Que tu sois fumeur ou non, tu connais ces cigarettes. Elles sont devenus un tel objet pop et un tel emblème de l'américanisation du monde qu'elles tiennent un rôle dans Mad Men.

Le héros phare de la série, le publicitaire Don Draper, y interprète une « scène primitive » de l’histoire des Etats-Unis et de cette grande enculade qu’est le consumérisme en pondant le slogan « It’s toasted ! ». Luck Strike clame ça comme s’il n’y avait qu’eux qui “grillait” leur tabac et que c’était ça qui donnait à leurs cigarettes leur saveur unique, on ne peut plus désirable. Alors que non, la plupart sont faites comme ça et ça reste de la merde qu’on s’envoie dans les poumons. Entre info et intox, savoir-faire et faire-savoir, c’est un des nombreux coups de génie marketing qui ont fait le succès de la marque Lucky Strike.

L’histoire des cigarettes, c’est un sacré tour de force. Les fabricants et les publicitaires ont quand même réussi à nous refourguer en masse un produit qui n’est ni bon pour la santé ni bon tout court. Bon, au départ, quand les méfaits du tabac n’étaient pas encore connus, ils faisaient croire que c’était quelque chose d’infiniment savoureux, de limite comestible comme du bon pain chaud. Aujourd’hui on est sorti de cette « suspension of disbelief  », mais on est encore beaucoup à fumer. On dit souvent que c’est parce qu’on devient addict à la nicotine. Bien sûr, mais aussi parce que comme chacun sait ça donne une contenance en société. T’as tant vu de de stars Hollywoodiennes et de rockeurs poser gracieusement ou virilement clopes aux lèvres que t’en allumes une : « Ça tourne ». Tu te mets en scène.

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Fumer, c’est faire une citation (esthétique) et un signe caméra (onaniste). Apparaître et disparaître à la fois. D’ailleurs, à propos d’écran, je me rappellerai toujours de la phrase d’une amie alors qu’on en grillait une chez elle : « Fumer, c’est mettre un voile entre soi et les autres ». C’était si simple, si évident, ça m’a marqué. Oui, fumer c’est se voiler la face, je n’y avais jamais pensé comme ça, mais c’est vrai : ça met un écran entre soi et soi et soi et les autres. Comment nier qu’il y a toujours un petit côté « je m’invente un perso quand j’en fume une » ? Que je me fictionne, disperse-je mes cendres ? Je ne sais pas, peut-être que je pense ça parce que je ne suis pas un « vrai » fumeur. Je fume quoi ? Deux-trois clopes par jour. C’est peu, c’est con (fumer sans être accro). Certains jours, je fume pas. Relâche.

Souvent, j’ai l’impression que fumer c’est donner un baiser dans le vide. Un truc de perte. «  Take my breath away ». Qu’on fume parce qu’on ne sait pas quoi faire de notre bouche, de notre souffle. Qu’on aurait besoin de respirer, inspirer, expirer, de l’air, profondément, que ça fait partie de nous, ce travail de souffle, et que la clope vient salement se greffer sur ce besoin primaire comme un pipeline qui détourne notre force vitale. Qu’on pourrait fumer n’importe quoi tant notre besoin de fumer est inconsolable. L’alcool, je comprends,  ça s’ingère, ça rayonne, ça enivre, mais le tabac ? En fumant, ne s’enivre-t-on pas surtout de la stimulation de son propre respiration ? S’instiller cette merde n’est-ce pas s’envoyer un condensé des déchets de la ville comme si, devenus machine, on la conjurait en nous ?

Je n’arrive pas trop à envisager la cigarette en dehors de la ville. Du maelström urbain. Encore une fois, c’est peut-être parce que je ne suis pas un vrai fumeur, mais j’ai toujours cette étrange impression qu’elle en est comme une version réduite. Son urne funéraire, tassée, démoniaque. Genre « je trompe la mort, le mal par le mal ». Moi, à la campagne, j’ai presque plus envie de fumer. Mais alors plus du tout. Ou alors de me mettre au vert. C’est comme quand j’y débarque en jean, cuir et chaussure à talons : d’un coup je me sens un peu con, comme un acteur dans le mauvais décor. Alors je me change, enfile un sweat, un jogging, je respire. Bref, pour que ce produit pourri entre dans nos vies, les publicitaires ont donc dû trouver de gros leviers psycho-mythologiques. C’est le cas de ceux de Lucky.

MT1059Prenons leur paquet. Il y a le logo. Ce cœur de cible rouge sur fond blanc attire le regard. Il a même été mis sur les deux faces du paquet pour continuer à t’allumer une fois vide et jeté à terre. Clairement, comme HAL, Terminator, Big Brother, il te dit : « You’re a target (market). » D’ailleurs il faut savoir que le paquet n’a pas toujours été blanc comme neige. Au commencement était le vert. Un vert un peu kaki. Il n’est devenu blanc qu’en 1942 dans le but de plaire aux femmes et de feindre le soutien des troupes. Le slogan ? « Les Lucky vertes sont parties en guerre. » Dès les années 20, ils avaient déjà sensibilisé les femmes, leur disant que leurs clopes les aiderait à maigrir en luttant contre leurs envies de sucre : « Quand vous êtes tentez, prenez plutôt une Lucky. » Boum : + 200% de parts de marché.

Les femmes furent un élément décisif dans la construction d’un discours et d’une imagerie « Fraîcheur de vivre » du tabac. A l’époque on croyait que fumer était bon pour la santé. Et comment ne pas le croire puisque c’était un geste vecteur d’émancipation, de liberté ? Ainsi les Marlboro furent créés en 1924 pour les femmes. Comme elles avaient un filtre, l’accroche disait : « Douces comme un mois de Mai. » Mais dans les années 50, après que les premières études scientifiques aient tranché en sortant le cancer du placard, on ne pu plus présenter ça sous l’angle féminin. Marlboro créa donc le cow-boy Marlboro pour s’adresser aux mecs et faire oublier cette histoire de filtres pour nanas. Bingo : en un an, d’1% de parts de marché, ils sont passés quatrième plus gros vendeur. Maintenant ils sont les premier.
Mais revenons aux Lucky. Le packaging déboîte. Avec celui de Marlboro, rouge et blanc lui aussi (tiens, tiens), y’a pas mieux sur le marché. Et côté nom de marque, Marlborough ça claque (pour ça que dans le morceau « 69 année érotique » Gainsbourg en a tiré le mot « Gainsborough » pour nommer le double fantomatique qui le suit partout ?), mais Lucky ça claque aussi. Tellement que chez eux c’est le nom qui déclencha une légende urbaine et une légende plutôt sympa comparée à celle qui entoure le paquet de Marlboro : les Lucky s’appelleraient ainsi (« le coup de chance  » donc) parce qu’avant que la marijuana ne soit déclarée illégale, un paquet par carton de 1000 était censé contenir une cigarette spéciale. Donc paf, si tu tombais dessus c’est comme si t’avais gagné le ticket d’or de Willy Wonka.

De cette légende urbaine est née une pratique superstitieux qui persiste encore en 2013 : certains inversent le sens d’une des clopes lorsqu’ils ouvrent un paquet neuf, cette cigarette devenant alors celle de la chance puisqu’elle permet de faire un vœu le jour où on tombe dessus. Reste que toutes ces petites histoires, aussi jolies soient-elles, n’ont pas grand chose à voir avec la vraie signification du nom Lucky Strike. En fait, il s’agit d’une référence à la ruée vers l’or. Au milieu du 19ième siècle (Lucky Strike s’est lancé en 1871), on disait des chercheurs d’or qui trouvaient enfin une pépite qu’ils avaient fait une « lucky strike », littéralement qu’ils avaient un bol digne de, disons, la Providence. Par là, ces clopes ne se prenaient donc pas pour de la merde, ce qui est un peu le summum de la pub mensongère.

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Évocation discrète de la ruée vers l’or d’un côté, matraquage lourdingue du garçon vacher de l’autre : on reste dans les mythes profonds de l’Amérique des pionniers, des images qui  sont amener à disparaître puisqu’on ne peut plus montrer des cigarettes ni sur des affiches ni dans des films. Je ne sais pas où en est ce dossier mais il me semble qu’il serait même question que tous les paquets de clopes soient bientôt débarrassés de tout signe distinctif pour ne plus mentionner que le nom de la marque. Paf, enter the void. Si ça se fait, ce sera intéressant de voir quel impact ça aura sur les fumeurs et si ce sera ou non plus dissuasif que des menaces de mort et autres images trash de dents, de gorge et de poumons pourris. Tout ça, j’ai l’impression que ça fait partie d’un changement d’ère. Une lente lame de fond.

Cigarettes, lasagnes de bœuf au cheval, Nutella aux OGM, phtalates et huile de palme : les produits alimentaires malsains tombent un à un et c’est toute la production alimentaire de masse qu’on semble progressivement traîner devant les tribunaux parce qu’en réalité on tente de nous refourguer de la merde. Pas pour rien qu’en 2010 l’invention de Lucky Strike (again) s’est portée sur les clopes en elles-mêmes et en travestissant le goût pour nous donner l’impression qu’on fume de l’Aquafresh; il s’agit des Convertibles, qu’une simple pression sur une bille située dans le filtre – clic – transforme en menthol et des Convertible Fresh, cigarette déjà mentholée dont on peut, de la même manière, booster l’effet. D’un côté le produit affiche de plus en plus sa schizophrénie d’être ce qu’il est, et de l’autre les fumeurs se ment(h)ent.

Je repense à Constantine, film américain avec Keanu Reeves dans le rôle d’un inspecteur spécialisé en phénomènes paranormaux et séance d’exorcisme qui m’était apparu comme un brûlot anti-tabac. Je repense aussi à La Carte et le territoire. Dans son dernier livre, Houellebecq déplore la disparition de tous ces produits auxquels on s’est attachés et qui sont ou ne seront plus fabriqués. Eux aussi meurent et à chaque fois c’est une partie de nous qui meurt avec eux. Est-ce qu’un jour on ne pourra plus s’en griller une après l’amour ni après un bon repas ni durant l’écoute de telle musique, tel un cierge, parce que celle-ci révélait notre âme à elle-même ? En attendant, je sais pas vous, mais là il est tard et j’ai bien travaillé alors je vais m’en faire une avant d’écraser. Oui, au lieu d’aller méditer, c’est mal.

Les messages subliminaux de Marlboro :
http://www.vivelapub.fr/legende-urbaine-les-8-messages-subliminaux-racistes-de-marlboro/

Les paquets de clopes « no logo » en Australie :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/08/15/l-oms-salue-la-decision-de-la-justice-australienne-sur-les-paquets-de-cigarettes_1746392_3216.html

5 commentaires

  1. Pour précision, c’est une jolie tentative le  » Et côté nom de marque, Marlborough ça claque (pour ça que dans le morceau « 69 année érotique » Gainsbourg en a tiré le mot « Gainsborough » pour nommer le double fantomatique qui le suit partout ?), mais Lucky ça claque aussi « , sauf que pas du tout en fait :
    Ça parle d’un tableau. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Gainsborough)

  2. Narak, qu’est-ce qui te fait croire ça à la lueur de Wikipedia ? JJe sais que Thomas Gainsborough était un peintre mais tu vois, je vois aucune référence à Gainsbourg dans cette page-là. Et quand je lis les paroles de « 69 année érotique » je crois pas que Gainsbourg cherche à dire qu’il se balade avec un tableau sous le bras… Donc ma tentative n’en fait peut-être pas moins plouf en réalité mais ta tentative d’explication tombe à côté je crois. Le mystère « Gainsborough/Gainsbourg » reste entier et ouvert à toutes jolies tentatives. Quelqu’un ?
    Sylvain
    http://www.parlhot.com

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