C’est l’un des clubs les plus mythiques, géré par l’un des labels les plus mythiques, et ce à une époque charnière de l’histoire de la pop. Mancunienne jusqu’au bout de la nuit, l’Haçienda se rappelle à notre bon souvenir par le biais d’une double actualité : le bouquin que lui consacre Peter Hook – bassiste de Joy Division et New Order – et la sortie d’une deuxième compilation dédiée à la dimension "club" de Factory. Trente ans pile-poil après ses débuts (et quinze après sa fin), retour sur une formidable aventure collective qui laissa quelques traces, dans tous les sens du terme.

Ne faire les choses que pour la beauté du geste, c’est tellement plus élégant. Il y a dans cette posture quelque chose qui relève de l’irrationnel, de la distinction, du romantisme pur pourrait-on dire, quelque chose qui échappera toujours au plus grand nombre – et c’est d’ailleurs très bien comme ça. Puisque tout se marchande de plus en plus dans les extrêmes, au plus bas comme au plus haut, telle démarche n’est plus à la portée du premier venu : c’est qu’en ces temps de crise, il s’agit avant tout de sauver sa peau. Ou de la laisser se faire dévorer par les vers, ainsi que l’avait fait Ian Curtis, le frêle garçon qui a chanté avant tout le monde les lendemains difficiles, préfiguré les années de plomb, et donc inventé à lui tout seul la cold-wave (comme chacun sait). Intelligent et lucide, Curtis a su très tôt qu’il ne tiendrait pas quelques minutes de plus en terrain miné.

Il a donc préféré être élégant jusqu’au bout.

Cette histoire, courte, intense et douloureuse, Peter Hook s’apprête à la raconter en janvier prochain, date de sortie de son Unknown Pleasures – Joy Division vu de l’intérieur enfin traduit pour le public français. Mais à cette histoire en succède une autre – longue et heureuse cette fois-ci, bien que truffée d’emmerdes. Et cette histoire, c’est celle de New Order et de L’Haçienda, entités intimement liées au cœur desquelles on retrouve Peter Hook, notre narrateur du jour. Derrière les lignes de basse historiques de She’s lost control et The Perfect Kiss, un seul et même homme affable, jouisseur, vivant. Un homme qui a choisi de continuer l’aventure en la sublimant, quel qu’en soit le prix. Porté par le succès de ses deux groupes, il a monté avec quelques autres le club qui restera comme le plus avant-gardiste de l’histoire de la pop – ou de la dance music, selon d’où l’on attaque la chose. Il y a perdu sa chemise… presque sciemment. Mais il s’est bien éclaté : une certaine idée de l’élégance.

L’Haçienda – La meilleure façon de couler un club – dont le titre diffère légèrement de la version originale, L’Hacienda – How not to run a club – est le récit d’un ratage aussi total (d’un point de vue financier) qu’il fut une réussite (d’un point de vue artistique). Raconté à la première personne, originellement publié en 2009 (édition anglaise), le bouquin est sorti en France (à la rentrée) via la maison d’édition marseillaise Le Mot Et Le Reste. Celle-ci n’en est pas à sa première traduction, et publie avec une régularité de métronome tout un tas d’ouvrages passionnants autour des musiques blanches, noires, populaires, savantes (ce vilain mot), présentes, passées et, pourquoi pas, à venir. Bref, elle parle de ces esthétiques musicales qui nous passionnent, et il était presque couru qu’elle en vienne à s’intéresser au sujet du jour, qui porte en lui toutes les différences qui viennent à l’instant d’être énumérées. L’Haçienda, donc : à la croisée des genres.

Pour clarifier d’emblée les choses, on ne peut pas dire que Peter Hook se soit surpassé dans le registre de l’écriture.

Parce que – et le mérite lui en revient – c’est bien lui qui a rédigé le bouquin dans son ensemble, simplement épaulé par un ou deux camarades qui l’auraient incité à se plonger dans ses souvenirs, périlleux exercice tel qu’il l’annonce en préambule  La première chose qui me vint à l’esprit est cette célèbre citation au sujet des 60’s : si vous vous en souvenez, c’est que vous n’y étiez pas. Tel était mon sentiment au sujet de L’Haçienda »). Un peu brouillon et parfois répétitif, son texte donne l’impression d’écouter « Hooky » vous parler en face à face, sans préliminaires, sans gel, de façon assez brute. L’avantage de la chose, c’est que vous avez droit à « toute la vérité, rien que la vérité »… et celle-ci est tout simplement fantastique. Après, que Peter Hook ne soit pas une plume des plus fines… Et puis quoi encore ? Ce qu’on lui demande, c’est juste d’avoir inventé un son de basse reconnaissable entre mille, d’avoir monté un club (beaucoup trop) en avance sur son temps, d’avoir « écrit » (d’une autre façon…) l’une des plus belles pages de la musique moderne. Accessoirement, on peut aussi le remercier pour être un authentique rebelle, doublé d’un party animal comme on en voit trop rarement. Alors sa prose ? On s’en cogne un peu.

L’histoire à elle seule est donc passionnante. À l’origine de L’Haçienda, il y a tout d’abord LE label, Factory Records. L’action se déroule à Manchester. C’est un point déterminant : prolétaire, industrielle, à des années-lumière de l’agitation londonienne, la ville va imprimer de tout son être la scène musicale qui s’y abrite. Factory est dirigé par Tony Wilson, présentateur TV vedette de l’époque. En total décalage avec ses homologues, celui-ci est une sorte de dandy haut en couleurs qui s’intéresse au punk. Et, très vite, à un jeune groupe local, Joy Division, qu’il signe avec le succès que l’on connaît – deux albums en forme de manifestes esthétiques pour la décennie à venir. Factory et Joy Division sont sur un bateau, Joy Division tombe à l’eau, que reste-t-il ? Une bande de lads bien barrés qui ne va surtout pas se démonter.

À l’origine de L’Haçienda, il y a ensuite les survivants du groupe, qui se réinventent sous le patronyme de New Order… C’était la nécessaire minute de remise à niveau, venons-en maintenant au but : Factory et New Order vont financer ensemble un rêve, celui d’un espace qui tiendrait lieu tout à la fois de salle de concerts, de club, de lieu d’exposition, de bar(s), de restaurant, de salon de coiffure… Un lieu qui serait ouvert en journée et en soirée, sept jours sur sept, sur les trois étages de ce qu’ils vont finalement dénicher : un ancien hall d’exposition… de yachts. Autant dire un hangar gigantesque, avec poutres apparentes, plafonds démesurés et… acoustique de merde (eh oui). Le problème dans l’affaire, c’est que Factory et New Order n’ont absolument aucune expérience en la matière, et que tout ce petit monde (Tony Wilson, Alan Erasmus, New Order et leur manager Rob Gretton…) va s’employer à dilapider des sommes colossales avec un amateurisme qui, à ce stade, confine au génie pur. Factory abrite New Order, qui vend des disques. New Order abrite l’héritage de Joy Division, qui a lui aussi rapporté pas mal d’argent depuis ses débuts. Et New Order, encore jeune et naïf, ne voit rien venir…

L’idée serait partie d’un voyage à New York, au moment où New Order effectuait une tournée aux États-Unis. En pleine effervescence, la Big Apple voit alors sa scène musicale opérer les collisions les plus improbables. Formations post-punk, Dj disco ou figures emblématiques de la musique contemporaine : tous se croisent dans les endroits branchés du moment – galeries, bars, squats, et, bien sûr, clubs. C’est dans quelques-uns de ces derniers (Danceteria, Fun House, Paradise Garage…) que les Mancuniens voient la lumière : ce souffle libertaire, ce formidable instinct du brassage – racial, sexuel, musical – trouve en eux un écho naturel, écho qui se doit maintenant d’être amplifié à domicile, de l’autre côté de l’Atlantique. Des connexions s’établissent : Ruth Polsky (chercheuse de talents qui fait jouer en ville le gratin du post-punk anglais), Arthur Baker (producteur électro-funk en vogue), Mark Kamins (Dj emblématique maqué avec une Madonna encore vierge de tout succès)…

À ses débuts, entre 1982 et 1985, L’Haçienda est essentiellement une salle de concerts, qui voit se succéder des groupes tantôt émergents, tantôt installés. L’ouvrage de Peter Hook en figure la programmation, année par année… Aujourd’hui que l’Histoire a fait son œuvre, celle-ci est proprement hallucinante : The Smiths, The Birthday Party, Echo & the Bunnymen, Bauhaus, The Gun Club, Cabaret Voltaire, The Cramps, Sonic Youth, Elvis Costello, The Fall, The Jesus & Mary Chain, Einstürzende Neubauten, Cocteau Twins… Tous les plus grands de l’époque jouent là-bas. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que L’Haçienda, assez rapidement – et sous l’impulsion de ses Dj résidents – programme aussi des soirées consacrées à l’électro émergente et… aux musiques « noires », caribéennes, afro-américaines. Au départ, c’est un bide : personne ne vient, et surtout pas les tribus de gothiques ou garçons coiffeurs qui sont alors légion. Plus étonnant, certains concerts traduisent ouvertement cette direction artistique : Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa, Gil Scott-Heron, Burning Spear, Lee Perry, George Clinton, The Wailers… Diantre : après le punk, pendant la new-wave et avant l’explosion « Madchester », L’Haçienda aurait donc largement diffusé de la musique de métèques ?

C’est ce que vient montrer avec beaucoup d’à propos la série de compilations Fac. Dance, publiée par le label indépendant Strut. Un premier volume était sorti l’an dernier, le deuxième vient tout juste d’atterrir dans les bacs, sous-titré une fois encore « Factory Records 12’’ mixes & rarities 1980 – 1987 ». Soit tout ce qui pouvait alors sortir, en maxi vinyle, sur le label de Tony Wilson… et qui était donc susceptible d’être ensuite joué sur le sound-system de L’Haçienda. De quoi s’agit-il précisément ? Quand il s’agit d’évoquer les groupes mythiques ayant marqué Factory, les amateurs avertis insistent légitimement sur la frange « ligne claire » (The Wake, The Durutti Column…) et « punk-funk » du label (A Certain Ratio, Section 25…). Ces groupes, qui ont effectivement façonné l’imagerie aventureuse et foncièrement indie – post-Joy Division et pré-Happy Mondays – de Factory, on les retrouve sur ces compilations.

Mais, de la même manière que Blue Monday est l’arbre qui cache cette forêt, peuplée de spectres drapés de gris, ceux-ci dansent régulièrement sous la lune avec diverses créatures, inconnues du plus grand nombre, souterraines et multicolores.

Les deux compilations Fac. Dance témoignent ainsi de l’existence de formations proto-world signées sur Factory, programmées à L’Haçienda, et assez emblématiques de ce que l’on va bientôt nommer la « sono mondiale ». On trouve ici du reggae (X-O-Dus), du funk (52nd Street), de l’afro-beat (Biting Tongues), du latin-jazz (Kalima), de l’exotica (Swamp Children) et même du raï (Fadela). À côté de ça, l’électro-funk new-yorkaise (en plein essor) imprègne bon nombre de productions, qui sonnent au pire comme du sous-New Order (Shark Vegas), au mieux comme des hybrides non répertoriés (notamment Quando Quango, projet annexe de Mike Pickering, Dj résident et véritable catalyseur de ce virage esthétique)… Autant dire une belle auberge espagnole, pardon, mancunienne, qui prépare lentement mais sûrement sa révolution à venir, alignant de plus en plus de soirées (Nude, Wide, Zumbar…) entre 1986 et 1987.

Et pendant ce temps-là ? New Order perd de l’argent. Des sommes astronomiques. En fait, le groupe ne s’en rend même pas compte : il compose, tourne un peu partout, produit parfois pour d’autres, et confie aveuglément la gestion de ses affaires à Rob Gretton, qui fait sa petite tambouille avec Tony Wilson. Parce qu’il n’a pas de gros besoins (si ce n’est celui de payer sa bière), le groupe vit « chichement », et ne voit pas que tous ses gains sont systématiquement réinvestis dans L’Haçienda, ce club dont il s’est voulu propriétaire sans avoir à en supporter l’administratif, la compta, la tenue, bref, toutes les emmerdes au quotidien. Mais d’ailleurs… Il part où exactement, tout cet argent ? Dans les salaires du personnel (nombreux) ? Dans les bookings (classieux) ? Dans les travaux d’aménagement (monstrueux) ? Si seulement ça se limitait à ça… En réalité, c’est presque tout Manchester qui vient se servir dans cette sorte de, hum, resto du cœur arty. La direction ? Elle s’augmente quand bon lui semble. Les employés ? Ils revendent le matériel technique de la boîte, ou organisent eux-mêmes des casses (en se masquant le visage). Les clients ? Ils boivent à l’œil, et viennent chourer ce qu’ils peuvent dès que l’occasion se présente. Tout cela alors que l’affaire « tourne » 24h/24, sept jours sur sept, avec en moyenne une dizaine de pelés par soirée (seuls les « gros » concerts rentabilisent). La gestion dans son ensemble est donc calamiteuse, les dettes s’empilent.

Et au bout du compte ? Faites les comptes.

À l’horizon 1988, quelque chose d’extraordinaire vient cependant bouleverser la donne, pour offrir à L’Haçienda ce second souffle qu’elle n’espérait plus. L’arrivée concomitante de l’acid-house et de l’ecstasy sur le territoire anglais – particulièrement propice aux débordements – donne naissance au deuxième « Summer of Love ». Bien plus que n’importe quel autre club, L’Haçienda est fin prête à accueillir la révolution rave. Et pour cause : son culte du Dj (précurseur), son esthétique musicale (décloisonnée), son idéal politique (libertaire), voire même son architecture (taillée pour les basses sismiques, et donc désormais en parfaite « résonance » avec la musique) en font le lieu le plus à même de cristalliser le mouvement. Pendant toute l’année, des colonies de pupilles dilatées et de pantalons extra-larges vont ainsi converger vers L’Haçienda, nouveau lieu de pèlerinage pour les clubbers du monde entier.

C’est orgiaque. Sur chacune des trois à quatre soirées thématiques organisées en milieu et fin de semaine, 2000 personnes déboulent en total état de surchauffe, blindant le club systématiquement. Ce qu’il se passe ici, et qu’il s’agit de bien replacer dans le contexte, n’est ni plus ni moins que la naissance officielle de la défonce organisée. Jusqu’alors, les jeunes gens qui allaient voir des musiciens en concert, notamment lors de grands festivals, accompagnaient éventuellement leur escapade de quelque substance (cannabis, LSD, speed…). Jusqu’alors, les jeunes gens qui sortaient en club avaient vaguement en tête l’idée de draguer, ou tout du moins de faire des rencontres, par le biais de la danse. L’arrivée de l’ecstasy chamboule tout : drogue de l’hédonisme à tous crins, de la montée envisagée comme permanente, elle est le moteur de cette nouvelle musique de synthèse dont la vocation première est de vous faire jouir (en réquisitionnant tous vos sens). La petite pilule gravée d’un smiley devient indissociable de la déferlante acid-house : tout le monde est défoncé, et il y a dans cette recherche du climax, de l’acmé, comme le cri d’une génération désireuse d’échapper à la morosité ambiante. En cela, L’Haçienda est un formidable sas de décompression. Désormais, dans un même endroit, les gens hurlent, communient, transpirent comme jamais auparavant… Ils se lâchent totalement, et évidemment, cela a un prix. Disons… Plusieurs millions. La jouissance est un business.

Pendant deux ans, L’Haçienda vit son âge d’or : les journalistes arrivent de partout pour retranscrire le phénomène, d’autres soirées encore plus folles font leur apparition (Hot, Flesh…), un nouveau bar est ouvert conjointement par Factory et New Order (le Dry – là aussi à perte) et toute la ville semble en profiter économiquement. À commencer par les gangs… Et c’est là que les choses partent progressivement en testicules. Attirés par le business juteux des drogues de synthèse, ils s’infiltrent à L’Haçienda pour rapidement y occuper ses alcôves, comme autant de micro-territoires sur lesquels ils règnent en maîtres. Quiconque s’en approche se fait dérouiller, y compris du côté de la direction… Que faire ? Appeler les flics ? Ceux-ci ont L’Haçienda dans le collimateur à cause de la dope. Surtout, ils sont impuissants, car ils sont les premiers à être terrorisés… Alors ? Freiner le commerce de la drogue en sensibilisant le public à ce « fléau » ? Comprenez que L’Haçienda doit faire face à ce paradoxe : gérer la sécurité de ses clients, et donc la pérennité du lieu, tout en faisant la promotion d’une scène musicale qui revendique clairement ses accointances avec l’ecstasy…

Cette scène musicale, c’est « Madchester » : des groupes locaux qui viennent du rock (Happy Mondays, Stone Roses, Charlatans…) mais bouffent de l’ecsta depuis plusieurs mois. Comme à peu près tout le monde dans les parages, ils se sont pris l’acid-house en pleine tête, et sont à leur tour devenus les hérauts d’un genre fédérateur car susceptible de réunir des auditoires a priori opposés (ceux qui vont à des concerts vs ceux qui vont en boîte, ceux qui écoutent de la musique électrique vs ceux qui dansent sur de la musique de bourrins, etc). Entre 1989 et 1991, cette scène culmine. New Order enregistre Technique à Ibiza, les Stone Roses attirent 30 000 personnes à Spike Island, et les Mondays sortent le bien nommé « Pills’n’thrills and bellyaches » (produit par le Dj Paul Oakenfold). Sur le plan musical, Madchester est donc au top.
Le problème, désormais, c’est que Madchester est en train de se muer en Gunchester. L’Haçienda en subit les ravages au quotidien : bastons à l’entrée et à l’intérieur du club, règlements de compte, flingues brandis à la moindre occasion… En fin de compte, elle se prend en pleine poire le lot commun de n’importe quelle boîte victime de son succès – violence, mafias, problèmes de licence. Sauf qu’à Manchester, ça ne plaisante plus du tout.

Et Peter dans tout ça ? Nettement plus impliqué qu’à ses débuts dans l’affaire (tu m’étonnes), il déchante de jour en jour… mais ne lâche rien. Alors dans sa trentaine, copieusement défoncé la plupart du temps, il jongle entre le club (au four et au moulin), ses deux gosses (il vit séparé) et des relations désormais épisodiques avec les membres de New Order (qui ne sortira plus rien de bon). A partir du début des années 90, la fête commence à sentir le roussi. Le pouvoir s’est déplacé à l’intérieur de L’Haçienda, tout le monde est sous pression. Et le public le ressent… Peter et les siens avaient voulu un club où il ferait bon se retrouver, boire des verres, faire la fête, guidés par l’amour de la musique et de l’art en général. Ils y sont parvenus dans un geste d’une générosité inouïe, presque déraisonnable, mais cette offrande a tellement été prise au pied de la lettre par une armée de crétins, qu’elle a finalement été pillée, saccagée, souillée jusque dans son essence même. Alors, au bout de 270 pages (le bouquin en compte 300), on se dit qu’on va peut-être s’en tenir là, connaissant d’avance l’issue tragique de L’Haçienda (en 1997, une jeune fille décède, le club ferme alors ses portes). S’en tenir là parce que ce qui suit relèvera du domaine de la chute, de la sévère descente. Parce que, Peter, en plus d’écrire avec tes pieds sur le dancefloor, tu commences à devenir un peu triste. Parce que… parce que les histoires d’amour finissent mal, en général.

L’héritage de L’Haçienda est considérable.

Elle a été à la fois le bastion des meilleurs groupes indie du moment, un refuge pour quantité de formations (sinon apatrides, du moins métisses), et le creuset originel de la culture rave – appliquée à tous les parias qu’elle pouvait accueillir en son sein. Sans doute un peu dilué, l’esprit s’est propagé dans d’autres clubs (comment ne pas évoquer le Berghain berlinois, ce même bloc de béton mué en temple de la débauche ?), dans les campagnes anglaises puis européennes avec les free-parties, peut-être même du côté du Mur de Berlin à la même époque. Furieux désir d’émancipation, de liberté recouvrée. Aujourd’hui, la fête en mode XXL est devenue une chose commune, établie : aux quatre coins du monde, ici dans un festival en plein air, là dans une soirée comptant plusieurs plateaux en indoor, ce sont les mêmes sensations originelles que chacun cherche à retrouver, à reproduire à l’infini. Et puis il y a ce que L’Haçienda a révélé : Madchester. Le trait d’union fondateur entre la pop et la house, et plus largement le rock et la techno. Quelque chose de totalement absorbé depuis par le mainstream, ces noces étant le gage d’une grande crédibilité sur l’échelle du cool (BO de films, génériques TV, synchros publicitaires…). Plusieurs groupes anglais à succès y ont puisé leur sève (Chemical Brothers, Prodigy, Kasabian… La liste est longue), certains en ont fait un fonds de commerce (Kitsuné, cette petite entreprise néo-libérale qui vend des mauvais pulls en cachemire), d’autres ont propulsé le truc vers le futur sans en renier les racines (DFA, ou comment des punks américains sur le retour s’intéressèrent à la disco après avoir gobé des cachetons). On ne compte plus, enfin, le nombre de Dj qui ont bâti leur carrière sur ce détonnant mélange des genres (2 Many Dj’s, Erol Alkan, Optimo, The Glimmers…)

Pour information, L’Haçienda tire son nom d’un manifeste situationniste de 1974 que Tony Wilson tenait en haute estime, pour son discours visant à créer des « situations » radicales en combinant toutes les formes d’art (y compris l’architecture). Au détour d’un essai compilé dans cet ouvrage, il releva ce passage : « Maintenant, c’est joué. L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle n’existe pas. Il faut construire l’hacienda ». Le punk venait de remettre les compteurs à zéro, détruisant tout sur son passage, mais c’en était déjà fini : il s’agissait maintenant de lui trouver un avenir. Un numéro de catalogue Factory (FAC 51) fut assigné à cette vision post-révolutionnaire.

Et, en soi, on peut dire que ce fut un joli geste.

À lire : L’Haçienda – La meilleure façon de couler un club de Peter Hook (Le Mot Et Le Reste)
À écouter : « Fac. Dance 01 et 02 : Factory Records 12’’ mixes & rarities 1980–1987 » (Strut)
Également recommandé : l’anthologie Factory Records « Communications 1978–92 » (Warner)

6 commentaires

  1. Peter Hook, « le frêle garçon a préfiguré les années de plomb, et donc inventé à lui tout seul la cold-wave »
    Eh non Gonzo t’as tout faux, regarde cette une de Sounds , un des magazines anglais les plus connus, en novembre’77 soit avant les débuts de Joy Division !

    http://www.djfood.org/djfood/wp-content/uploads/2013/08/Kraftwerk-Sounds-cover-26-11-77-web.jpg

    Sinon Gonzo, ça t’arrive d’avoir une culture autre que les inrockuptibles? . T’as déjà écouté « Metal Postcard » (version Peel session Novembre’77) , « Pure » (la production avec plein d’espace de The Scream sorti avnt la première rencontre de Joy Division avec Martin Hannett), Poppy Day (sur Join Hands), l’album « Trans-Europe Express » (1977) avec ses bruits de verres pillés, ses claviers glaçants et ses paysages infinis de désolation…

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