Vrai succès de librairie publié en 2008 à Londres, la bio de Mark E Smith est finalement arrivée dans les bacs des maisons françaises sérieuses à l’été 2016. Un coup monté, ça va sans dire.

C’est le privilège de l’âge et même d’une certaine sagesse si l’on en croit le titre du dernier disque de The Fall, ‘Wise old man‘, disque aussi brillant que la plupart des autres albums du groupe dont la postérité retiendra notamment ‘Country on the click en 2003 et ‘Fall heads roll’ en 2005. The Fall est d’abord un groupe qui pose un problème de temporalité dans l’histoire générale de la pop culture (on va appeler ça comme ça hein, c’est quand même plus simple) ; d’abord parce que soi-disant Fall serait un groupe punk des années 80, ce que la Smith family conteste formellement. Mais pour autant, Fall serait quand même un groupe post-punk mais des années 2000 ; tout ça sans producteur sans Swinging London et sans Malcom Mc Laren. Va falloir qu’on nous explique…

Moi et les tapettes londoniennes. The Fall, pour ceux qui l’ignorent encore (mais c’est catégoriquement impossible), est une brillante formation née dans le Manchester d’avant l’Hacienda et qui survivra à peu près à tout ce qui a pu se dérouler après. Un groupe qui – pour faire court- se résume à son leader et fondateur Mark E.Smith et à ses successives épouses. Le privilège de l’âge (Smith à 60 ans l’année prochaine mais évidemment il en paraît beaucoup plus) c’est peut-être cette drôle de position à la fois politique et musicale qui lui a permis de fréquenter à la fois les Clash et les Stone Roses tout en les critiquant copieusement pour mille et une raison qui tiennent essentiellement au fait que monsieur Smith se revendique de la classe ouvrière et de la province anglaise (son père ouvrier, lui-même ayant pas mal travaillé en tant que docker). Au fond, Mark se verrait bien en Hemingway du post-rock tandis que les autres, tous les autres, seraient d’espèces de tapettes londoniennes décérébrées. Je résume, mais en gros le papy terrible du rock anglais se revendique essentiellement des Stooges pour l’attitude, le son et la parcimonie des accords utilisés. Et puis, surtout, Iggy le faisait bien marrer quand il passait à la télévision en 1975.

L’énorme avantage de Smith c’est qu’il n’est pas mort et que la plupart de ses nombreux albums tiennent vraiment la route. Il appartient aussi à ces rares représentants d’une génération qui a vu naître et puis finalement mourir un gros fait social, un « putain de phénomène» : pas moins que le début et la fin du rock’n roll. Pas donné à tout le monde en fait, et surtout pas à ceux qui sont nés encore avant et qui cumulaient alors les handicaps tels que de modestes espérances de vie et un monde un peu lent, « avant Internet », avant, bien avant la fibre. Mark E. Smith, lui, a fini le livre de l’histoire du rock (ce récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien comme disait Shakespeare) et du coup, il a écrit le sien. Renegade, the Lives and Tales of Mark E. Smith a été publiée par Viking Books et s’est classée dans la liste des 10 meilleurs livres de la catégorie Non-fiction du Sunday Times (on fait ce qu’on peut). Pas vraiment un scoop puisque le livre est sorti en 2008 mais qui, surprise, a été publié en France il y a peu. On lit donc Smith dans son texte de fringuant quinquagénaire qui vient tout juste de pécho une super meuf et qui a bien remonté la pente au bout de laquelle l’avait laissé la presse branchée : à côté des toilettes du festival de Glastonbury où il s’était endormi dans son vomi, ivre mort, alors que Dylan entrait sur scène. On se demande quand même pourquoi personne ne lui a offert un rôle dans le nouveau Ghostbusters

« C’est le drame de ma vie, je dois dire : les gens ne pigent rien à ce que je fais. » (Mark E. Smith)

Good people from Prestwich. Bref, lorsque Mark publie le livre, il n’en est plus là et huit ans plus tard, c’est certain, il a encore pris du champ. On a même l’impression qu’il rajeunit… Et puis le Brexit a dû bien le faire marrer puisqu’il confirme sa pensée ronchonne qu’il ne se gêne pas de donner sous le regard un peu crispé de la chouette Madame Smith : l’argent qui manque, l’afflux des immigrés, tout cela est une réalité que vous ne comprenez pas vous tous, London faggots… Alors, c’est vrai que l’on pourrait se contenter de voir chez le personnage une figure réac de plus : un pauvre mec qui a perdu ses économies dans le tourbillon des arnaques aux assurances dans les années 90 et durant lesquelles il a connu une mise en faillite personnelle et s’en est finalement sorti grâce à l’aide des good people de son Prestwich natal (à 13 kilomètres au Nord de Manchester, comptez environ 30 minutes en voiture).
Ce qui surnage de ce flow venimeux écrit avec le sans doute très patient Austin Collings qui, du coup, a publié son premier recueil de nouvelles quelques années plus tard (The myth of brilliant summer, Pariah Press) c’est cette idée que Mark est un incompris ; les gens prendraient un peu trop au sérieux ce qui en fait relèverait de l’humour; ce qui expliquerait bien des malentendus. Par exemple, ce chapitre intitulé Les groupes ou la parade des clowns où il parle de ses musiciens comme de joueurs de foot qu’il aurait achetés puis revendus, expliquant au passage que l’expérience lui a enseigné que « 50 % des musiciens sont des traîtres ». Notez également que Mark aurait des dons de médium et dirait ou écrirait des choses qui finissent par se concrétiser. Et, accessoirement, qu’il a passé pas mal de temps à tirer le tarot en envisageant même, lors des périodes de vaches maigres, d’en faire son gagne-pain (la voyance, la version Fall du coaching). Mais, au fond du fond, je pense que Mark rêve secrètement d’être Elton John, pas forcément pour les costumes hein, mais pour cette intuition géniale qui l’a incité à racheter Watford FC, un modeste club pro qui a finalement été sacré champion d’Angleterre en 1984.

On pourrait d’ailleurs carrément mettre Smith en examen de délit de réaction en constatant que ce gars croit dur comme fer à l’existence de la culture populaire et, en ce sens, déteste foncièrement ce que le football est devenu  (« dès qu’ils se sont appropriés le sujet avec leur humour d’étudiant propre sur eux – Damon Albarn, Nick Hornby et les autres-c’était foutu d’avance, c’est devenu un joujou de la classe moyenne »).

Mais quand même, il faut le répéter, Mark a une excuse : parce qu’il a grandi sur la queue de la comète du baby boom, il a littéralement vu naître et mourir le rock’n roll (aujourd’hui, « tous les groupes ont la même attitude, les accords ne vont nulle part. Je ne suis pas musicien mais j’ai quand même l’oreille pour ça et en tant que leader c’est un avantage. Eh bien, je peux vous dire que ces merdes c’est ni fait ni à faire »). Pour lui, le moment du décès se situe aux alentours de 1997 (date de la fermeture de l’Hacienda), « Brusquement, je suis passé des interviews où on me posait des questions sur l’origine de mes textes ou mon obsession pour l’horreur à « combien de fois faites-vous l’amour par semaine » ? ou « quel est votre album préféré ? » Passées la posture ouvriériste, la sentimentalité désuète de la vieille Angleterre (les paysages qui ressemblent à de vieilles photos, les rangées de maisons proprettes, les clubs du parti travailliste), Smith appuie là où ça fait mal, sur le ventre mou d’une pop-culture devenue le modèle du capitalisme du XXIème et pour lequel il n’a évidemment que du mépris : lui qui n’a pas fait d’études trouve plutôt très noble de se cultiver et de ne pas parler comme s’il vivait dans une série télé. Comme il dit encore : « je déteste toujours travailler le samedi. C’est mon jour de congé. Je me lève à midi et je picole toute la journée. Je fais ça depuis que j’ai 16 ans. Ecouter des disques, glander. Aller boire une pinte ». Et puis cette petite précision old-school, : « je faisais toujours un enregistrement de mes vinyles sur cassette… sur un magnéto dans ma cuisine , ça donnait pas un son propre mais ça valait encore mieux que la version CD ». Et, enfin, cette confession complémentaire sur la jeunesse, lui qui a ma connaissance n’a jamais eu d’enfants : « ces mecs sont dénués de capacité d’émerveillement, je pense que leurs parents leur en ont trop dit ». A l’époque de Miss Marple, c’était quand même autre chose…

Mais il faut bien que quelqu’un se coltine le récit du déraillement de la pop-culture. Lorsque les héros aux cerveaux cramés ont eu des enfants et les ont placés dans des écoles privées ; quand ils n’ont pas moufté lorsqu’on leur a appris qu’ils faisaient parti des 1 milliards de mecs les plus riches de la planète qui vivaient entourés de 4 milliards de pauvres (les chiffres sont approximatifs). Tout ça pour dire que Smith est un brave gars qui, par exemple, adore s’occuper personnellement des pochettes de ses disques, celle de ‘Reformation Post-TLC‘ (2007) , par exemple, qu’il décrit comme une sorte de photos de prison pris par des matons un peu pompettes après quelques canettes le soir de Noël, pour l’envoyer aux familles des détenus. Faut-il encore préciser qu’il conchie tout ce qui de près ou de loin ressemble à du cool et qu’il préfère l’époque où les gens fumaient à la télé ? Le privilège de l’âge donc et la fierté de venir d’une époque ancienne qui pourrait être le sujet d’un film d’art et essai ; l’arrière-cours du Manchester du début des années 60 où des Teddy boys pas trop débiles utilisent des pigeons voyageurs pour communiquer avec leurs nanas (toujours plusieurs pigeons pour plusieurs destinations) en racontant aux kids comment chiper un exemplaire de Playboy dans la Grocery’s local. Tout cela émeut et visiblement émeut également notre héros qui reste toutefois un sujet à controverse pour ses « ex proches » (parce qu’avec Mark, la proximité rime très vite avec la déchéance de la convivialité). Dont son ex qui se fait toujours appeler « madame Smith » et dont on sent le poids de la thérapie post-maritale sur les épaules, et qui raconte qu’avec Mark, tout est question de contrôle : l’argent, le groupe, la femme. It was a dictatorship, basically. On sait que Donald Trump a un faible pour les concerts de Kanye West ; mais il devrait écouter les Falls, ça lui vaudrait deux ou trois tweets pas piqués des hannetons.

Ca en dit long sur notre époque. Mais quel rapport me direz-vous ? Je me comprends … Et c’est d’ailleurs un peu comme ça que fonctionne le sous-texte de Renegat … A coup de « je me comprends » et aussi de « toujours moi le bouc émissaire ». Mais un bouc façon dieu Pan, façon Mylène Farmer première époque (eh oui) protecteur des troupeaux et des habitants des bois et des prairies. L’Angleterre de toujours. Pan et son genre un peu weirdos, pas vraiment punk mais enfin, avec des cornes, une queue et des pieds de bouc quand même. Quand on pense que les mauvais esprits s’amusent à représenter Pan ivre, poursuivant les nymphes tandis que d’autres osent parfois stipuler sur le contrat de touring des Falls qu’il n’est pas autorisé à donner du whisky à Mark avant le concert. « Ca en dit long sur notre époque », comme le répète à l’envie celui qui se qualifie parfois comme un ancien existentialiste (mais qui emploie encore ce mot ?) et à qui il arrive parfois de parler d’autre chose que de lui-même et par exemple d’Orson Welles à la fin de son livre.

Ainsi, le saviez-vous, à un moment de sa vie, le réalisateur de Citizen Kane a eu de sérieux problèmes d’argent et a dû écrire des messages publicitaires pour la radio. Mark les a écouté en totalité (y compris les chutes) : « [C’était] des trucs pour vendre des bâtonnets de poissons panés et des conserves de petits pois. Hilarant… Le plus drôle, c’est qu’il n’était même pas foutu de lire son script. Il lui manquait un élément vital : il avait besoin de connaître le fil conducteur de l’histoire. Il n’arrêtait pas de poser des questions comme « qui a écrit ça ? » et « comment fait-on pour transformer le poisson en bâtonnet ? » De toute évidence il était soûl … J’aime sa façon d’envisager la vie comme une histoire… Il vivait dans une autre dimension. A raconter les histoires des autres, jusqu’à finir par devenir une histoire lui-même… c’est un peu puéril, d’une certaine manière, mais quand vous apprenez à faire avec et à vous en servir à bon escient, les résultats sont prodigieux ». D’accord vieux bouc, on y pensera.

Mark E. Smith // Renégat // Collection Le serpent musique/Le serpent à plumes

9 commentaires

  1. Un vrai livre rock, un bouquin qui ne vous tombera pas des mains après deux pages. Ici, pas d’auto-congratulation, pas de larmoyantes confessions mais du pur jus de colère. Salutaire et très drôle.

  2. Note de bas de page.

    Tombé sur le livre de l’ex Mme Smith qui d’ailleurs se fait toujours appeler Madame. Brix Smith Start donc qui publiait au printemps dernier chez Faber&Faber « the rise, the Fall and the rise » acheté 5 livres dans un corner de Liberty alors que Rought trade le vendait à 15… Premier effet du Brexit ?
    Bref, en quelques mots la « Brix’ version » de la période 1983-1988.

    1- avec Brix, c’est la période la plus glamour des Falls, la jeune fille travaillant le non-look du groupe, encourageant une sorte de partenariat avec la marque post-punk BodyMap qui se matérialisera notamment par la fameuse veste de parachutiste de Mark.

    2- Fascinée par Russ Meyer et notamment par « Beyond the valley of the dolls », elle est encore à la manœuvre lorsque Mark fréquente la scène gay du Taboo, Leigh Bowery et Michael Clark qui, on le sait, va imposer un style de danse véritablement post-punk. Echanges fructueux et joviaux qui se concrétiseront notamment par une collaboration autour du même Clark « I am curious, Orange » auquel participe the Fall qui produira à cette occasion son 11ème disque, « I Am Kurious Oranj », en 1988. Le moment le plus créatif du groupe de l’avis de monsieur et madame Smith.

    3- Un mot sur Morissey dont la morgue et le second degré lui ont toujours paru incompréhensibles.

    4- Mark Smith fait l’objet d’une série de descriptions plus ou moins flatteuses, j’aime particulièrement celle qui le présente comme un gars qui -s’il ne carbure pas au fish&chips- se prépare des sandwichs à la viande qui lui laissent des bouts filandreux entre les dents. Mark qui trouve que Blackpool c’est un peu comme un Disneyland local. Mark qui crie dans vos oreilles avec ce mégaphone qui ne le quitte plus. Mark, « much more excited to fuck you on a vibrator washing machine than pull you out of a strip club ». Mark qui décrédite progressivement sa compagne des morceaux à mesure qu’il fricote avec Safron Prior, fille d’un couple d’amis, qu’il a d’ailleurs gardée toute petite.

    5- Une fois divorcée, Brix affirme qu’elle n’a plus ne touché un penny de The Fall. Mark quoi.

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