48H après, tout ou presque a déjà été dit sur la mort de Bowie. Reste à comprendre ce qu’elle dit de nous, et de notre incapacité de plus en plus flagrante à laisser les idoles du XXe siècle mourir en paix.

Ca y est : après des années de suspicion, renforcé en cela par une étonnante discrétion pour celui qui avait tant marqué les décennies précédentes, Bowie s’est éteint. D’un point de vue physiologique, et n’en déplaise à ceux qui ouvrent des yeux de Tex Avery en criant à l’étonnement, cela devait finir par arriver ; de la même façon que cela arrive depuis 200 000 ans, et il faudrait être sacrément con – ou pire : scientologue – pour croire un seul instant qu’il en va différemment pour les héros de la pop culture avec lesquels nous avons grandi. Remarquez que depuis que Fleur Pellerin et Kanye West se sont exprimés sur le sujet pour porter de consensuelles condoléances à base de gif et de aaamazing, on peut raisonnablement penser que seulement 24H après l’annonce de ce départ brutal, tout a déjà été dit. Au point que le simple fait de continuer à écrire ce papier, comme de poster des vidéos Youtube-RIP comme l’ensemble de mes congénères aux abois, m’apparaît de plus en plus dispensable. Mais je vais quand même continuer.

Disons le ici pour éviter tout procès en sorcellerie, la mort de David Bowie est un séisme tel qu’on en connaît rarement. Qu’on ait aimé l’artiste ou pas, qu’on ait été touché par son œuvre pharaonique ou non, la peine est un sentiment universel, éminemment respectable, et qui depuis maintenant presque deux jours retapisse ce qui reste de notre part d’humanité, à savoir nos comptes Facebook. « Parti trop tôt », « oh mon Dieu », « mais quelle surprise ». Mouais. Tout cela est un peu vite oublier que le Grand Blanc a débuté sa carrière à une époque où le général de Gaulle était encore au pouvoir, à un âge où l’homme n’avait pas encore mis les pieds sur la lune (oui, la chanson, je sais…) et que si l’espérance de vie a progressé de manière inversement proportionnelle à la qualité des disques que Bowie sortait désormais au compte-goutte, l’idée même qu’il puisse être éternel eu égard à sa consommation de cocaïne – pour ne citer que cet excès – témoigne d’un terrible manque de confiance en l’avenir, puisque nous en serions réduits à l’espoir que nos prédécesseurs réussissent l’exploit de braver la mort. Cette envie d’éternité, voire plus précisément de jeunesse recyclée, Bowie la mettait d’ailleurs déjà sciemment en scène dès 2013 avec ‘’The Next Day’’, sample graphique de la pochette de ‘’Heroes’’ ; tout comme – et ça n’est pas un hasard – Bryan Ferry sur son récent ‘’Avonmore’’. Si un seul exemple est un hasard, deux coïncidences ne font pas une généralité. Certes. Mais tout cela témoigne de l’envie d’une génération d’occulter la vieillesse et son lot d’emmerdements, à commencer par un refus compréhensible de l’inéluctable. Douce illusion.

Une illusion à double foyer, surtout. Qui touche autant les artistes que leur public. Et qui montre bien, au fur et à mesure que chacun tente du mieux qu’il peut d’exprimer sa peine – après tout c’est humain, que la mort de Bowie, c’est surtout celle d’un âge d’or, vieux de quarante ans, qu’on refuse de voir crever au prétexte que nous n’avons jamais rien connu d’autre. A ce titre, le sentiment de toute puissance incarné par un autre mort récent – Lemmy – incarne encore davantage le sentiment morbide qui, maintenant que la planète sociale a pris le pas sur la vraie vie, nous habite. Difficile de ne pas sombrer dans le voyeurisme addictif le plus obscène en découvrant cette vidéo pre-mortem nommée The Last Interview où le héros de Motörhead, corps décharné, œil hagard, oreilles décollées par la maladie, n’est déjà plus que l’ombre de lui-même. C’est fascinant : on assiste presque en direct à la chute d’un immeuble en ruines. World Trade Center sur un écran 13 pouces.

https://youtu.be/eluYcLz4s54

Dès lors, difficile de ne pas éprouver un besoin compulsif d’en voir encore plus, comme ce pénible dernier passage de Lemmy au Hellfest en 2015 ; difficile de ne pas regarder le dernier clip de Blackstar (titre génial par ailleurs) en cherchant la maladie derrière le maquillage ; difficile ne pas penser que bientôt fleuriront des The Last Interview of David Bowie ; difficile de ne pas céder à la tentation de comparer, année après année, le lent déclin physique de ces artistes qu’on pensait invincibles et qui, tous et un à un, nous abandonnent. Nous abandonnent… vraiment ? Sans dire qu’il faille fêter ces décès bouteille de champagne à la main ou que l’histoire du premier connard patron de label électro du XIe arrondissement puisse ne serait-ce qu’arriver à la cheville de l’improbable rencontre entre Lennon et Bowie dessinant tous deux raides cockés sur leurs blocs à dessin, il y a quand même de quoi s’interroger sur notre relation aux icônes pop du siècle dernier, et pourquoi les réseaux sociaux ont profondément modifié notre rapport à ce temps qui n’est pourtant pas le nôtre.

Seuls face à l’écran, nous voilà entre profonde tristesse et voyeurisme, avec l’absolu besoin irréfléchi de s’épancher sur le départ prématuré de ces idoles pourtant déjà déifiées de leur vivant. Etiez-vous assez con pour penser que Bowie vivrait jusqu’à 80 ans ? Je vous le concède : moi aussi. C’est vrai que plus rien ne sera vraiment pareil, et le simple fait de le dire est une inquiétude pour l’avenir. Il est écrit que chacun se souviendra de ce jour, et de ce qu’il faisait au moment où il apprit la nouvelle. Sentiment de perdre un oncle ou un membre éloigné de sa propre famille ; le genre de personnes qu’on ne voit plus depuis très longtemps mais dont on a gardé un souvenir très net, comme un vieux meuble posé là depuis avant même le jour de votre naissance. Un basculement qui vient de l’intérieur, et qui renvoie à l’idée qu’on se faisait du monde ancien, puisque Bowie, comme Lemmy, étaient déjà là quand vous n’y étiez pas. C’est dans cette pièce désormais vidée du meuble avec lequel on a grandi qu’il faut désormais continuer à vivre. Aussi pénible que celui puisse être, un deuil n’en reste pas moins une affaire privée et l’indécence collective consistant à faire d’Internet un déversoir à liens cliquables dit finalement plus de nous que de l’artiste ; chacun rivalisant d’originalité pour transformer la couronne de fleurs en passage de Lemmy chez Mourousi ou tel making of collector de Bowie avec Amanda Lear. Nous sommes devenus des pousse-boutons incapables d’accepter que le futur puisse être plus bénéfique que ce passé que nous perdons peu à peu. Après Lemmy et David, à qui le tour ? Bientôt Iggy, Paul, Jerry Lee, Keith, à chaque fois le même cirque ? Encore combien de RIP jetés dans le vide pour comprendre qu’il est dramatiquement ridicule de n’être qu’une voix de plus à crier la même chose ? Et pour être véritable, l’émotion doit elle être absolument communiquée, relayée, postée, vomie sans fin ?

Que ceux qui parlent de cynisme retournent tripoter leurs colliers de perles. Bowie est mort, vous êtes tristes, okay. Jamais plus personne n’arrivera à sa cheville, et vous devrez bientôt vivre avec son fantôme. A court terme, ce sont des kilomètres de doléance. A moyen terme, nous verrons arriver les hommages mercantiles, les biographies de Jérome Soligny sponsorisées par BFM, puis un Tribute viendra, peut-être même suivi d’une tournée holographique mettant en scène tous les Bowie que nous avons connu. A chaque fois, le même aveu d’échec et la preuve de notre incapacité à entrer de plain pied dans une nouvelle époque, un nouveau siècle, avec de nouveaux artistes, de nouveaux fans. Comme le disait hier le producteur Tony Visconti dans un éloge à l’animal, Bowie est mort libre. Il serait peut-être temps d’en faire de même pour en finir avec ce simulacre de persistance rétinienne. En bon magicien, lui aurait certainement rigolé de tout ça : deux jours après sa mort, il devient le premier artiste de sa génération à vivre au-delà de son vivant. Et ça ne choque plus personne.

11 commentaires

  1. Très bon article, également pour le tout dernier point sur son tour de passe passe face à la mort façon Houdini. Trompe la mort. Élégant.

  2. On voit que cet article a été écrit par un vieux… Ne vous inquiétez pas Bester… Vous rejoindrez David plus tôt que vous ne le pensez…

  3. Internet a mis fin aux stars planétaires soutenues par les médias et leur obligation de rassembler un minimum de monde. Il n’y a qu’a comparer les unes de Gonzai avec les Rock & Folk, Best ou les Inrocks d’antant. Vous ne parlez que de ce qui vous plait, c’est la liberté que vous offre internet. Les groupes que vous défendez, personne ne les connait et il est probable que dans dix ans tout le monde, à part vous, les aura oublié. Si en 73, internet avait existé, la carrière des Stones se serait arrêté là (et ça aurait probablement été une bonne chose).

  4. D’accord en tout point. Et on peut dire qu’on leur épargne le tableau de la vieillesse à la Régis Jauffret aussi!
    Sinon oui, c’est surtout de la perte d’un monde que l’on parle au fond. Cette époque des stars hégémoniques de talent, de la toute puissance du disque et du pouvoir de la musique.
    Aujourd’hui on a bien des hyper-stars, mais elles s’élèvent dans la junk music imprimées d’un nihilisme qui s’ignore.
    C’est la fin d’une époque, d’une façon d’être au monde qui est en train de disparaître. Mais surtout, et c’est ça qui chagrine, plutôt que de les remercier et de reprendre le flambeau, cette logorrhée de chialade 2.0 témoigne de l’impossibilité d’une génération à réinventer et à défier l’avenir, en déifiant le passé.
    Putain Bowie nous chierait à la gueule, s’il avait été comme ça il aurait fait des reprises de blues ou de Sinatra.

  5. Merci,
    Bel article qui résume ce sentiment ambivalent; celui d’aimer Bowie et son oeuvre mais d’être obliger de se coltiner les fans de la 25 ième heure, les politiques (Morin, Pellerin, Wauquier… j’arrête là sinon je vais vomir.) et les nécrologues officiels.

    Malheureusement cette génération d’après guerre atteint un âge avancée et tous ces facheux sont déjà sur les starting-block pour alimenter la pompe à tweets et la chialerie organisée attendant le prochain décès.

    Bon je vais écouter un vinyl des Residents, au moins ceux-là quand ils seront morts personne n’en parlera.

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