Trente ans après sa mort et après une bonne demi-douzaine d’albums posthumes, reste-t-il encore quelque chose à découvrir d’Arthur Russell ? Fauché prématurément en laissant derrière lui pas moins de 1000 cassettes d’enregistrements, il semble que l’influent compositeur inconnu de son vivant soit une source intarissable de chef d’œuvres. A l’image de « Picture of Bunny Rabbit » et ses archives de 1985-1986, à paraître fin juin via Audika et Rough Trade.

Comment un jeune homme timide né au début des années 50 dans le fin fond de l’Iowa, et qui partagea ensuite la facture d’électricité de son voisin Allen Ginsberg, est-il parvenu à devenir une figure culte samplée par Kanye West vingt-cinq ans après sa mort ? À l’heure où les obsessions de diggers rencontrent les rééditions de fonds de cave de micro-labels en faillite, l’histoire d’Arthur Russell reste encore un cas d’école.

Comme souvent, la vie du prodige commence par une enfance ordinaire dans le Midwest américain, et dont la principale folie tient dans l’apprentissage assidu du violoncelle et du piano. En bon jeune homme de la fin des années 60, la route d’Arthur Russell le mène à San Francisco, au milieu de la contre-culture bouillonnante qui germe dans l’Amérique ultra-conformiste de l’après-guerre.

Le violon scelle

Malgré un talent musical certain et un évident avant-gardisme, le jeune Arthur Russell ronge son frein à San Francisco où la plupart des prestigieuses formations musicales lui laissent porte close. Alors qu’il tente de marier à la musique savante, issue de son bagage classique, les musiques populaires des caves sombres et des rues de la ville, on lui reproche ses expérimentations plus ou moins hasardeuses et ses choix artistiques alors incongrus. Sans le sou, il quitte finalement San Francisco pour rejoindre New York où il devient voisin de palier de Ginsberg. Pour l’aider, ce dernier lui partage son électricité et surtout, l’introduit dans l’avant-garde créative de Manhattan Downtown et du Greenwich Village.

En 1975, au cœur de son quartier fétiche, Arthur Russell deviendra le programmateur de la mythique salle de spectacles The Kitchen. Là-bas, il invite les Modern Lovers et les Talking Heads, dont il admire l’union, au sein d’un son pop, de la recherche esthétique et d’une forme de minimalisme. Pendant cette même période, Russell donnera du violoncelle sur les premières démos de Psycho Killer et manque même de rejoindre le groupe. En 1978, David Byrne joue d’ailleurs la guitare sur Kiss Me Again, single d’Arthur Russell vendu à 200 000 copies avant une retombée rapide dans l’anonymat.

Marginal chez les marginaux

Toutefois, ce premier single marque un tournant majeur de la vie d’Arthur Russell. Au cours des années 70, le compositeur découvre le monde des clubs et du disco, musique qu’il incorporera dans sa recherche musicale et pour laquelle il développe une véritable fascination (au même titre que sa fascination pour l’eau comme forme sonore).
Ce faisant, Russell virevolte en permanence d’un registre à l’autre, tantôt minimal et exigeant, tantôt pop et dansant (et souvent tout ça à la fois). Et si sa patte reste résolument marquante (en témoigne le statut culte qu’il obtiendra dix ans après sa mort), son côté caméléon le tiendra éloigné de la reconnaissance qu’il mérite. Car s’il bénéficiait tout de même de son vivant d’une certaine réputation au sein de l’underground new-yorkais, sa musique restait souvent marginale même chez les marginaux, qui lui reprochaient parfois son attrait pour des formes artistiques jugées trop conventionnelles. Ajoutez à cela une certaine politisation et des relations avec les milieux militants gays et afro-américains, et vous devinerez qu’Arthur Russell ne plaisait pas à tout le monde.

Too late

Depuis le début de sa carrière jusqu’au milieu des années 80, Russell a notamment composé au sein de ses groupes The Necessaries et The Flying Hearts. Avec son projet Dinosaur L et en collaboration avec le compositeur afro-américain Julius Eastman (auteur des pièces Gay Guerrilla et Evil Nigger), Russell sort en 1981 sur son propre label Sleeping Bag Records « 24 to 24 Music », une ambitieuse pièce expérimentale mêlant disco et musique orchestrale qui ne rencontrera (évidemment) pas le succès escompté. Et en 1986, Russell signe sous son propre nom son unique album solo sorti de son vivant, « World of Echo », l’une de ses pièces les plus acclamées malgré un échec commercial à sa sortie – une histoire classique. La même année, Russell est diagnostiqué du virus du VIH. Il décèdera six ans plus tard, à quarante ans, en laissant derrière lui d’innombrables enregistrements et quelques prémices de la légende à venir.

Après (entre autres) le mariage hip-hop et electropop de « Corn » (2015) ou les divagations country-folk de « Love Is Overtaking Me » (2008) et « Iowa Dream » (2019), « Picture of Bunny Rabbit » est l’une de ses raretés remises au goût du jour, précisément une collection d’archives musicales de la période « World of Echo » (pour l’anecdote, le morceau-titre a été composé à l’attention de l’animal de compagnie d’un ami de Russell). Et si l’on retrouve le son typique du chef d’œuvre intemporel où violoncelle, chant caverneux, silence et percussions jouent un délicat jeu du chat et de la souris, ces quelques enregistrements ne montrent encore qu’une des multiples facettes du diamant laissé par Arthur Russell. Et malgré l’ambitieux travail d’archives entamé au début des années 2000 autour de l’héritage laissé par le compositeur, celui-ci semble toujours aussi insaisissable et indéfinissable. Ne resteront donc que quelques échos de son passage sur Terre et de sa gueule bukowskienne ravagée, pour redécouvrir toujours un peu plus l’ampleur de son génie.

Arthur Russell // Picture of Bunny Rabbit // Audika & Rough Trade, sortie le 23 juin
https://arthurrussell.bandcamp.com/album/picture-of-bunny-rabbit

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