gauche », la décentralisation, la création du RMI, les accords de Matignon, la création de la CSG et bien d’autres choses encore mais inlassablement, c’est l’image d’éternel Poulidor de la politique qui lui colle à la peau. Le souvenir d’un homme qui aura passé sa vie à combattre François Mitterrand et qui, lui ayant survécu, ne parvient toujours pas à envisager l’Elysée avec sérénité. La Présidentielle, il l’a raté en 1981, 1998, 1995 et même, dans une relative indifférence, en 2007 [2]. A sa façon, Michel Rocard incarne encore aujourd’hui cet irréductible fossé qui sépare le désir et les possibles. Au milieu et sur un pont suspendu : le goût du pouvoir.

6a00d8341d65e953ef00e54f40e90a8833-800wiUne anecdote illustre mieux que tout le reste l’incapacité du candidat à devenir Président. Nous sommes le dimanche 19 octobre 1980, premier jour d’ouverture du dépôt des candidatures socialistes à l’élection présidentielle. Ni une ni deux, Michel Rocard se déclare et prend son concurrent direct, François Mitterrand, de court. Le premier est jeune, sémillant, dynamique. Le second est usé, mais terriblement rusé. Cette fois c’est sûr, Rocard tient sa revanche, il va le flinguer le tonton. Il promet un discours pour le soir même, depuis sa mairie de Conflans, prévu pour être diffusé en direct sur les trois principales chaînes que sont TF1, Antenne 2 et FR3. Petit détail technique, pas grand-chose, les trois chaînes sont sensées se grouper sur une seule caméra. L’heure approche, Rocard va débuter son discours face aux millions de Français. Au moment de s’élancer –  surprise ! – le candidat se retrouve face à deux caméras. Il décide d’en fixer une au détriment de l’autre. Coup de poker mais pas de bol, c’est celle de FR3. La majorité des téléspectateurs découvre alors un Rocard qui ne les regarde pas dans les yeux. C’est fini. Sur la fin du discours, il bafouille un lapsus éloquent : « J’assumerai dans leur intégralité toutes les responsabilités qu’implique ma volonté, pour demander leur conscience, euh leur confiance, aux Français ». Voilà, c’est foutu. Entre temps, Mitterrand l’a devancé en se déclarant candidat dans l’après-midi. En l’espace d’une journée, Michel Rocard est passé du statut d’outsider aux dents longues à celui de l’homme hautain qui regarde les Français de travers. L’histoire tient quand même à peu de choses. Témoin de cinquante ans de socialisme, Michel Rocard a aussi vu les valeurs de gauche s’effriter au fur et à mesure que le mur de Berlin s’effondrait, entraînant avec lui le communisme et les derniers espoirs d’un monde qu’on espérait plus juste. On pourrait discuter à l’envi de cette fameuse année 1989 où l’on découvrit naïvement que la fin de la guerre froide n’était en rien l’assurance d’un monde meilleur. La mort du communisme, la fin des deux blocs, ce serait – on s’en rendrait compte bien plus tard – la naissance d’un monde unilatéral où se côtoieraient ennemis silencieux – le terrorisme, Ben Laden – et dictatures invisibles – la loi des marchés, les banquiers nouveaux patrons du monde. Plus d’idéologies, plus de religion, même plus d’entreprises – tout le monde licencie, bienvenue dans la société du nihilisme, sans croyances, sans repères, sans utopie à défendre. En 1989, Michel Rocard est Premier Ministre, il assiste certainement au dernier grand basculement d’envergure, un peu impuissant. C’est peut-être l’un des derniers à avoir connu cette époque où les politiques pouvaient changer le monde et la vie des citoyens. Plus qu’un témoignage, c’est un document d’archive. Seul dans son grand bureau, il me fait signe : « Entrez ! Vous avez vingt minutes ». Bien sûr, monsieur le Premier Ministre. « Parlez fort, je suis sourd ».

Merci de me recevoir. S’agissant de la relation complexe qui unit les Français à leur Président, votre point de vue me semblait plus que nécessaire.

L’idée que je n’avais pas envie de le donner ne vous est pas venue ? Enfin bon, vous devez bien avoir des questions précises. Continuez.

Ma première question est candide. Quel fut, selon vos critères le dernier grand Président de la France, si tant est qu’il ait un jour existé ?

[Haussement d’épaule] Le dernier grand chef d’état… Henri IV et Charles de Gaulle sont les derniers grands bons. Depuis Charles de Gaulle le niveau est moins significatif. Il ne faut pas négliger la présidence de François Mitterrand qui a réconcilié la France avec elle-même. Jusque là, la France n’était pas une démocratie puisque l’opposition ne pouvait pas prendre le pouvoir. Il a à la fois provoqué la victoire de la gauche, banalisé – même réduit – le fait communiste et prouvé que notre constitution était compatible avec un changement. Donc du point de vue de la France c’est quand même un très gros résultat. Y’a eu des aspects moins retentissants dans son mandat mais enfin, il fait parti des Présidents importants. Pour le reste, c’est une drôle de question parce que… premièrement on ne parle que de la cinquième république. Or la cinquième république au fond ce n’est que le Gaullisme puis sa lente usure, puis l’émergence d’une gauche temporaire qui n’est pas encore, sociologiquement, très enracinée dans le pays. Enfin disons qu’elle n’est pas loin de la majorité. Enfin bon, je ne sais pas bien répondre à une question pareille, parce qu’après ça on entre sur des performances personnelles, et les détails entre Giscard et Pompidou ne me concernent pas…

Evidemment. Je repense à l’une des dernières phrases qui conclut votre entretien avec Georges-Marc Benamou [3], où vous parlez de la fonction quasi paternelle qu’incarne le Président de la République français, encore aujourd’hui. Comment expliquez-vous cet attachement, quasi génétique, à la fonction patriarcale ?

Génétique, je ne sais pas… culturel sûrement. C’est historique, la France est au fond une monarchie élective et elle a toujours le goût d’un Président paternel, rassembleur et éminent. Ce qui amène nos électeurs à souhaiter préserver une dignité protocolaire quasi royale – les autres démocraties ne fonctionnent pas comme cela. Et c’est là que Nicolas Sarkozy n’a pas compris la France. Cela avait du sens de vouloir familiariser nos instances et rendre le pouvoir d’accès plus facile, plus proche des gens… mais les Français n’en veulent pas ! Il a simplement fait une erreur d’analyse, je crois que c’était dans sa nature. Je ne suis pas parmi les gens qui lui en veuillent le plus, moi je comprends ses soucis… mais c’est comme ça.

« Sur le long terme, la pensée rocardienne a été gagnante : même Hollande est obligé de parler Rocard ! »

Pour rebondir sur Sarkozy on vous a même souvent taxé à tort de centriste de gauche, voire même socialiste de droite, d’où ce surnom « Rocard-d’Estaing – pas très gracieux. Je ne vous demande pas de commenter ce diminutif, mais est-ce que l’idée d’un gouvernement d’union nationale peut être une solution pour sortir la France de l’impossibilité à gouverner sur le long terme ?

C’est une question bizarre car on réfléchit à ces sujets avec le modèle général des pays européens qui nous entourent, or il n’est pas applicable en France. Si vous définissez un parti politique comme le rassemblement d’hommes et de femmes autour de convictions qu’ils veulent imposer avec comme finalité le choix d’un candidat qu’on amène à la majorité sur la base d’un électorat entre 7 et 9% – ce qui est le cas dans à peu près toute l’Europe – alors la France n’a aucun parti politique. Nos structures sont toutes petites, et les deux grosses – l’UMP et le PS – compilant à elles deux 300 000 adhérents, ça fait même pas 1% de nos électeurs… ce qui veut dire que la force d’accès à l’opinion, indépendamment des médias, est nulle. Dans ces conditions là, l’appel à des coalitions de gouvernement devient ici presque logique alors que partout ailleurs elle est souvent ressentie comme une catastrophe. Donc pour vous répondre, les raisons d’une coalition pourraient effectivement grandir. Simplement les intérêts électoraux sont un sacré ciment et moi j’observe toujours que les gouvernements de coalition sont beaucoup plus paralytiques que les gouvernements à majorité claire. Et dans le raisonnement général qu’on tient sur le mode de scrutin français, on est obnubilé par le souci de représentation et on oublie complètement qu’après avoir composé un gouvernement… il faut décider. Plus on affronte de difficultés graves, plus on devine que les mesures à prendre vont être redoutables – et pas seulement fiscalement – et plus il est nécessaire que le pouvoir ait une majorité claire. On va dire qu’il peut se passer n’importe quoi si la France est subitement désemparée, mais la grande mode en ce moment c’est l’acceptation que l’efficacité dans la décision n’est pas le critère principal… Ca, c’est étranger aux politologues et aux commentateurs journalistiques qui ne regardent que l’aspect représentatif, mais c’est quand même une méga faute. Michel-Rocard-1991_pics_809

Dès 1981 vous alertez le gouvernement Mitterrand – dont vous faites parti – sur la nécessité d’une dévaluation du Franc, tout en dénonçant des propositions uniquement fondées sur du rêve, sur quelque chose qui économiquement n’était – hélas – pas viable [4]. Vous rendez-vous compte à ce moment précis que vous ne pourrez jamais être Président de la République parce que vous ne serez jamais capable de mentir aux Français ?

Le gouvernement Mitterrand, à ce moment là, savait pertinemment qu’il allait dans le mur, et moi à ce moment là je sais bien que je suis minoritaire. Mais d’autre part, ma stratégie pour que mes idées marquent mon parti – et mon pays – ne passait pas par la Présidentielle, elle passait par la construction d’une force collective. Et c’est ça qu’on a réussi ! Sur le long terme, on a été gagnant : même Hollande est obligé de parler Rocard !

L’un des constantes de votre carrière, c’est qu’en dépit d’une carrure présidentielle, de 1969 à 2007, vos grandes idées ont toujours été appliquées par d’autres que vous. Si je reprends une expression que vous aimez bien, votre truc c’est d’arriver, contre vents et marées, à « diluer le sel dans l’eau ».

Disons que j’ai été porté par les flots comme le patron d’un courant d’idées. Et sur 40 ans, pour résumer, ce courant a grosso modo gagné. Au passage, je suis aussi le réveilleur de la voie d’eau. Vous savez qu’on va bientôt inaugurer le Canal Seine-Nord ? C’est une idée qui est mienne et que j’ai formalisée, avant même d’être député, en 1978. Eh bien on va probablement poser la première pierre 34 ans après l’idée et l’inaugurer 39 ans après. Je serais probablement là pour l’inauguration de ce canal, et je ferai un discours sur le temps en politique. [Deuxième cigarette, silence d’introspection] Dans mon cas, ça veut dire que les petits hasards du destin personnel n’ont pas grande importance. L’importance, c’est globalement le poids du courant.

« Le travail c’est ma santé. Si j’arrête, je crève. »

La grande leçon du temps politique, serait-ce la patience ?

Le terme est un peu négatif. C’est la combativité qui doit être longue, ce qui revient finalement au même. Voilà pourquoi Sarkozy m’a mis hors de moi avec sa déclaration sur la taxe carbone, « l’environnement vous trouvez pas que ça commence à bien faire ? ». Pour moi c’est l’exact contraire de sa fonction et de son métier, c’est un crime contre l’humanité de dire ça. Mais avant même le crime écologique, il y a aura la finance.

Ce dérèglement économique mondialisé, pour revenir au démantèlement de l’URSS en 1991 et à la porte laissée grande ouverte au capitalisme, n’est-il pas dû au fait qu’il n’y ait plus aucun bloc politique pour faire office de contre-pouvoir ?

Attention, penser ça c’est occulter le fait que les capitalistes auraient pu être intelligents ! Qu’il n’y ait plus aucun bloc, plus de mur, cela nécessite environ 50 ans pour tout reconstruire. Mais que les capitalistes aient été à ce point stupides et épris du monétarisme, c’est ça qui est grave ! Si l’économiste qui conseillait les instances américaines s’était appelé Joseph Eugène Stiglitz ou James Wolfensohn, plutôt que Jeffrey Sachs, c’eut été autre chose, on aurait gardé un frein. Au lieu de ça tout le monde a préféré s’enrichir sans contrainte tout en préservant le pouvoir. Sauf que le premier pays où on compte désormais le plus grand nombre de milliardaires, c’est la Chine… l’enjeu pour l’Europe sur les 50 prochaines années c’est donc de pouvoir tenir face à la Chine, et non plus face aux Etats-Unis dont le leadership est désormais défaillant. Et tout ça, à la condition que l’euro survive. La grande tempête monétaire mondiale me semble hélas fatale, essayons de faire en sorte que la crise de l’euro n’en soit pas le détonateur.

Sentez-vous la gauche actuelle dans cette dynamique ?

Non mais… je me sens le devoir de contribuer à l’y mettre [Il tapote sur une grosse pile de dossiers posés sur le bureau]. Comme d’habitude, le travail c’est ma santé. Si j’arrête, je crève.

Mais comment expliquez-vous que le socialisme français ait, depuis sa création, les pires difficultés à proposer une alternative économique réaliste à cette droite capitaliste décomplexée depuis la chute du mur de Berlin? Est-ce dû à un manque de culture économique ?

La première est que la France est l’un des plus mauvais pays européens du point de vue de l’enseignement de l’économie, totalement absente au collège, au lycée – hormis en option en terminale – et en fac où c’est encore une discipline limitée. Donc on apprend l’économie nulle part. C’est une sorte de dérive historique, ça fait cent ans que ça dure. La deuxième raison, c’est que partout ailleurs qu’en France la gauche a été souvent et utilement au pouvoir, avec compétence. Quand elle arrive au pouvoir en France, du Cartel des Gauches au Front Populaire en passant par le Front Républicain de Guy Mollet, ça finit toujours par des échecs financiers retentissants. Au milieu de tout ça, il y a l’exception Pierre Mendès-France que la gauche ne reconnaissait pas ! Prenez le cas du socialisme français d’une autre façon, c’est le seul en Europe qui soit mort quatre fois : il né en 1905, soit 42 ans après les copains allemands et scandinaves. Il meurt en 1919, quand le camarade Lénine pose le problème de savoir comment on fait pour prendre le pouvoir de l’Internationale Socialiste où il se fait jeter de partout SAUF en France, où le PS décide à Tours en 1920 de se transformer en Parti Communiste. Le Parti Socialiste a ensuite et fort logiquement été refondé avec des jeunes et des enthousiastes, et il n’y a plus un ancien ministre respecté et capable de dire aux jeunes que le pouvoir c’est quand même un plus compliqué que ça. Pas de respect pour les vieux… Alors le PS repart comme ça pour finir dans la collaboration avec l’ennemi, Pétain et le traité de Munich. Ce qui a comme résultat qu’à la Libération un parti nouveau a émergé de la Résistance, recrée avec quelques effectifs du SFIO mais avec l’interdiction par Daniel Meyer de la réinscription des 30 000 élus restés en place sous Pétain. C’est une nouvelle mort ! Et on refait un parti à neuf avec une troisième génération de militants tous nouveaux, inexpérimentés et plein d’espoirs révolutionnaires, mais sans fondements économiques. Et ça donne le gouvernement de Guy Mollet, ce qui aboutit à la guerre d’Algérie. Alors avec tout ça, autant vous dire que moi je suis dans la culture d’en face. Parce que vous avez deux définitions du socialisme : l’une se définit par l’éthique et les droits de l’homme, l’autre par l’économie. Sur le plan économique, l’éthique socialiste c’était l’appropriation collective des moyens de production, je ne suis pas dans ce coup là et je vous laisse trancher sur cette difficile question : la connerie peut elle être de gauche ? Face à l’imbécillité, moi je n’accepte pas d’être déclaré de droite. Quant à la moralité publique devant l’argent, ou face à la décolonisation, j’étais tout du long à l’extrême gauche… Alors foutez moi la paix avec mon socialisme de droite, ah ah ah ! Ce que je suis en train de vous expliquer, c’est qu’il faut bien comprendre la manifestation des individus par rapport aux destins collectifs. Après la guerre d’Algérie, des accords d’Evian en 62 à l’arrivée de Mitterrand en tant que premier secrétaire en 71, la SFIO entre en déliquescence, y’a plus rien, pas une seule déclaration politique, seulement 60 000 types qui s’emmerdent et qui ont tous plus de soixante ans. L’arrivée de Mitterrand en 71, c’est donc une nouvelle renaissance. Le drame c’est qu’il va organiser cette renaissance en gardant le vocabulaire jacobin, voire même le vocabulaire fond de classe, au lieu d’assumer une rénovation qui se préparait et pour laquelle les forces se préparaient, moi y compris. Quatrième mort du socialisme… Tout ça veut dire qu’il n’y a pas eu transmission de l’acquis, principalement en matière économique. 2604rocardinside

Qu’est-ce qui vous pousse encore vers la Présidentielle, après la mort de Mitterrand?

Ah ah, je vois que vous avez très envie de faire ma psychanalyse, mais je vais vous répondre tout bêtement par une pratique. La constitution de la cinquième république est ainsi faite que vous n’avez pas d’influence politique si vous n’êtes pas porteur d’une candidature au sommet. C’est une condition pour rassembler, alors j’ai géré cette condition aussi souvent que j’ai pu. Mais plutôt en rigolant…

L’une des nombreuses choses qu’on ne sait pas sur vous, c’est que vous avez connu Jean-Marie Le Pen en 1949, alors que vous étiez à la faculté de droit et que ce dernier y avait commencé la politique en truquant les élections UNEF qui vous opposaient tous les deux. Soixante ans plus tard, je ne vais pas vous demander votre avis sur le programme de sa fille, mais plutôt sur les électeurs du Front National, toujours plus nombreux.

Est-ce que c’est vrai ça, que le Front National soit en constante progression ? Le père a déjà fait 15% à la Présidentielle, c’était en 1995. La France a une tradition d’extrême droite depuis très longtemps, on a déjà vu avec Tixier-Vignancour ou les ligues de 1934, et cette tradition fluctue en fonction du reste de la droite, selon qu’elle est crédible ou pas pour la victoire. Je n’ai jamais réfléchi à ça, mais je crois la fille plus intelligente que le père, plus attentive à gommer quelques aspérités du projet ou du discours pour se rendre plus acceptable, notamment vis à vis du monde juif.

Ca ne semble pas vous affoler.

La France n’est pas un pays fasciste… on est trop protestataire, rigolard, roublard, intolérant, divisé. Vous savez, entre 15% et 51%, y’a une sacrée distance. Je ne suis pas très inquiet pour 2012 ; la droite actuelle est dans la panade, ça laisse de la place au FN, qu’ils se démerdent ! Et c’est pas nouveau, du reste.

J’ai cru comprendre que la foi spirituelle vous avait quitté voilà déjà fort longtemps, mais après toutes ces années et sans même faire de clin d’œil à l’adieu Mitterrandien, vous arrive-t-il encore de croire aux forces de l’esprit ? Quoi d’autre, pour expliquer qu’à 81 ans vous soyez encore assis derrière votre bureau un 22 décembre ?

[Troisième cigarette, temps de réflexion] Le combat dominant tous les autres, tout au long de ma vie politique, est un combat éthique. Je pourrais vous dire dans un sourire que j’ai trouvé à peu près toutes les religions installées comme très insuffisantes sur le plan de l’éthique sociale contemporaine et que les vraies forces de l’esprit leur sont étrangères. Parce que toutes les religions sont des affaires de mecs visant, indépendamment de ce qu’elles racontent sur la transcendance, à s’organiser pour emmerder les femmes. Et c’est complètement insupportable. Mais la zone de l’esprit est complément décisive, et à ce titre Mitterrand est un grand usurpateur. Du point de vue de l’éthique politique, à commencer par le respect de sa parole.

« Qu’est-ce que vous voulez que foute un ministre qui vit deux ans ? »

Et s’il fallait dresser le portrait-robot de ce Président idéal, qui peut-être n’existe pas ?

Ce Président, il faut qu’il ait du caractère car il faudra résister à des tas de choses affreuses. Et surtout, qu’il fasse l’effort d’être compétent… (…) Tout le temps qu’on passe à les faire parler de leurs vies personnelles, c’est du temps qu’on ne passe pas à analyser le degré de contamination de l’économie chinoise par la bulle financière et donc de la menace potentielle qui représente un tsunami financier mondial pour l’automne prochain.

Le fait que les médias s’intéressent davantage aux personnes qu’aux idées, en avez-vous pris votre parti ?

Sûrement pas ! C’est du crime contre l’humanité. Sur ce point je n’ai pas trouvé la solution mais sur des problèmes partiels j’en ai trouvé une autre. Prenons l’exemple de la réforme d’Air France, en quasi faillite à mon arrivée à Matignon, ma manière de faire c’est qu’il n’y a pas eu d’annonce. Et que donc les médias n’ont rien eu à se mettre sous le nez jusqu’au moment où le projet de loi était prêt, toutes les discussions sociales ayant discrètement abouties. Et donc c’est passé. Parlant des médias, je comprends bien la contrainte de l’image et des formats, mais pour moi c’est panem et circenses, et donc c’est l’une des clefs du déclin du bas empire romain qui (re)commence. Ca ne prend que trois siècles, on n’est pas pressé ah ah !

Comment fait-on, en tant qu’homme politique, pour résister à cette pression médiatique, à cette compression des messages ?

Mais enfin vous êtes marrant vous… on ne résiste pas !

Oui mais vous êtes encore là, après 50 ans de combat. C’est bien la preuve que…

MAIS ON NE SERT PLUS À RIEN ! La direction du monde est passée aux grands financiers et à quelques directeurs d’antenne comme CNN. En France c’est très limpide, un projet de réforme qui a le soutien des médias peut se faire, un projet de réforme qui ne l’a pas ne passe pas. A cela il faudrait rajouter les contraintes de la cinquième république où l’instabilité ministérielle est très forte. On parlait tout à l’heure du temps politique avec l’histoire Canal Seine-Nord, 35 ans entre la décision et la finalité. En comparaison qu’est-ce que vous voulez que foute un ministre qui vit deux ans ? Il vous faut une première année pour prendre un vrai contrôle des mécanismes de pouvoir qu’on a sous soi et qu’on ne connaît pas quand on est nommé, encore un an pour négocier ; bref à moins de quatre ans on ne peut plus rien faire. *** michel-rocard-et-le-cercle-polaireComme on n’avait plus rien à se dire, et comme il n’y avait plus rien à faire, l’entretien s’est conclu ainsi. Au bout d’une heure, Michel a fini par me souhaiter bonne chance et moi, bêtement, je lui ai rendu la pareille. Dans son vaste bureau, une gigantesque photo trône, cachée derrière les dossiers. On y devine l’ancien Premier Ministre emmitouflé dans une combinaison de survie, seul avec quelques chercheurs sur un iceberg de l’Antarctique pas encore à la dérive. « L’arctique c’est 6000 ans de tranquillité, de regard distant, poétique [5] ». Ca c’est du Rocard tout craché. Il y a l’art des ellipses, un lyrisme apaisé ; et puis cette expertise du temps long dénigrée par tant de ses confrères. Le vieil homme a-t-il pensé, très loin sur son bout de glace, à cet ancien monde en train de couler ? A-t-il été ému en pensant à la crise mondialisée et à tous ces politiques impuissants qui, de promesse en promesse, nous font perdre tout espoir d’un futur sous contrôle ? Certainement. Alors lui souhaiter bonne chance… Retour à la maison, complètement sonné, en repensant à l’une des dernières phrases hurlée dans le micro avec toute la rage de celui qui sait sa profession condamnée : « ON NE SERT PLUS A RIEN ! ». Sans raison, je décide d’invoquer les forces de l’esprit grâce à une étude numérologique en testant un premier cobaye. Les conclusions du site Internet sont éloquentes : « Vous êtes Michel Rocard, né le 23 aout 1930. Votre cycle de vie, le 4, indique que vous êtes fait pour bâtir, au sens propre comme au figuré, en mettant en place des fondations solides. Vous êtes depuis le 23 août 1986 dans votre troisième et dernier cycle, le cycle de la moisson. Et ça n’est pas aussi facile que vous étiez en droit de l’imaginer… Bâtir des certitudes dans un monde en perpétuelle évolution n’est pas chose aisée. Défendre les fondations que vous avez bâties, préserver les acquis, tout cela est une activité à plein temps et le repos n’est pas pour aujourd’hui… » C’est fou ce que les numéros peuvent parfois parler mieux que les mots.


[1] Après avoir démissionné de sa fonction de Premier ministre en 1991, Rocard deviendra le premier secrétaire du Parti socialiste en 1993. Il décide alors d’être parallèlement tête de liste aux élections européennes de juin 1994, lors desquelles il subit la concurrence de Bernard Tapie, quasi imposé comme rival par François Mitterrand. À la suite du mauvais score de sa liste (14,5 %), Henri Emmanuelli et Laurent Fabius le mettent en minorité au conseil national du PS et Rocard doit démissionner de son poste de premier secrétaire en 1994, abandonnant de fait toute possibilité d’une candidature aux Présidentielles de 1995. C’est du reste son seul point commun avec Lionel Jospin : être parti après une défaite électorale.
[2] En mars et face aux sondages qui donnent tous Ségolène Royal perdante au second tour, Rocard propose alors à l’élue socialiste de la remplacer au pied levé : «Il n’y avait plus rien à faire, elle était fichue, c’était visible. Je savais que je restais toujours parmi les cinq ou six socialistes en tête des sondages… C’était une possibilité d’éviter la défaite. Mais il était peu probable qu’elle dise oui». (Source : Paris Match). Suite à ce refus, il proposera  alors une alliance entre Ségolène Royal et François Bayrou sous la forme d’un accord mutuel de désistement. En vain. On connaît la suite.
[3] « Si la gauche savait, Entretiens avec Georges-Marc Benamou », Editions Robert Laffont, 2005.
[4] Le déficit public, très à la mode ces derniers mois, débute en 1982 avec la mise en place des 110 propositions de François Mitterrand. En l’espace d’un an, les dépenses publiques augmentent alors de 27%. Ce qui aura pour effet d’entraîner le pays dans une forte récession dès 1983 et expliquera, trois ans plus tard, le début d’une cohabitation avec la droite chiraquienne.
[5] Extrait d’un texte inédit écrit par Michel Rocard à l’occasion de ses déplacements en tant qu’ambassadeur de France chargé par Nicolas Sarkozy des négociations internationales aux pôles Arctique et Antarctique. Le texte a récemment été publié dans le livret du nouvel album d’un groupe de rock français, Weepers Circus.

10 commentaires

  1. Putain de papier…
    Si un jour tu as l’occasion de revoir ce type (un vrai Grand bonhomme), interroge-le sur Ouvéa. Ce jour-là, il était seul

  2. … il était seul au monde, donc (je poursuis après une maladresse digitale – sacré whisky) pour prendre une décision. Il l’a fait. Elle a été la bonne. A ce moment-là de l’Histoire, c’était pas rien. C’est un grand type que ce Michel Rocard….

  3. Un peu surpris qu’il élimine « l’appropriation collective des moyens de productions » aussi vite.
    Je veux bien qu’aujourd’hui ce ne soit plus son créneau mais son PSU était clairement dans cette voie, à travers l’autogestion principalement. Peut être en avez-vous parlé un peu aussi ?

    1. Non pas vraiment, je crois que je n’étais pas très intéressé par cette partie, du coup je ne l’ai pas poussé plus que ça…

  4. Pas de langue de bois, du cash-talking, des ellipses, c’est bien Rocard, en lisant cette ITW, ç a donne envie d »écrire la Part de l’Autre « président » : l’uchronie de 1981, non? A moins que ce ne soit inutile de réécrire l’histoire? ou qu’il faille l’écrire tout court…

    Chouette papier pour un grand môssieur! Surtout par les temps qui courent…

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