Entre 1968 et 1975, Miles Davis est au centre d’un mouvement afro-futuriste, et au croisement de plusieurs courants musicaux et politiques. C’est une Afrique psychédélique, faite de longs voyages sonores méditatifs et de déesses féminines empreintes de symboles culturels forts, qui va hanter le vampire du jazz jusqu’à sa chute, éreinté par la drogue et ses propres recherches musicales.

En 1968, la culture noire américaine s’impose aux Etats-Unis grâce à trois héros majeurs. Il y a d’abord Martin Luther King, qui, politiquement parlant, a réussi à réunir autour de lui de nombreux courants de luttes de défense des droits des noirs plus ou moins extrémistes. Il tombera, assassiné, pour avoir porté trop haut au sommet du pouvoir des idées que l’Amérique blanche n’aurait jamais imaginé voir arriver au Panthéon.

Au niveau musical, Jimi Hendrix est devenu, avec des origines ouvertement revendiquées comme afro-américaines, le roi de la guitare rock et blues auprès d’un large public blanc. Quant à James Brown, il signe son premier simple ouvertement engagé pour la cause noire : Say It Loud, I’m Black And I’m Proud. Comme Jimi Hendrix, il abandonne la gomina pour une coupe afro, et s’engage dans la voie du funk lourd, entêtant et au message politique fort.

En 1968, Miles Davis est le dieu du jazz noir américain que le public blanc connaît le mieux. L’autre grand géant du genre, John Coltrane, est mort l’année précédente après avoir oeuvré dans l’expérimentation free-jazz les dernières années de sa vie en compagnie de sorciers du genre : Archie Shepp et Pharoah Sanders.

Davis, lui, a fondé un second quintet un peu par hasard, alors que sa carrière est en pente descendante en 1965. Il joue jusqu’à plus soif Porgy And Bess et A Kind Of Blue, ses vieux tubes, alors que Coltrane publie en même temps « A Love Supreme ». A trente-neuf ans, il s’adjoint quatre jeunes musiciens créatifs et turbulents : le pianiste Herbie Hancock, le batteur Tony Williams, le saxophoniste Wayne Shorter, et le contrebassiste Ron Carter. Tous apportent des idées de composition, et c’est Miles lui-même qui se retrouve débordé. D’abord, il angoisse, se sentant trop vieux, puis, il décide de les suivre, et son jeu de trompette s’insère dans cette nouvelle musique. Bien que tous soient encore en costumes sur scène, le Miles Davis Quintet explore de nouveaux thèmes de post-bop déjà inspirés par des thèmes fantasmés du continent africains. Les albums « Sorcerer » en 1967 avec son portrait de femme africaine, « Nefertiti » en 1968 et « Filles de Kilimandjaro » en 1969 explorent ces nouvelles facettes des désirs des afro-américains de la fin des années 1960 de retour aux racines des aïeuls, ces esclaves noirs arrachés de force à leur terre natale.

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Le 4 décembre 1967, le Miles Davis Quintet enregistre une longue pièces hypnotique de trente-trois minutes et trente secondes nommée Circle In The Round. Davis a fait appel à un guitariste nommé Georges Benson, en complément de son quintet habituel. Le trompettiste sent que la musique rock, et notamment la guitare, peut être une piste d’innovation à sa musique. Déjà, il a en vue Jimi Hendrix, mais aussi Larry Coryell, qui est en train de bousculer le monde du jazz avec un son résolument électrique. Benson participe aux séances de l’album suivant, « Miles In The Sky », à la pochette très psychédélique, mais au contenu encore relativement sage comparé à Captain Beefheart et Frank Zappa. L’album offre néanmoins une musique fascinante et un jazz audacieux, bien que toujours un peu engoncé dans son col amidonné.

Miles Davis fréquente les clubs, et rencontre le joli mannequin de vingt-et-un ans Betty Mabry, et vivent une histoire d’amour début 1968. La jeune femme va être capitale dans la découverte de Davis de la scène musicale noire américaine : Jimi Hendrix, Sly Stone… Davis est un peu vieux jeu, mais il adore ces jeunes gens fougueux et créatifs. Il se revoit, lui, dans les années 1950, avec son premier quintet, avec John Coltrane et Cannonball Adderley aux saxophones.

Pour Miles Davis, c’est une explosion de couleurs et de sonorités : l’électricité du blues-rock d’Hendrix, le funk de Sly Stone, leurs fringues chatoyantes. Il y a aussi les discours et les idées de tous ces musiciens : on est noirs et on en est fier. Nous sommes les fils de l’Afrique. Un déclic s’enclenche. Le prochain disque sera le reflet de cette explosion intellectuelle.

Miles Davis in the eye of the storm – Newport Jazz Festival 1969 – Jazz Desk

« In A Silent Way » de juillet 1969 n’a à première vue rien d’exubérant : sur la pochette, on y trouve un Miles Davis, le cheveu court et les yeux levés vers le ciel, la peau d’ébène luisant sous la lumière du photographe. La musique, elle, est un grand pas en avant dans la modernité. La formation compte quelques fiers accompagnateurs du précédent quintet : Wayne Shorter, Tony Williams, Herbie Hancock. Et puis il y a les nouveaux, talentueux, certains sont blancs : Chick Corea au piano électrique, John MacLaughlin à la guitare, Josef Zawinul aux claviers, Dave Holland à la basse. L’album s’ouvre sur le titre Mademoiselle Mabry, superbe hommage acide et langoureux à sa nouvelle compagne et épouse.

Sous l’influence de Betty Madry, il abandonne les costumes guindés pour des vêtements pop, et cherche dans la musique rock et funk. Miles Davis a du charisme, et les projets sont nombreux, devenus fantasmes d’historiens : un album avec Jimi Hendrix, puis des sessions avec Sly Stone, et peut-être même James Brown. Tout cela est faux et vrai à la fois. Il y a eu des jams, mais rien de concret.

Ce qui est concret, c’est que le batteur de « In A Silent Way », Tony Williams, a aussi enregistré un disque, double, absolument majeur : « Emergency ! ». Il sort en même temps que « In A Silent Way », avec un autre musicien en commun : le jeune guitariste anglais John MacLaughlin. Loin d’être concurrents, les deux musiciens sont deux facettes d’un courant nommé jazz-rock ou jazz fusion. Si Davis ne souhaite pas aller dans la lignée une musique aussi sauvage que le Lifetime, il comprend qu’il doit totalement émanciper totalement son jazz dans l’électricité.

L’album « Bitches Brew » est le premier aboutissement d’une démarche totale : une musique libre de toute contrainte stylistique et de format, et une pochette magnifique signée Mati Klarwein conviant à la rêverie d’une Afrique originelle mystique et sensuelle. Il s’entoure à nouveau d’une formation multi-culturelle : MacLaughlin à la guitare, Chick Corea, Larry Young et Joe Zawinul aux claviers, Jack DeJohnette et Lenny White à la batterie, Dave Holland à la contrebasse. Double album vendu à 500 000 exemplaires aux USA, c’est un immense succès commercial qui dépasse largement le cercle des amateurs de jazz. Le Grateful Dead, qui a emmené Miles Davis et son groupe en première partie de sa tournée américaine, applaudit chaque soir en coulisses, ébloui par cette musique cosmique d’un autre monde, bien plus riche et spirituelle que son rock psychédélique.

Miles Davis - Bitches Brew | Album art, Miles davis, Cover art
Miles Davis ouvre alors une nouvelle ère visuelle et sonore, que de nombreux de ses anciens musiciens et disciples vont participer à étoffer. A commencer par Herbie Hancock, qui se lance dans une série d’album jazz-funk avec l’album « Crossings » en 1972, « Sextant » et « Headhunters » en 1973, et « Thrust » en 1974. La majorité des pochettes sont signées Robert Springett. D’abord disciple de Klarwein sur « Crossings » et « Sextant », il s’émancipe en faisant de Hancock un pilote de vaisseau spatial s’envolant pour des contrées spirituelles sur « Thrust ».

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En 1971, Davis revient avec un album funk. Ce sera « A Tribute To Jack Johnson ». La pochette semble plus classique, elle ne l’est pas : sous la forme d’une illustration des années 1930, elle montre un homme noir dans une décapotable avec trois femmes blanches. C’est le héros du disque, un boxeur mythique, sport que Davis pratique. Accompagné de ses désormais fidèles lieutenants (MacLaughlin, Hancock, Corea, DeJohnette, Holland), plus quelques nouveaux comme Billy Cobham à la batterie et Michael Anderson à la basse, Miles Davis mêle magnifiquement sur deux pièces d’environ vingt-cinq minutes jazz, rock et funk torride. Séparé de Betty Davis depuis 1970, ses influences proviennent des clubs dans lesquels il traîne régulièrement le soir. Son ex-femme va de son côté entreprendre une carrière solo courte mais prolifique en musique funk animale de trois albums miraculeux entre 1973 et 1975.

Sans son égérie, Davis plonge de plus en plus dans ses propres contrées sonores et visuelles. Les années 1970 à 1974 sont celles d’un travail acharné en studio et sur scène. Il sort autant de disques studio que de disques live. Corky McCoy signe les pochettes funk’n’street de « On The Corner » en 1972 et « Big Fun » en 1974. Miles Davis, massives lunettes de soleil colorées et coupe afro, est devenu un oiseau de nuit, entre prostituées et dealers : c’est le monde de la Blaxploitation.

Les enregistrements en direct deviennent une masse dense livrée sans fard. « Live Evil » offre une compilation de plusieurs sets de 1970 avec MacLaughlin à la guitare, DeJohnette à la batterie, Holland et Henderson à la basse, Corea au piano… La trompette de Miles Davis est devenue un étrange instrument distordu jouant sur les silences, survolant des boucles obsédantes de musiques inspirée de la funk music noire américaine et de l’Afrique originelle. Abdul Mati signe avec cette pochette une nouvelle émulation de Klarwein. La pochette de « In Concert » de 1973, signée Corky McCoy, est en droite lignée de l’esprit de rue de « On The Corner ».

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Les doubles lives « Agharta » et « Pangaea » seront enregistrés le 1er février 1975 au Festival Hall d’Osaka au Japon, ultime concert de Miles Davis avant cinq longues années de silence pour cause de dépendance à la cocaïne. Il convient aussi d’ajouter le set au Carnegie Hall de Londres le 30 mars 1974, publié sous le nom de « Dark Magus » en 1977. Sur cette pochette et celle de « Pangaea », Miles Davis est une ombre furtive au milieu de flashes de couleurs vives. Tous ces enregistrements live sont de fantastiques chaudrons de créativité sonore, mêlant jazz, funk et rock. Captés avec un équipage de funkmen blacks de premier choix (Henderson à la basse, Al Foster à la batterie, Reggie Lucas et Pete Cosey aux guitares, Sonny Fortune au saxophone, Mtume aux percussions), Miles Davis pose ses dernières forces créatrices. Il souffle dans sa trompette, son front légèrement dégarni dégoulinant de sueur, perlant jusque derrière ses vastes lunettes fumées. Miles vacille sur ses boots à talons, cherchant encore et encore l’alliage spirituelle de la culture noire américaine et des rythmes obsédants de l’Afrique. Le morceau Zimbabwe est un véritable concentré de cette musique afro-futuriste qui aura ses descendants merveilleux : Fela Kuti au Nigeria, le Zamrock de Zambie avec les excellents Witch et Amanaz.

Et puis, ce sera le silence, absolu. Carbonisé, Miles Davis quitte la scène, alors que la musique noire américaine vacille dans la seconde partie des années 1970. Si Funkadelic et Parliament portent encore le flambeau d’une musique funk déjantée, obsédée par l’espace et les symboles de l’Afrique Noire, les autres baisseront la garde devant l’arrivée du disco. Les débuts du rap coïncideront avec le retour de Miles à la musique, mais l’envie d’ailleurs laisse la place aux sombres horizons des quartiers downtown.

A lire sur le même sujet : le numéro Afro-futurisme de Gonzaï, en commande ici.

6 commentaires

    1. pas lu + raf + encore de la bonne boufonnerie de comploteuse.
      prepare to meet the old deuteronomy,mazzuuurrkkaaaa ! ! !.

  1. Pourquoi les commentaires sur GONZAI sont du niveau d’une boite de conserve éventrée sur le périf’ ?

    In a silent way est vraiment un bijou

    Bon après 75 et une longue pause le Miles des années suivantes c’est pas… comment dire… hum…

    Le quintet avec Hancock c’est immense

    CIAO

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