Ça faisait longtemps que je n'avais pas rendu visite à Klavier Stuc. Lors d'une soirée bien arrosée, j'avais appris par un ami commun qu'il avait fini par trouver refuge dans une chambre de bonne prêtée par une ancienne conquête bourgeoise pour 50 euros par mois. Le loyer, symbolique, avait été accordé à l'ancien amant qui avait eu son heure de gloire à tâter du clavier dans les salons branchés. Le savoir dans la mouise me faisait plus mal encore maintenant que le mois de novembre nous enveloppait sournoisement de sa sinistre grisaille, sous les cris arrogants des corbeaux.

Je me décidai donc à me bouger le cul et me rendre là où il créchait dorénavant, vers Montparnasse. Monter les six étages de l’escalier étroit et raide tenait de la performance sportive de haut niveau. Mais je m’accrochai à la rampe, malgré mes bronches encrassées par le goudron et mon palpitant qui ne savait pas s’il s’emballait dans l’effort ou à la perspective de se retrouver face à un pote aux yeux remplis de reproches et au cœur bien plus fatigué. Reconnaître sa porte n’avait par contre rien de difficile, suffisait de tendre l’oreille du côté d’où le son du piano arrivait, un peu étouffé. Quelques secondes d’hésitation, et je frappai à la porte musicale.

Klavier Stuc m’ouvrait quelques instants plus tard, esquissait un très timide sourire dans sa barbe de trois jours et me faisait entrer sans dire un mot, comme à son habitude. La piaule d’un vieux garçon obsédé de musique n’a rien du cadre idéal pour recevoir. Un coin cuisine où la vaisselle puante s’entasse, des piles de journaux, les disques qui jonchent le sol et s’empilent contre des murs dont on ne devine plus la couleur, un coin bureau muni de son cendrier qui dégueule de vieux mégots de Malback, deux fauteuils rouge sang noircis par la crasse et une vieille chaîne stéréo poussiéreuse. Ampli et lecteur Denon, enceintes JBL LX 300, configuration minimale qu’on te vendait pour pas trop cher il y a quinze ans pour écouter du jazz avec un minimum de qualité. Klavier Stuc m’invita à m’asseoir dans la crasse d’un des fauteuils, j’obtempérai dans le silence en lui souriant un peu bêtement. Il ouvrit alors la bouche et me dit :

– T’as déjà entendu du Keith Jarrett ?

Le voir, le corps cramé par le whisky, ses mains qui avaient été si puissantes aujourd’hui réduites à l’état de mains de vieillard ridées et bleuies, me retournait le cœur. Je lui répondis niaisement en essayant de cacher mon mal être.

– Un peu, je ne suis pas un spécialiste, tu le sais.
– Oui je sais, tu veux un sky ?

Pas le temps de dire non, qu’il me tendait déjà un trop grand verre.

– Tiens, c’est du bon, Caol Ila, je l’ai échangée hier contre quelques vieux albums, dont un collector de Jerry Lee Lewis.
– Merci Klavier mais tu ne devrais pas…
– Oh je sais ce que tu vas me dire, ce que tout le monde me reproche, je n’ai plus rien à perdre maintenant, c’est la musique, le whisky et moi, le reste je m’en balance, écoute ça plutôt.

Je devinais, à la pochette jaune et rouge sous blister posée sur le lecteur, qu’il s’agissait du dernier Keith Jarrett, Rio. Le pianiste balançait ses impros enregistrées le 9 avril 2011 au Teatro Municipal de Rio de Janeiro.

– La seule fois où je l’ai entendu en concert j’avais 8 ans, c’était à l’Opéra de Cologne en 75, le fameux « Köln Concert ». Mon père m’y avait emmené, je ne savais pas encore quel grand moment je vivais mais j’en garde un souvenir dingue, je crois bien que j’ai même pleuré. Ce gars-là c’est toute ma vie, un vrai artiste, tu comprends ?
– Oui, enfin, j’essaie de comprendre, je ne suis pas très sensible à ce genre de musique…
– Tu te fous de moi, Poulpe ? Ce type, ça fait quarante ans qu’il balance ses impros avec toujours autant d’inspiration, malaxant et pétrissant les thèmes les plus variés, du simple blues à l’habanera, autant capable de te faire pleurer sur des envolées lyriques lisztiennes ou des tableaux impressionnistes debussystes, que décoller sur des morceaux percussifs à la Cage à t’en décoller le cérumen. Mais où t’as appris la musique ?
– T’as raison, Klavier, d’ailleurs ce que j’entends là est vraiment pas mal.
– Oui justement, Rio part VI, un moment d’une très grande classe, c’est l’espèce d’habanera dont je te parlais. Une thématique tango flamenco qui swingue en rythmes syncopés et qui te fais vivre le blues du flamenciste paumé en plein New York. Un pur chef d’œuvre.

Je restai prostré, à écouter Jarrett avec le verre qui se vidait tranquillement dans la fumée de nos clopes. J’étais bien, parti à 9000 bornes de Paname, sous le soleil de Rio, bercé par la musique, à enfin comprendre la richesse des harmonies, rythmes et mélodies qui s’offraient à moi. Klavier n’avait pas changé dans l’âme, toujours aussi dingue de musique, et j’avais la chance d’être à ses côtés. Je pensais être venu pour le réconforter, mais c’est bizarrement l’inverse qui se produisait. On a passé la nuit à écouter Jarrett, l’album du « Köln Concert » qu’il gardait précieusement en maugréant “ çui-là je le vendrai jamais, que ce soit pour une gonzesse ou même une bouteille de sky ! ”. Un paquet de clopes et une bouteille de Caol Ila plus tard, la tête embrumée et le cœur regonflé, j’étais sur le trottoir, ivre de tout; je rejoignais le métro rue de Rennes. Je balançai 2 ou 3 euros dans la gamelle d’un saxophoniste ténor qui jouait, comme par hasard, un thème de Lester Young. Ma nuit avait été jazz et Paris prenait tout à coup des airs de New York, avec la tour Montparnasse en guise d’Empire State Buiding. J’espérais aussi secrètement que Klavier trouverait rapidement, derrière le coussin de son vieux fauteuil, le billet de 50 euros qui avait glissé subrepticement de ma poche. Les temps sont durs pour tout le monde, j’ai moi-même parfois la tentation de tout plaquer, de m’enfermer avec la bouteille et la musique, ne plus jamais ressortir et vivre mes derniers instants dans ma tombe musicale. Mais il fallait continuer, toujours continuer, en s’accordant parfois des pauses. Promis, demain Jarrett.

Keith Jarrett // Rio // Universal Jazz
http://www.keithjarrett.fr/

6 commentaires

  1. plus que le koln, je conseille le live in Paris où Jarrett est un peu le hendrix du piano solo ( je dis ça mais ça fait 20 ans que je ne l’ai pas écouté) . Sinon dans un tout autre registre, plus proche de la période Miles, il y a expectations en 72 avec de superbe cordes …

  2. da fuck j’ai laissé un commentaire qui est parti dans les limbes du net, bon je m’y recolle

    plus que le Koln je conseille vivement le live Paris chez ecm ou c’est un peu le hendrix du piano solo. C,est cool le poulpe je n’ai pas écouté ça depuis 20 ans. Sinon dans un autre registre, période miles, en 72 il y a expectations avec de très belles cordes

    live in paris part 2 :

    http://www.youtube.com/watch?v=kkEqg06BoZI&feature=related

  3. Cool que ça te fasse plaisir Serlach et merci pour ton complément ! Ce type là en a sous la pédale, c’est clair, c’est pour ça que j’ai ressorti Klavier Stuc du placard enfin presque …. Le video ne reflète pas du tout la richesse du double album qui alterne les passages très accessibles comme on l’entend là et des passages beaucoup plus « techniques » comme je le dis en trois lignes. Je comprends qu’on puisse être plus en accord avec l’une ou l’autre de ses prestations mais à chaque fois c’est un nouveau monde à découvrir. C’est ce qui fait aussi sa force.

  4. J’écoute Paris Concert PART 2 que tu proposes dans ton post. Ce morceau me fait irrésistiblement penser à un Schumann subitement tombé amoureux d’une espagnole. Du grand Art, c’est clair.

  5. il y a le live à la Scala qui est bon aussi. Par contre j’ai toujours trouvé qu’en trio c’était un peu chiant. Je l’ai vu avec gary peacock et Jack dejohnette il y a quelques années et j’ai baillé. Moi j’aime quand sa main gauche chaloupe quand ça explose et qu’il rentre en transe. Je trouve aussi qu’il y a un vrai truc quand il cite bach, quand il cite du classique ( c’est le cas sur Paris). Après je suis moins sensible à son romantisme, pour ce type de jeu je reste exclusif à l’immense Bill Evans

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