Les morts vivants font recette de nos jours, à coups de Walking Dead ou World War Z, le genre zombie estampillé moitié de la tête arrachée marche plutôt pas mal, si bien que l'industrie de la musique semble parfois réclamer une petite part du gâteau... Et tandis que Keith Richards et ses Grand Canyons à travers la gueule continuent de se farcir la proximité de Mick sur scène en ce moment même, d'autres comme Jerry Lee Lewis traînent encore leurs carcasses pas loin du bout de course dans la ville avec un énième nouvel album nommé « Rock and Roll Time ». Whole lotta killin' goin' on ?

On parle de types qui n’ont rien d’autre à ajouter depuis parfois des décennies, rien d’autre à part un léger détail, ils ont bravé le temps et se croient maintenant tout permis comme des octogénaires lambda jetés avec leur petit dixième à chaque œil sur une autoroute en plein chassé-croisé. Jerry Lee Lewis est l’une des dernières sages-femmes du rock and roll encore en vie, que le rock soit mort ou pas n’entre pas en ligne de compte, le fait qu’il pose en pyjama dans le dernier Rolling Stone non plus. Et que ma vieille daronne était à peine en capacité de faire au pot quand cet agité notoire a commencé à shaker les blanches et noires de son Steinway, je préfère même pas en parler. De toute façon j’ai rien à faire là, moi, fils d’immigré portugais nourri à coups de 1500 bornes de Linda de Suza dans une R18 bordeaux qui m’emmenait en vacances au pays…

La première fois que j’ai entendu son nom, Jerry Lee Lewis, ça a sonné à mes oreilles comme un truc mort et enterré depuis des lustres, probablement à une époque où on disait encore « des lustres ». Puis quand tu te mets à écouter ses chansons, t’as beau chercher, le seul organisme encore vivant qui te vient à l’esprit c’est le type qui tient un stand de photos de pin-up au salon US du Puy-en-Velay.

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Jerry Lee et le vice

Bon l’histoire réelle est connue, un gamin qui naît et grandit en Louisiane dans un bled de fous de Dieu pentecôtistes appelé Ferriday, et qui tombe très jeune dans la pratique du piano. Plus tard, le petit Jerry est attiré par tous les quartiers mal famés qu’il peut dégoter dans les environs, attiré surtout par des sons qu’il n’a jamais entendu jusque là, une musique qui empeste le diable à plein nez d’autant qu’elle ne tarde pas à le posséder. En guise d’exorcisme, Jerry Lee Lewis va choisir de délaisser l’école et se jeter encore tout habillé dans ce feu de l’enfer qui s’échappe de vieux bars miteux. C’est dans ce genre de boîtes parfumées au bois vermoulu et aux alcools made in bayou qu’il va très vite se faire une petite réputation, avec un jeu de piano qui consiste à s’emparer de vieux airs traditionnels et les accélérer dans un boogie-woogie qui n’attend pas la prière du soir pour sentir le péché de chair. Durant ces années de jeunesse, il polit la pierre qu’il va apporter plus tard aux fondations du rock and roll. Sa carrière démarre sans tour de chauffe à l’âge de 22 ans avec la face B d’un disque enregistré chez Sun Records, une chanson rythm and blues de Big Maybelle revisitée à la sauce Satan, Whole lotta shakin’ goin’ on. Pour un bouseux nourri à l’hostie, cette allégeance à la musique du diable a déjà largement de quoi perturber, alors commencer à gagner sa croûte avec… Pire que vendre son âme au diable, se vendre au plus offrant en son nom. Jerry Lee Lewis se surnomme le killer. Histoire de justifier l’ampleur des dégâts et le premier recensement de victimes ? Quoi qu’il en soit, le nombre de victimes ne va cesser de croître au fil d’une carrière entre hauts et bas et pointillés, même si aujourd’hui ceux qui succombent le font surtout de vieillesse.

Killer est-il ?

Car Lewis est toujours là, comme il l’avait d’ailleurs annoncé en 2010 sur l’album Mean old man, « sûr que j’suis là pour rester ». Sous-entendu, « y a un problème ? » Les vieux, putain, tous les mêmes…

Seulement il ne s’agit pas là du vieux qu’on croise au Carrefour du coin le matin, le caddie collé devant les portes trois quarts d’heure avant l’ouverture, même si malheureusement ça y ressemble et en fout un sacré coup à la légende au passage, à tel point que son nom est rarement le premier qui vient à la bouche quand on évoque le troupeau des décorés de l’and roll. Il y a bien son nom gravé quelque part à Cleveland dans une salle du Rock and Roll Hall of Fame, mais au même titre que Genesis, quoi, et quand viendra l’heure pour lui de la mettre à gauche, personne ne songera jamais à foutre son hologramme agité sur une scène. Pourtant, Jerry Lee Lewis se serait tiré la bourre facile avec Elvis sur la highway 51 entre Ferriday et Tupelo s’il avait eu le bon goût de brûler vif dans ses great balls of fire en 1957 au lieu de devenir mon arrière-grand-père acariâtre. Mieux, à y regarder de plus près, Jerry Lee Lewis incarne une certaine dimension sexuelle du rock qu’on attribue cependant plus volontiers à son voisin du Mississippi. Mais là où Presley évoquait le sexe « aime moi tendre, aime moi vrai » qui mordille le lobe de l’oreille, Lewis s’aventurait quant à lui sur le terrain de la baise sauvage qui menace à tout moment de dégénérer en golden shower non consentie. Chacun sa définition du rock, mais personnellement si j’avais voulu m’encanailler avec un style musical qui ressemble à des préliminaires maladroits de premier rencart, j’aurais écouté du zouk love, fin de la parenthèse.

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Rester vivant trop longtemps n’a jamais été le meilleur plan de carrière du monde au pays du rock and roll, il paraît même qu’à un certain âge tu peux faire partie d’un club si tu clamses, le Club 27, un charnier de gamins morts à 27 ans. Apparemment ça a de l’allure, ça t’envoie fissa prendre une chambre individuelle au panthéon, sans escale ni fouille à l’entrée. Ça fait certes de belles histoires tragiques à raconter et participe à la légende de cette musique, mais de là à en faire une condition sine qua non pour se faire épingler la médaille… Jerry Lee Lewis n’a pas à rougir de la comparaison avec Jimi Hendrix en terme d’apport au rock and roll, il suffit de prendre deux secondes pour se demander si l’histoire aurait été la même sans les mille façons qu’avait ce diablotin de s’acharner sur son piano. Alors ouais le mec ne fait plus d’étincelles aujourd’hui, mais il a le mérite d’être encore là, lui. Et franchement, en dépit des images un peu pitoyables que ça peut donner parfois, un vieux de 80 ans qui arrive encore à s’accrocher à un manège loin d’être de tout repos m’inspire infiniment plus de respect qu’un type qui claque à 27 ans dans un bain chaud. La vraie prouesse c’est de rester debout malgré les chiées de rafales à 200 à l’heure, pas calancher à la première surdose d’héro qui passe. C’est bien beau de fantasmer sur tous les Clubs 27 de la création, mais on m’ôtera pas de l’esprit qu’il s’agit surtout d’un ramassis de petites natures. Même si Jimi est probablement le plus grand trip que je connaîtrai jamais.

Choisir de fantasmer sur Jerry Lee Lewis n’est pas forcément plus louable, d’autant qu’il se contente de faire ce qu’on attend de lui, aligner les covers d’une vieille Amérique trempée dans le formol et se démerder pour les faire sonner comme des molécules de viagra de deuxième main. Il ramasse un peu de notre oseille au passage c’est vrai, mais pour une fois que c’est le vieillard qui abuse de la naïveté de plus jeunes comme moi en leur refourguant une vieille encyclopédie périmée du rock, c’est de bonne guerre… Au-delà de toutes ces belles paroles faciles, pourquoi s’obstiner ainsi à écouter un croulant de première, putain ? Parce que même ostéoporosé jusqu’à la dernière phalange, Jerry Lee Lewis est et restera le killer, bordel, et je suis assez naïf pour considérer comme une vraie chance d’être le contemporain d’un homme qui vient de si loin et de si grand, assez en tout cas pour prêter une oreille à tous les derniers efforts qu’il voudra fournir, surtout quand cet homme fait partie de ces personnages que j’ai rassemblés dans une Cène échevelée pour me prémunir d’avoir à choisir une religion sérieuse avec lopin de paradis à la clé. Alors ouais, en toute honnêteté, ses concerts ressemblent à des kermesses de maisons de retraite et il a cessé d’épouser des enfants, c’est beaucoup moins drôle comme ça, mais à partir d’un certain âge, il devient inutile de croire faire son intéressant en amusant la galerie, on se met juste au boulot et on essaie d’y mettre un brin d’envergure. On pourrait se dire que si c’est pour venir refaire les mêmes trucs qu’il y a 60 ans, autant rester chez soi, mais putain est-ce qu’on demanderait à un maçon d’arrêter de toujours utiliser du ciment et innover en utilisant une bétonnière de Vache qui Rit ? Et si des types comme Michel-Ange revenaient en 2014, on leur demanderait vraiment d’aller foutre un plug anal géant en plein chapelle sixtine ?

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Voilà, on est en 2014, soit en 35 après les frères Bogdanoff tout de même, et pendant qu’Elvis continue son régime à base de racines de pissenlit, le killer débarque de sa banlieue jurassique de Memphis (source Google Street View) avec un nouvel album. Bien sûr, pour éprouver un semblant d’intérêt à cette affaire, il faut avoir au moins une fois imité Fonzy en cachette devant le miroir du chiotte ou écouter encore aujourd’hui Nostalgie sur un poste à galène. Ou peut-être que non. Peut-être qu’il suffit d’être reconnaissant envers ce genre de vielles carnes pour l’ensemble de leur œuvre, les considérer avec le regard qu’on réserve aux mourants qui s’obstinent, et profiter du peu de temps qui reste pour emmagasiner des provisions de souvenirs. « Rock and roll time », le titre de l’album, ressemble à un point sur un i majuscule, pas d’esbroufe ni de fausse promesse, on va voyager dans le temps du rock première pression à chaud, ça va sentir les filles en robe rose et blanc derrière les double-rideaux de naphtaline. Mais plus que tout autre chose, ça va sentir le Jerry Lee. Un Jerry Lee qui a troqué la bouteille sur le comptoir pour une de celles qui contiennent les cendres à mémé. Et quand à la fin de la chanson titre qui ouvre l’album Jerry Lee se met à rire, on ne sait plus trop s’il se moque de nous, de lui, ou s’il est en train de se payer la tête d’un diable qui ne sait plus trop comment lui faire fermer sa gueule et l’envoyer tâter de l’ad patres dans un hellfire maison. Et histoire de bien enfoncer le clou, il convoque tout un cheptel de survivants, de miraculés ou de types qui tiennent tête depuis longtemps à Lucifer, avec pour point commun d’avoir allégrement dépassé l’âge légal de la retraite. De Daniel Lanois à Neil Young en passant par des habitués du Lewis Circus comme Keith Richards et Ronnie Wood, pas de place pour les pieds tendres ici, seulement de la corne épaisse qui râpe un peu sous la caresse et de la viande qui boucane dur dans le périmètre. Absolument rien qui sente le cuir pleine fleur flambant neuf, juste de vieux airs tendance Buick bleu pastel mais dégainés de main de maître par le patron en personne, dont les cordes vocales tiennent encore la route, pas une voix à la Dylan qui évoque le stade terminal d’un truc moche. Bon certes ça ressemble à du Johnny Cash qui se serait fait rouler dessus par un Vocoder, mais ça n’enlève rien à ce feu d’artifice de resucées sixties empruntées à d’autres grosses cylindrées du circuit, du rock primitif au blues en passant par quelques friandises country qui ont quand même infiniment plus d’épaisseur que les niaiseries modernes d’avortons comme Eric Church. Encore faut-il préférer les vieux truck-stop mal famés aux hôtels Best Western…

Jerry Lee Lewis serait un peu le grand-père auprès de qui on aime aller s’asseoir pour l’écouter radoter toujours les mêmes vieilles histoires, non pas parce que ces histoires nous passionnent encore, mais juste parce qu’on aime bien passer du temps avec le vieux . Tant qu’on nous laisse un peu de rabe, autant en profiter pour ajouter quelques petites bricoles à l’héritage. Encore faut-il que le grand-père en ait des grosses qui brûlent longtemps dans un sacré whole lotta shakin’…

Jerry Lee Lewis // Rock and roll time // Vanguard Records
http://jerryleelewis.com/

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4 commentaires

  1. Bien dit Henry, c’est ce que je pense aussi ! Pour ma part, je ne me vois pas me précipiter sur le dernier CD du vieux, pas plus que sur les précédents d’ailleurs mais si (par le plus grand des hasards) ma radio préférée avait la bonne idée de me le passer entre deux péages, je me ferais un plaisir de pousser les volumes dans le rouge. JLL, comme la plupart des collègues de sa génération (morts ou vifs) après leur âge d’or, n’a plus voulu nous agresser. Pourtant, régulièrement, au hasard de quelques sorties impromptues, il parvient encore à faire mouche en recréant (par moment) la magie qui fut la sienne au temps de sa jeunesse. Oui c’est sûr, à force de s’accrocher à la vie qu’il semble défier depuis si longtemps (mais en fait serait-il plus prudent qu’on ne le pense ?), JLL nous gonfle mais pourtant on ne veut pas qu’il parte. Rien que pour ne pas rater le dernier coup de sang du vieux Killer qu’on espère encore !

  2. Jerry Lee Lewis est le dernier grand pionnier du rock and roll encore en vie après le décès de Little Richard dernièrement. Après sa mort, le rock and roll aura disparu, tout au moins en ce qui concerne ses pionniers. Il restera quand même des chanteurs qui aiment le rock and roll et qui reprendront les standards, et les inconditionnels de ce genre musical, dont je fais partie, et j’en suis fier !

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