Leur mission est certes moins héroïque que celle des bagnards de Robert Aldrich, mais ces quatre salopards creusent lentement un tunnel sous cette prison française qu’on appelle parfois la France lorsque celle-ci ne retient du jazz contemporain que les costards froissés et les soundtracks d’Eric Serra. Limousine ou l’histoire d’un manifeste esthétique qui coupe la chique et le souffle. Plongée en apnée dans leur grand blues.

Limousine, pour ceux qui seraient descendus en cours de route, est l’un de ces groupes où chaque pièce d’origine semble avoir été lustrée puis remontée telle quelle sur un nouveau moteur, ronflant et silencieux, qui donne à l’ensemble un air de croisière. Pas d’occasion les pièces, hein. Plutôt récupérées sur des bolides nommés Poni Hoax, Viva & the Diva, Maestro ou Paris. C’est un peu tout ça Limousine, a team for a dream avec quatre musiciens exigeants ayant décidé, un beau soir de 2004, qu’il était temps de tenter la grande évasion.

La référence aux Douze salopards n’est donc pas fortuite. Si Maxime Delpierre (Viva & The Diva, Joakim, Paris), Laurent Bardaine (Poni Hoax), David Aknin (Jamaica) et Fred Soulard (Maestro) sortent enfin du lot avec leur deuxième album logiquement nommé « II », c’est parce que l’addition de leurs talents respectifs donne à l’ensemble une force qui dépasse de loin ces mêmes individus. Qu’à l’instar des hurluberlus de l’Agence Tous Risques, ces quatre là ont compris qu’il ne suffisait pas de superposer quatre partitions identiques pour produire une mélodie singulière, mais qu’au contraire les frottis frottas entre leurs instruments et leurs égos pouvaient être la source d’un jazz apocalyptique qui flirterait avec le rock, l’avant-garde et les bandes-son sans film. Et comme la friction n’est pas une science exacte, ces quatre là ont longtemps attendu avant que leur « II » sorte enfin du bon coté du tunnel.

Avec tout ce préambule, on aura compris que Limousine ne sort pas non plus tous les jours du garage. Presque trois ans après l’enregistrement de l’album, « II » voit enfin le jour, la faute à des labels de plus en plus hermétiques à ce genre musical qu’on classe rapidement en « undefined » dans les tags iTunes. Il aura fallu attendre le courage et le flair de Matthieu Gazier, artisan mélomane de chez Ekler’O’Shock, pour que ce superbe album à la fois romantique et violent – les deux vont souvent de pair – puisse enfin devenir autre chose qu’une patate chaude qu’on se refilait entre initiés.
Salopards, les gars de Limousine le sont à bien des égards. Anticonformistes, esthètes un peu divas sur les bords ou rebelles en costumes, c’est du pareil au même. Plus vraiment l’âge d’attendre mais encore l’innocence qui leur permet d’espérer, quatre garçons pleins d’avenir qui à force d’hésiter entre l’exigence laborieuse du jazz et l’instantanéité fugace du rock ont préféré par lorgner sur autre chose. Cette autre chose, ce sont neuf titres intemporels qui regardent ailleurs. Des chansons qui défilent dans les canyons américains, neuf wagons solidement attachés qui lentement traversent un seul et même continent aux décors multiples. De la belle musique, tout simplement.

Parce que décrire en mots ce qu’on voit en images, c’est toujours aussi pénible qu’un grand chef qui vous explique sa recette, ce soir j’ai rendez-vous avec Maxime et Laurent pour tenter de comprendre ce que je sais déjà. Coincés entre un plat d’œufs brouillés et deux touristes pas débrouillards, nous refaisons l’histoire. Parce qu’il y a des films dont on ne se lasse pas et dont le temps n’use pas les couleurs. C’est la magie du grand écran, c’est la beauté des bobines.

Derrière la flopée de groupes où vous jouez, de Poni Hoax à Viva & the Diva, il y a l’esprit du clan, le concept de famille musicale. Dans cette galaxie bordélique qui ressemble fort à un écosystème indépendant, le groupe Limousine occupe-t-il une place particulière, disons sentimentale ?

Maxime : Ouais ouais, je pense que oui. En 2009, alors qu’on était en train d’enregistrer l’album, ça nous semblait presque évident que Limousine n’avait pas vraiment sa place, mais nous on entendait cette musique et c’est pour cette raison qu’on a fait l’album. En même temps, on sentait bien que les gens – y compris nous – avaient envie d’écouter quasiment tout le temps le même genre de trucs, soit de la baston entre dance et rock avec du riff et du kick en veux-tu en voilà. C’est donc agréable de remarquer que depuis la rentrée les choses changent, on commence à entendre quelques groupes qui, sans ressembler à Limousine, appréhendent la production différemment et développent une esthétique qui nous touche davantage.

Laurent : Maxime a eu la bonne intuition de se dire que « II », s’il n’était pas en phase avec l’époque où nous l’avons enregistré, allait finir par sortir au bon moment. Et c’est vrai que le disque est bien accueilli, les gens semblent contents d’écouter un album qui sorte des sentiers, à un moment où on touche le bout de l’électro-clash et de la novö-disco.

Limousine semble aussi aux antipodes des clichés du rock que paradoxalement vous cultivez avec d’autres groupes comme Poni Hoax, qu’il s’agisse des concerts chaotiques, de l’alcool qui coule à flot ou de la déchéance comme mode de vie. Aviez-vous aussi envie d’aller à l’opposé de ce quelque chose que vous connaissez par cœur, à savoir le rock ? Traduction : l’envie de faire l’extrême inverse de ce que vous saviez faire, un peu comme des gauchers contrariés ?

Laurent : Je dirais pour résumer que nous venions tous du jazz et que nous voulions faire du rock.

Maxime : Mais c’est vrai que lorsqu’on a monté Limousine on faisait du free jazz à outrance, on jouait très fort et on improvisait tout le temps, totalement obnubilés par la projection. Du coup, effectivement on a eu envie d’une musique mid-tempo qui n’aurait pas fait cracher les enceintes, un truc qui ne soit pas de la chanson ni du jazz. Cela dit, avec le premier album (« Limousine », 2006) on a fait deux ans d’intermittence, c’est pas mal non ? On bossait pas mal, on était tranquille, trois semaines de résidence par ci, par là…

Ce confort de travail, vous le devez au fait qu’à vos débuts avec Limousine, vous étiez dans un circuit jazz ?

Laurent : Oui, parce qu’on a reçu des prix, des machins, qui nous ont ouvert les portes de festivals jazz super importants, une sorte de niche assez génial.

Ca vous plaisait cette ambiance « jazz » ?

Maxime : Pour être franc… pas tous les jours ! (Laurent hoche compulsivement la tête) Disons qu’on avait envie de jouer un peu partout, dans plein d’endroits différents, mais ça n’arrivait pas trop, on jouait surtout dans le créneau jazz. Du coup y’avait le coté rébarbatif où tu joues systématiquement dans des salles où les gens sont assis.

Laurent : Nous on avait envie de voir les gens danser.

Maxime : Ouais, on aurait voulu un truc plus rock’n’roll avec plein de filles au premier rang.

C’est quelle année les vrais débuts de Limousine ?

Maxime : 2004, 2005.

Et donc, sort le premier album éponyme, vous tournez avec, vous vous faites un nom. Puis vient l’enregistrement de « II », deuxième album qui tarde à sortir…

Maxime : Oui, quasiment deux ans entre l’enregistrement et la sortie.

Laurent : Comme beaucoup de groupes, tu quittes ton label, tu en trouves un autre, ça prend du temps.

Et du coup vient l’envie de sortir du « ghetto » jazz, je présume.

Laurent : Ouais. Nous vient l’envie de synthés, de modernité, tout ça. A un moment, j’ai commencé à en avoir marre du jazz, j’avais envie de jouer pour des vrais gens – j’en suis revenu depuis. Mais c’est vrai qu’on avait tous besoin d’une réalité, parce que quand tu te retrouves dans une niche, tu peux t’y perdre à force de croire que tout le monde comprend ce que tu fais et trouve ça génial. Ce qui n’était pas le cas avec Limousine.

Sachant que vous êtes des vrais musiciens, disons loin de l’esbroufe indie qui tient sur trois accords en barré, avez-vous plus de respect pour les jazzmen ou les rockeurs ? Vous sentez-vous plus proche d’une esthétique ou d’une autre ?

Maxime : On prend tout, on aime tout. Il y a des artistes de jazz qu’on respecte autant que certains groupes de rock dont on est fan ; Coltrane et Albert Ayler on sera fan toute notre vie, Ornette Coleman pareil… (Maxime recommande une pinte, Laurent part pisser. L’anecdote n’a aucun intérêt, encore que… moi je commande un Perrier). Ce qu’on aime dans le jazz ressemble finalement beaucoup à ce qu’on aime dans le rock, ça se rejoint, c’est le même type de spirit, la même façon qu’ont les artistes d’habiter leur truc, c’est rarement des artistes tout seuls, plutôt des équipes avec des sons, une vision sur le long terme, un sens du collectif. Un peu comme ce que peut exprimer LCD Soundsystem sur scène. Sur disque c’est une superproduction très bien foutue, mais en live ce sont surtout des musiciens soudés qui font de la musique pour faire danser. Ca fait presque penser à certains groupes de Miles Davis, selon certaines époques, ou même les Flaming Lips.

Ca vous fait pas bizarre de défendre un album que vous avez enregistré voilà déjà trois ans ? Avez-vous fini par vous détacher de « II » ?

Laurent : Non, contrairement à d’autres disques ça ne me dérange pas de réécouter celui là. « II » me plait vraiment, je l’ai d’ailleurs réécouté voilà 3 mois, avant de partir en Thaïlande, et j’ai trouvé l’ensemble très satisfaisant. Ca me semblait conforme à l’envie initiale, honnête.

Vu que Limousine est une musique intégralement instrumentale, j’y entends un manifeste esthétique, une couleur musicale assumée avec des principes et des valeurs. Ca vous parle ?

Laurent : C’est même plus que ça, c’est notre concept de base. Se forcer à avoir des contraintes, sans quoi on allait débouler avec des morceaux de speed punk sans intérêt… Sur chaque morceau, on se disait « ça c’est Limousine, ça c’est pas Limousine, etc ».

Maxime : Ca relève presque de la charte, avec des « Do’s & Don’t », de grandes règles non négociables. Par exemple : jouer assis, jouer en costumes, avoir des filles à nos concerts, jouer des tempos lents, sans héroïsme ni solos. Presque un manifeste anti-jazz qui est très naïf, finalement très enfantin.

Laurent : Et en plus dans le jazz à l’époque, les mecs ne jouaient même plus les thèmes alors que nous, on aimait les thèmes !

Ca vous a traumatisé la fin des années 90, lorsque le jazz s’est transformé en un divertissement novö-bobo électroïde avec des groupes comme St Germain ?

Maxime : Ouais. Traumatisant, je sais pas… mais à l’époque on avait déjà des groupes qui étaient la parfaite antithèse de ce que tu décris, à savoir des groupes punks qui pratiquaient de l’électro-jazz improvisé, une sorte de no wave ultra spéciale. Un truc de blancs déchirés, cassés en deux.

Laurent : Limousine, c’est comme si on avait pris tous les bons cotés du jazz, toutes ces vieilles compilations Gitanes que j’écoutais quand j’avais 14 ans, en mettant de coté tous les clichés genre les volutes de fumée, le saxo qui joue dans la pénombre, etc.

Maxime : En fait souvent dans le jazz les disques qui marchent le mieux sont ceux qui sont hyper pop, comme « Kind of Blue » ou les trucs de Billie Holiday avec Lester Young.

Laurent : Ou le disque de Miles pour Louis Malle, « Ascenseur pour l’échafaud » …

Mais comment expliquez-vous le déclin du genre, le fait que le jazz ait à un certain point arrêter sa révolution, sa mutation, pour devenir cette image d’Epinal de types en costards qui jouent dans des clubs pour des cadres cinquantenaires semi-alcooliques ?

Maxime : Les derniers gros mouvements un peu excitants du jazz, on les a vécu quand on avait 18-20 ans et que des mecs de la trentaine, qui étaient des stars, faisaient les derniers trucs intéressants. C’est un peu con de dire ça, mais j’ai l’impression que depuis John Zorn ou Steve Coleman à l’époque du « Hot Brass » avec les rappeurs, tout s’est un peu éparpillé, dilué[1]. Mais je ne crois pas qu’on puisse dire que les jazzmen aient depuis baissé les bras, c’est juste une scène qui comme toutes les autres a de longues périodes de créativités suivies de calmes plats.

Laurent : Le jazz qui s’essouffle, c’est aussi la responsabilité des programmateurs qui décident que dans les festivals il faut choper un noir qui tous les deux ans doit révolutionner le jazz. Alors qu’en fait non. T’as toujours le nouveau Albert Ayler ou la nana hyper bonne avec un cul de folie qui doit chanter comme Nina Simone alors qu’en fait pas du tout… et ainsi de suite. C’est comme le public saoulant qu’on avait à l’époque des réseaux jazz, on jouait dans des festivals des trucs audibles et compréhensibles par la nana qui venait te voir à la fin des concerts pour dire que « son mari adooooooore le jazz ». Et la nana nous achetait cinq disques pour toute la famille à la fin des concerts, parce que ça la changeait de ses habitudes.

C’est quoi le vrai kif alors ? Jouer du jazz devant un public rock ou le contraire ?

Laurent : Là dessus j’ai vraiment révisé mon jugement, maintenant je suis même prêt à jouer devant des enfants…

Maxime : Les chapelles, c’est vraiment pénible.

Laurent : Et c’est pareil avec la chapelle du rock dans laquelle on est enfermé avec Poni Hoax, c’est aussi cliché que « mon mari adore le jazz ».

Pour vous qui venez quasiment tous du Conservatoire, donc d’un background plutôt solide, mais qui détestez les solos tels qu’on les imagine dans un concert de Marcus Miller, quelle est la part réelle d’improvisation ?

Laurent : Au plus bas, proche du zéro absolu.

Maxime : Le seul truc qu’on sait, c’est que lorsqu’on a huit mesures, on connaît d’avance la sortie ; c’est comme si nous savions ce qui allait se passer sans pour autant que ce soit écrit.

Question d’alchimie ?

Maxime : C’est ce qui s’est passé sur Lila, on ne s’est jamais regardé pour discuter la construction du morceau, on n’avait pas besoin de se regarder. C’est pour ça qu’on a monté ce groupe.

Donc Limousine n’est pas un groupe aux places interchangeables.

Les deux : Complètement. C’est un groupe sans remplaçants.

Laurent : C’est là où Limousine se différencie des autres groupes.

Maxime : C’est aussi là où Limousine n’est pas un business, pas le genre de groupe que t’envoies sur une tournée de 40 dates en te disant que si le batteur est pas là sur 5 dates, c’est pas grave. Impossible.

Bon, nous voilà arrivé à la question sur le futur : vous en êtes où du troisième album ?

Maxime (Il hésite à répondre) : Il est fini, on est parti l’enregistrer en Thaïlande, tous les quatre.

Laurent : Le choix de la Thaïlande, c’est du à ma nana qui est photographe ; un jour que j’avais décidé de la rejoindre là bas je suis descendu dans un club avec une musique de malade, quelque chose qui ressemblait à la musique afro chanté par des thaïlandais. Improbable. On a commencé à en parler avec le groupe, à cette époque on était déjà dans l’optique de partir enregistrer dans des endroits genre Tahiti, total trip caribéen. Et donc de fil en aiguilles on s’est retrouvé en Thaïlande, on a tout enregistré en un mois en s’imprégnant des couleurs locales – forcément, au point qu’on a même enregistré avec un maitre chanteur, un multi-instrumentiste monstrueux… Mais ça reste instrumental.

Maxime : Avec quelques invités sur le disque, quelques voix. Mais c’est toujours Limousine, avec le coté super planant. La première fois que j’ai écouté le disque chez moi, j’ai retrouvé toutes les sensations de l’enregistrement, les ambiances, le souvenir du magnéto qu’on utilisait… On va se griller une clope ?

On est donc sorti fumer une clope. Plusieurs même. L’interview a continué, elle a du moins essayer, à moitié chancelante, de tenir la route. Sur le trottoir, les deux musiciens continuent d’être sur la même longueur d’onde. Plutôt Eric Serra ou Chick Corea ? « Les deux ! » répondent-ils, hilares, se souvenant au passage que Limousine devait son existence à une reprise de… Live to tell de Madonna. Improbable, de bout en bout. Un regret ? « Ne pas avoir joué avec Lhasa ». Une envie ? « Composer des musiques innocentes pour nos femmes, un truc post coïtal pas cynique ». Un objectif ?  « Etre à la fois sérieux et pas tue l’amour ». Dans le film de Robert Aldrich, certains héros meurent pour rythmer l’intrigue. Chez Limousine, pas de place du mort. Nos quatre salopards finiront bien par trouver la portière de sortie.

Limousine // « II » // Ekler’O’Shock
http://www.myspace.com/limousineband

Crédit photo d’ouverture: Jérôme Wehrlé
Autres photos: JC Polien 


[1] Lire à ce titre ma théorie sur la fin du jazz qui coïnciderait avec la mort de Georges Marchais… http://gonzai.com/georches-marchais-et-le-jazz-death-of-the-cool/

LIMOUSINE – *Cosmos / Live from Blow on Vimeo.

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