Dans les années 80, tandis que le monde se remettait de l'euphorie des décennies précédentes, tandis que les conservateurs américains reprenaient la main pour ne plus la perdre, tandis que le cinéma découvrait le blockbuster, John Mc Tiernan était en première ligne. Non seulement parce qu'il inventait (et réinventait) le cinéma d'action contemporain, mais surtout avec une intelligence et une subtilité qu'on a tendance à oublier. Piège de Cristal a certes inauguré un genre, mais il reste surtout, à ce jour encore, un film bien supérieur à la plupart des copies serviles qu'il a pu engendrer.

La différence entre les personnages de Mc Tiernan n’est jamais la ligne manichéenne qui sépare en apparence les héros et les vilains, la vraie différence serait plutôt entre ceux qui se complaisent dans une bêtise toxique et ceux qui pensent, ceux qui, quelque soit leur bord, vivent et se conduisent comme des « honnêtes hommes ».

Si Mc Tiernan est un honnête homme, les années qui viennent de s’écouler n’ont pas été tendres avec lui. Bouc émissaire dans une affaire foireuse qui le concernait à peine (le réalisateur a eu recours aux services du détective privé Anthony Pellicano pour surveiller son producteur Charles Roven, durant la production de « Rollerball »), il n’a pas pu tourner de film depuis dix ans et a passé presque un an en prison pour un motif qui semble avant tout politique. Ce qu’il dit sur ces épreuves donne une idée de l’inquiétante dérive des Etats-Unis. Mais John Mc Tiernan est avant tout un réalisateur et quand il nous a demandé : « So what do you want to talk about ? » « Cinéma » nous a semblé la meilleure réponse. Et nous l’avons donc rencontré pour parler de son cinéma, et de ce qui s’y cache.

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Vous commencez actuellement la production de War Birds, un film qui sera votre premier tourné en numérique, est-ce que cela change quelque chose dans la manière de le réaliser ?

La numérique a un avantage, c’est la possibilité de tourner en basses lumière. Mais dans le cas de War Birds, ça n’a pas vraiment d’importance puisque quatre-vingts pour cent du film se passe dans les airs.

Un peu comme Hells Angels, le film réalisé par Howard Hughes en 1930 et qui a été tourné sans aucun effet spéciaux, uniquement en vol.

Oui, je me souviens de Hell’s Angels. L’une des difficultés à l’époque de Hughes c’est de donner la sensation de voler. Pour les combats il était très compliqué de rendre l’impression de vitesse puisque tout ce qu’on voit par la vitre du cockpit, c’est le ciel. Du coup, peu importe la vitesse à laquelle vous allez, puisqu’il n’y a pas de point de référence, tout ce qu’on voit c’est du ciel bleu ! J’en ai parlé avec pas mal de spécialistes et le problème principal c’est qu’on ne peut pas mettre en scène un combat à basse altitude. Même si un real’ avait beaucoup d’avions à sa disposition, il ne pourrait pas descendre en dessous de 10.000 pieds. Ils montent, tournent les scènes de combat, mais dès qu’un avion passe sous le plancher des 10.000 pieds, ils arrêtent de filmer pour des raisons de sécurité.

Aujourd’hui, comme les effets numériques sont très au point et bon marché, je vais pouvoir avoir toujours quelque chose de visible à travers la vitre du cockpit. Et c’est important pour War Birds, puisque l’histoire se passe a la pointe de l’Amérique du Sud, à la frontière entre le Chili et l’Argentine, dans une région de montagne avec des vallées très étroites. C’est peut-être la plus basse chaîne de montagne du monde, à peine 6000 pieds, mais les montagnes sont très rapprochées et les vallées sont les plus étroites et les plus encaissées qui existent. Et toutes l’action se passe là, dans ces vallées. Nous allons tourner sur place avec les avions et les hélicos, les décors ne seront pas réalisés par ordinateurs, mais les scènes avec les acteurs seront tournées en studio, parce qu’on ne peut pas filmer les acteurs sur place.

Même s’il s’agit de John Travolta [l’acteur a un permis de vol, NDR] ?

Non, même s’ils savent voler comme Travolta. c’est trop dangereux. C’est même dangereux de demander à un acteur de conduire une voiture. Il y a eu des drames terribles simplement parce quelqu’un voulait faire des économies et demandait à l’acteur de conduire. Le comédien finit par aller droit devant lui et tuer trois personnes. Non, on ne peut pas jouer et conduire en même temps. Et on ne peut certainement pas jouer et piloter un avion en même temps…

Le mot que vous utilisez le plus souvent lorsque vous parlez de vos films, c’est « réaliste », vous insistez toujours sur le réalisme de ce que vous filmez. et dans le même temps, vous dites souvent vouloir atteindre l’intensité du rêve. comment est-ce que vous faites pour ménager ces deux aspects de votre travail ?

die-hard-mctiernanAttention, l’intensité du rêve ce n’est jamais « dreamy ». Personne ne fait des rêves qui ont l’air de rêves. Lorsque vous êtes en train de faire un rêve, ce qui le caractérise, c’est justement qu’il est intensément réel et réaliste. Bien sûr, il peut y avoir quelque chose de magique, mais… c’est une autre question, une question de construction, de composition. Le rêve c’est une sorte de résumé de la réalité. Donc il y a deux choses différentes. Il y a d’un côté l’apparence des choses, et de l’autre, la manière dont les événements s’enchaînent. Et ces deux choses sont très différentes, c’est là qu’on peut avoir à la fois le réalisme et l’intensité du rêve.
Par exemple, une après-midi réaliste peut-être ennuyeuse à mourir. Qu’est-ce que j’ai fait ? Bah, j’ai lu pendant un moment, j’ai regardé un peu la télé et puis je me suis endormi. Ok, c’est la réalité, c’est mon après-midi, et c’est évidemment très différent d’un scénario de film qui peut s’avérer une enchaînement d’événements très peu réaliste… Mais bref, moi  j’ai toujours essayé de montrer ce que je filme sous un jour réaliste, que ces choses aient l’air réel, que les difficultés auxquelles est confronté le personnage paraissent réelles au spectateur et qu’ainsi, ils y soit plus engagé que s’il s’agissait d’un simple conte de fées. Bien sûr, il y a une place et un style propres aux contes de fées, et cela peut fonctionner merveilleusement, mais ce n’est pas une forme qui m’intéresse ou pour laquelle je me sente particulièrement doué…

Pourtant, vous avez dit, à propos de Piège de cristal, que vous aviez essayé de tourner Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.

Ce n’est pas ce que je voulais tourner, c’était plus comme une mélodie secrète, une clé, une sorte de manuel d’instruction personnel sur la manière de construire le film. Ainsi, les éléments du film, leur architecture, leur style sont proches de ceux d’une comédie de Shakespeare. Et la voix du narrateur dans le film, la manière dont l’action est filmée et racontée au spectateur, cette voix est très semblable à la voix du narrateur shakespearien. Ces comédies ne sont pas forcément drôles, l’action elle-même n’est pas de l’ordre de la comédie mais elle ont une légèreté particulière. La Mégère apprivoisée est une comédie, c’est aussi une histoire d’amour, mais pas de la manière dont Roméo et Juliette est une histoire d’amour. Bref c’était une sorte de clé que j’utilisais pour structurer le film.

Lorsque qu’on regarde le scénario de Piège de cristal, il y a une sorte de similarité dans la structure, dans les grandes lignes de l’histoire. Si on résume les choses un peu grossièrement, le Songe d’une nuit d’été raconte une nuit de fête. Au cours d’une nuit de fête, le monde est renversé, les princes deviennent des ânes et les ânes deviennent des princes. Au matin, les amoureux sont réunis, l’ordre est rétabli et le monde est meilleur. Ok? Et donc cela, c’est mon plan de vol. Avec ces cinq phrases qui résume Le Songe d’une nuit d’été, si on les considère comme un étalon, on peut avancer dans la construction d’un film dans lequel ces cinq phrases seront vraies. Il y a un million de décisions à prendre quand on réalise un film, et j’ai pris chacune de ces décisions à la lumière de ces cinq phrases. Quand on me proposait quelque chose, je regardais si cela allait dans le bon sens et en fonction de ça, je disais oui ou non. Je ne l’avais dit à personne bien entendu. Vous m’imaginez aller voir le studio et leur dire « Hey, yo, je veux faire une comédie shakespearienne. » J’aurais été immédiatement viré. Tout cela était juste une sorte de diapason pour savoir si ce qu’on me proposait était dans le ton ou pas.

Dans Piège de cristal, le personnage de Hans Grüber se présente comme un terroriste et utilise cela comme couverture pour un casse. Est-ce qu’on pourrait dire qu’il y a un peu de vous dans le personnage de Hans ? Et que vous faites, tous les deux, deux choses à la fois ?

Complètement. Mais ce n’est pas faire deux choses à la fois, c’est une seule et même chose. Toutes les œuvres de valeur, que ce soit en musique ou ailleurs, ont toujours quelque chose de plus que ce qu’elles montrent en surface. Elles signifient toujours que ce qu’elles disent. La raison pour laquelle Alien est un si bon film, un film si terrifiant, c’est parce que c’est un film sur le cancer, disons que c’est une métaphore du cancer. Le public regarde ce film de science-fiction, mais ce qui fait si peur c’est cette idée souterraine qui remue quelque part dans l’inconscient.

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Un peu comme avec Artaud…

Exactement ! Ça ressemble à une chose, mais on le ressent comme une autre. Et cette idée c’est une idée d’Antonin Artaud. J’ai parlé de ça un jour avec mon fils. Il y a une chanson qu’on entend dans McCabe and Mrs Miller de Robert Altman, c’est une chanson de Leonard Cohen, The Stranger Song. C’est une chanson à propos d’un dealer, un joueur de poker, qui cherche « the card that is so high and wild, he’ll never need to deal another« . Et il parle du jeu : « his golden arm dispatching cards, but now it’s rusted from the elbow to the finger and he wants to trade the game he plays for shelter…« . Et puis il y quelque chose comme : « you see a road curling up like smoke above his shoulder« . Et puis il y a cette phrase magnifique que j’ai glissé dans Thomas Crown : « You hate to watch another tired man lay down his hand like he was giving up the holy game of poker. » C’est une phrase tellement belle…

Et on entend ce morceau dans tout le film d’Altman, il accompagne l’histoire. Il y a un tel sentiment de perte dans ce morceau… Et donc je demande à mon fils de quoi parle le morceau. Il connaît la chanson, il connaît les paroles mieux que moi, parce que la culture, l’histoire est devenue accessible, atemporelle. Peu importe qu’il soit un chanteur des années 80, s’il a écrit des bonnes chansons, ces chansons sont actuelles, elles sont bonnes aujourd’hui, là. Bref, il me dit que c’est l’histoire d’un joueur de carte, des parties qu’ils perd… Et je lui dis, non, cette chanson, c’est un type à New York qui s’adresse à une fille. Leur histoire se termine et ce n’est pas la première fois, toutes ses histoires d’amour finissent mal. Et il lui explique pourquoi. Parce qu’elle choisit toujours les mauvais types, parce c’est ceux-là qu’elle aime, et qu’à chaque fois ils la blessent et qu’à chaque fois ils la quittent. Cette chanson, elle signifie plus que son sujet, comme toute bonne oeuvre d’art. Dans ma carrière j’ai essayé de faire cela, de faire des films qui avaient quelque chose en plus.

Vous parlez de votre fils. Quand vous avez réalisé Last Action Hero, vous avez dit que c’était un film pour les enfants. D’où est venue cette idée de faire un film pour les enfants ?

Oh c’est évident, parce que Last action hero, c’est l’histoire de Cendrillon.

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Mais quel sens ça avait, de le faire à ce moment-là aux Etats-Unis ?

Come on ! J’ai assez de problèmes pour ne pas m’occuper de résoudre les problèmes de la société. Je ne choisis pas un scénario en fonction de ce dont le monde aurait besoin. J’ai vu quelque chose dans ce scénario et c’était cela qui était important. Evidemment c’est un film inachevé, je n’ai jamais réussi à obtenir le director’s cut dessus. Le film manque de rythme, il manque de vitesse, il pourrait être meilleur, bien meilleur. Il faudrait couper dix minutes. Sauf que le problème est venu du studio qui voulait le vendre comme le plus grand film d’action de tous les temps, ce qui était complètement débile. Je n’arrêtais pas de leur dire : »attendez, le plus grand film d’action de tous les temps? Est-ce que vous avez lu le scénario… !? »

J’ai fait Predator et Piège de Cristal pour Larry Gordon qui était un homme intelligent, fin et honnête. J’ai fait Red October et Thomas Crown pour Frank Mancuso qui était aussi quelqu’un d’honnête. Quand j’ai commencé Thomas Crown, je suis allé le voir et je lui ai dit: « Ce n’est pas un film comique, c’est une histoire d’amour« . Et il a écouté ce que je lui disais. Mais ceux qui sont malhonnêtes mentent à tout le monde, ils sont si fourbes qu’ils mentent à propos de tout, ils ne reconnaîtraient pas la vérité, même si celle-ci venait leur mordre les fesses. Bref, il voulait vendre Last Action Hero comme le plus grand film d’action de tous les temps, mais il voulait aussi qu’il soit autorisé pour tout public. Ils ont foutu le logo du film sur une rocket et ils ont insisté pour qu’il sorte une semaine après Jurassic Park… Je ne sais pas à quoi ils pensaient pour être aussi arrogants et stupides.

Pourtant, même sans director’s cut, Last Action Hero fonctionne. Quand on le revoit aujourd’hui, le film est rempli de détails qui font surface. C’est d’ailleurs la même chose dans la plupart de vos films. Dans Piège de cristal par exemple, je n’avais jamais remarqué le soldat d’élite qui se pique sur une rose…

Oui, ce qui est amusant, c’est que Last Action Hero passe tout le temps à la télévision américaine. Je vis pratiquement des royalties de ce film. Il continue a avoir du succès, beaucoup plus qu’au moment de sa sortie. Et c’est un peu la même chose avec Die Hard qui devient un film de Noël…

Entretien réalisé le 11 septembre 2014 par Olivier Dutel et William Burren.
Rétrospective John Mc Tiernan jusqu’au 28 septembre à la cinémathèque française

5 commentaires

  1. merci pour cette interview qui réhausse singulièrement le niveau du traitement par la presse française de la venue d’un des plus grands cinéastes américains vivants.
    Enfin, une conversation sur le cinéma!

  2. Je viens aussi de revoir la version restauré du film et c’est curieux mais je n’avais jamais remarqué non plus le soldat d’élite piqué par la rose…. ce sentiment est partagé ? il y à une explication ?

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