La pochette est magnétique, le corps un peu décharné. L’homme semble fatigué, comme ses chansons. Artiste en trois mots, bien détachés s’il vous plaît. « Pas la peine d’emballer, c’est pour consommer tout de suite, merci ». Aucun express ne l’emmènera vers la félicité, mais son dernier disque est un contraste beau/brutal. Avec sa carrière, avec la concurrence. Noir et attachant, comme un magnet de la faucheuse collé sur le frigo.

On vit tout de même une époque formidable. Depuis que le bétail pleure la mort des vaches sacrées, j’ai comme l’impression qu’on est une poignée à éviter les enterrements pour écouter ceux qui ont encore le palpitant. Et pendant que d’autres voient le train passer, les cortèges de Bashung et consort, on trouve encore quelques imprudents pour se coller l’esgourde sur le chemin de fer, prêts à se prendre des wagons dans la gueule et en français dans le texte, s’il vous plaît.
Fantaisie Militaire, ça fait treize ans déjà. Le lecteur me voit venir : « Oh bien sûr, il va nous faire un parallèle en métaphores, on va se taper dix lignes de variations sur les soldats usés pour conclure au final que les deux sont tombés pour la France, morts en première ligne ». En 1998, Bashung ne m’inspirait pourtant rien d’autre qu’un vieux type peu bavard, le teint trop blafard pour carburer à la Contrex. Et puis il y avait eu cette interview découverte aux toilettes – le détail n’a pas vraiment d’importance, mais ça compte quand même – avec notre ami Alain qui déclarait « être un bon guitariste rythmique, un mec qui assure quoi, fasciné par le jeu de Keith Richards ». Ca m’avait mis la puce à l’oreille, premier ticket vers ses fantaisies blindées, première claque à s’en faire tourner le corps avec la tête bloquée dans un étau. Et dire que, depuis, on avait été bouleversé par une interview de Thiéfaine (même aux toilettes hein) ce serait un doux mensonge. A vrai dire, je pensais même qu’il était mort, pour vous dire comme son supplément de vie m’en touchait une sans secouer l’autre.

Douze ans plus tard, le couronnement mortuaire de qui vous savez a comme qui dirait un peu cassé l’ambiance. Ici et là, on parle de relève, de descendance, de qualités d’écriture en gestation chez tel ou tel papillon de nuit. Mais à vrai dire, nul ne semble prêt à occuper le boulevard ; les Biolay, Cantat, Aubert, Eiffel (quelle angoisse…) et l’armée de Mexicains dont on n’énumèrera pas les noms, trop peureux pour s’affranchir de l’héritage ou, à l’inverse, trop méprisants pour se rêver en icône nationale. Un problème générationnel certainement. Et c’est précisément ici qu’Hubert entre en scène. Avec prénom pareil, on l’avait pas vu venir.

Produit par les Valentins – maintenant vous comprenez la filiation avec Bashung – le dernier disque de Thiéfaine a des airs de terminus. Dernier disque, dans tous les sens du terme, et l’éloquence des albums auxquels on n’espère pas de suite. Douze chansons pour rédiger son testament, résumer l’histoire d’un chanteur dont on n’avait pour ainsi dire plus rien à foutre, et surprendre. Suspendre, ouais. Bousculer les mots sur La Ruelle des morts, boxant la rime avec la voix burinée de l’outsider qui ne sait plus vraiment si la caméra filme encore.

Les grands disques français ont toujours quelque chose à dire.

C’est une évidence qu’on a tendance à oublier, tant la liste des postulants est longue et la médiocrité palpable. Des grattements de cordes pour hurler « passe moi le sel », d’autres odes à Ronsard sur le temps qui passe ou  le temps qu’il fait, des postures de mimes désarticulés prêts à toutes les concessions pour passer à la radio (s’ils savaient…), c’est à croire que la fuite des cerveaux ne touche pas que les chanteurs imposés à l’ISF. Encore une fois, les grands disques français ont toujours une histoire à raconter. Celles de Thiéfaine portent des noms compliqués, on y parle de fièvre résurrectionnelle, d’une Garbo XW Machine, de Compartiment C  voiture 293 Edward Hopper, tout un charabia qui pourtant ne cesse de fasciner sur l’heure que dure le disque. Les textes jouent la ciselure, le grain de voix caresse le sable, ça sent le pathos à tous les coins de rue. Au détour d’un énième titre au nom alambiqué, Ta vamp orchidoclaste, l’auditeur prend la mélodie en pleine gueule, petit lapin blanc perdu sur l’autoroute : « J’ai rencontré des meufs que j’ai su éviter / Mais je crois que la chance n’est pas de ton côté / Si les hommes viennent de Mars et les femmes de Pigalle / T’as trouvé la plus dingue des espèces infernales ».

Thiéfaine, contrairement à l’accroche, ne trahit pas sa promesse. Littéralement à la dérive, comme il le chante dans les Trois poèmes pour Annabelle, magistrale chanson à écouter jusqu’au bout de la nuit en serrant les poings très fort, avec un chanteur cabossé qui siffle l’urgence à gyrophare. Les instrumentations, dès lors, ne font que mettre en relief une évidence, comme un tapis roulant pour porter des syllabes. Recrutés pour accoucher des douze morts-nés, Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot redonnent des couleurs à la noyée. Lit de violons en tricot de peau, batterie jouée le cul à l’air, riffs discrets qui ravivent les cicatrices du grand brûlé, clins d’œil inconscients à la noirceur d’Interpol sur Les ombres du soir, autant vous dire qu’à l’arrière des berlines les trois n’ont pas dû beaucoup sautiller. Et Thiéfaine, ce grand échalas à la scoliose verbale, de décocher ses parades avant le grand KO. Est-ce qu’on l’aimera encore, dans cette petite mort ?

A l’autre bout du fil, pas de réponse, un appel à l’aide plutôt : « Une civière s’il vous plaît, pour rembobiner la souffrance ». Un disque de corbeau où les mots ne sont jamais collés au hasard, un supplément de mensonge rédigé comme une lettre à l’attention des suiveurs. « Bonne chance », semble-t-il leur dire, « gardez les aurores. Car la nuit je meurs ».

Hubert Félix Thiéfaine // Suppléments de mensonge // Sony (Sortie le 28 février 2011)
http://www.thiefaine.com

28 commentaires

  1. Il en reste de moins en moins des chanteurs de cette génération, de cette trempe. A cette époque le boulevard à la mode était la chanson d’auteur, aujourd’hui les Biolay & co sont sur le boulevard de la variété, même si Benjamin prétend faire de la musique d’auteur il reste variét’. J’échange tout le rayon variété française de la fnac contre une musique de HF Thiéfaine.

  2. Je connais mal HFT. Je connais mal mais il a l’air (vache) sacré. Je l’ai interviewé une fois, un peu par hasard, lors d’une édition du Printemps de Bourges, vers 2006. Il avait l’air bizarre, cabossé, baroque, rock, habité. Oui, un personnage « à la Bashung ». Cette génération-là quoi, folle, bancale. Aujourd’hui c’est vrai que la culture pop a lissé le tout, et les mecs d’aujourd’hui sont donc plus variété, moins féru de danger (car le rock s’est depuis longtemps refermé derrière eux, il n’est plus play blessures), ils veulent plus plaire. J’écouterai donc avec une grande curiosité son disque. Surtout qu’un de ses producteurs (cf. itw de Jean-Louis Piérot sur Gonzai cette même semaine) m’a mis l’eau à la bouche en m’en parlant.

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  3. Thiéfaine, d’accord c’est un personnage. Mais pourquoi toujours comparer ‘anciens grands paroliers’ ‘putain d’auteurs’ aux mecs d’aujourd’hui qui ‘ne font plus que de la varièt’ Est-ce qu’il faut forcément avoir des textes ultra-obscurs et être un écorché de la life pour ‘avoir une trempe’? Y’a des trucs de Thiéfaine qui sont bien, des chansons vraiment remuantes, belles mélodies. Mais par exemple moi, je ne comprends pas ses paroles la plupart du temps. Donc est-ce que faire des chansons d’auteur, c’est faire des chansons qu’on ne comprend pas? (ex: Alligators 427; je viens de découvrir dans Wiki que c’était une chanson sur les méfaits du nucléaire. C’est très intéressant. Si quelqu’un avait capté, je veux bien qu’il lève le doigt)

  4. Sur le coté « astral » des textes, je serai bien malaisé de te répondre. Sur le reste en revanche, je crois pouvoir dire tout à fait raisonnablement qu’il y a un problème d’incarnation des nouveaux auteurs, par rapport aux anciens, et cela sans même aborder la qualité des chansons. Aussi sûr qu’on ne tire pas sur l’ambulance, là moi j’ai du mal à simplement la voir passer. Tu vois?

  5. Ben non Bstr, j’ai du mal à saisir ton image; est-ce que ça signifie que tu as du mal à voir des blessures, des failles, une sensibilité chez les nouveaux ‘auteurs’? Autant que je ne n’aime pas Biolay plus que ça, j’ai quand même l’impression qu’il y a quelque chose de sincère chez lui. Chez Thiéfaine aussi, bien sûr. Mais c’est toujours dommage d’opposer des auteurs sous couvert de ‘trempe’ ou non, cette opposition ‘varièt’/chansons d’auteurs’, ‘succès public/ confidentialité’
    Et comment pouvoir parler de l’incarnation de quelqu’un sans aborder la qualité de ce qu’il produit?

  6. Hum, sans vouloir tomber dans le règlement de comptes à trois (ahah) je dirais juste qu’à mon sens les fils ne sont pas moins talentueux que les pères, mais qu’ils paraissent tout simplement moins incarnés car ils sont plus jeunes et qu’ils vivent une époque où le rock (en tant qu’image, musique et way of life) n’a pas eu le même impact freestyle qu’il a eu sur leurs « ancêtres » et où l’industrie du disque n’a plus la santé et le goût du risque (n’est juste plus en écho assez rock elle-même) pour leur permettre de les accompagner dans les expériences que les vieux ont fait. Voilà.

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  7. Sûr que l’industrie du disque n’aide pas. Mais franchement, aujourd’hui en France, qui claque des putains de musique portant des textes dignes de ce nom ? La main gauche de Django Reinhardt devrait suffire à les compter, non ?

    J’essaye : Alister, Bertrand Betsch (mort pour la chanson, à force de bides), BabX, Albin de la Simone, Biolay connais pas trop, j’ai aussi l’impression d’un mec sincère mais qui a du mal à enterrer son complexe gainsbourg, Matthieu Boggaerts (un des frenchy les plus audacieux musicalement qu’on ait actuellement). Au niveau texte, n’en déplaise à Bester, R-Wan de Java et Radio Cortex est une putain de plume.

    En attendant, comme le chante Thiéfaine : « Le jour où les terriens prendront figure humaine, j’enlèverais ma cagoule, pour entrer dans l’arène. » @ Sylvain : écoute les vieux lives, route 88, H.F T en concert vol.2 (85), un de ses premiers sinon le premier disque, De l’amour, de l’art ou du cochon ? ; bref, tout du début jusqu’à l’aube des années 90.

  8. HFT pour moi n’a jamais été une référence, en fait son style, ses chansons m’ont toujours gonflés. Le côté j’ai fait les Jésuites mais en fait chui un gros anar qui fume des pètes et qui encule les bourges, putain j’ai jamais réussi à l’écouter sans m’enlever ce gros tas de merde de mon bulbe, peut-être un peu trop coincé, j’en sais rien … J’aimerais bien écouter cet album, en général Bester a une bonne truffe et de bonne oreilles donc …

    @Vernon : j’ai fait un entretien avec Albin de la Simone, comme pour le mec des Do, ce type n’avait pas grand chose à dire … Ou alors ce sont mes questions qui étaient nazes, c’est fort probable, j’avais encore rien préparé ah ah ah. Bref, il a des bons textes, sa musique mouais …

    Un des types que j’ai rencontré et qui m’a paru le plus intéressant, sympathique, cultivé et bien speed dans cette chanson française c’est Bertrand Soulier.

    Mais là on s’écarte des monstres, HFT en fait partie mais il ne représente vraiment pas grand chose pour moi.

  9. Il faut redécouvrir Thiéfaine ; pas forcément l’anarplaisantin des débuts (et surtout pas De l’amour, de l’art ou du cochon, gaudriole de trop), mais celui des démons cold, avec tout en haut/au fond Alambic/Sortir sud (1988), le plus sombre, fascinant et personnel – bien qu’écrit à 4 mains.

  10. Vi Alambic c’est pas mal, mais faut écouter aussi celui juste avant : « Soleil cherche futur ». Celui là c’est un vrai grand album de rock.

    Sinon le problème pour la « jeune génération », à mon avis, c’est qu’elle manque de repère et de « filiation ». C’est très sympa de vouloir réhabiliter Brassens, Brel et compagnie, ça ne me pose pas de problème, mais bon après y’a eu autre chose aussi, on peut pas s’arrêter là. On peut plus écrire aujourd’hui comme si Gainsbourg n’avait pas existé, comme si K Cobain s’était pas flingué, comme si La Mano Negra n’avait pas ouvert la voie etc etc…

    Pour moi le problème réside là-dedans. Ce n’est plus la peine de se poser la question pour savoir si c’est possible de faire du rock en français, ça se fait déjà depuis 25 ans…
    A mon sens, aujourd’hui seuls deux personnes ont compris ça, d’abord M même s’il est dans un créneau plus pop et plus grand publique, et surtout mon préféré, Gaëtan Roussel, qui lui écrit des vrais trucs d’aujourd’hui…

    La bise

  11. Moi c’est un peu de la pignolade ce disque, non ?
    Je sais pas, je viens de l’écouter et j’arrive pas à m’enlever cette désagréable impression d’un truc trop froid, vaniteux, démonstratif, verbeux, Ferré.

  12. On ne fait pas 40 ans de chansons, musiques sans avoir de talents, sans avoir une passion infini pour ce que l’on fait! Après, on aime ou on aime pas! Moi j’aime, j’adore ses chansons, ses paroles et les musiques qui les accompagnent! Certes, il y a 20 ans je ne comprenais pas grand choses à ce qu’il racontait mais il avait la côte dans mon coin perdu de Lorraine. Dépeindre la societé et ses contemporains d’une telle manière n’est pas si simple à retranscrire. A l’époque oui, c’était des dingues et des vrais paumés qui écoutaient HFT mais des gens humbles, bousculés, perturbés par la vie.

    C’est pas facile d’accès, j’avoue, mais dépeindre le genre humain, l’homme, la femme, l’enfant, l’amour, le sexe, la drogue, la politique, le fric, la guerre, les religions avec des mots cyniques, humouristiques, pornographiques et j’en passe! On est pas dans un monde de Barpapa ou de Casimir! La vie est bien plus dur que l’on ne le croît. Thiefaine décrit tout ça et bien d’autres choses.
    C’est aussi Une voix, des intonations, des mots inatendus!
    c’est sur, il n’est pas bandant comme Fergy des Black Eyes P., il n’as pas une musique pour perdre du poids ou se frotter sur la piste.
    Bref, je pourrais en écrire des tonnes.

    En tout cas, Thiefaine c’est un style à part entière, un poète, un amoureux de la Musique Rock, Blues, encore et surtout Une voix parfaite à 63 ans, mine de rien c’est du travail tout ça!
    La releve? Il n’y en a pas Thiefaine c’est incopiable!

  13. L’insurvivable hubert est de retour…..Jusqu’a ou et quand nous envouteras t’il??…de tous et sans flagorneries aucune,il est de loin,le seul artiste contemporain a pouvoir se targuer d’avoir eu une carriere sans faille…Sur scene ou en studio l’intarrissable productivité de ce trublion,poete melodique,fidele a sa propre philosophie….C’est ca etre rock’n roll…il l’a en lui, il l’a dans l’ame…et nous humbles bipedes a station verticale,nous sommes en admiration devant cet artiste hors normes….a toujours et a jamais mister thiefaine….long is the road et c’est tant mieux

  14. Thiéfaine est un ringard qui n’a jamais plu qu’aux péquenots. En franche-comté, en creuse etc. Musique savante pour arriérés.

  15. mauvais article, axé sur le verbe de l’auteur et ses références, moins sur le disque en lui même. Parallèle avec Bashung ultra innovant, et ça descend et encense l’artiste en même temps, bof
    Et Thiefaine est un allumé qui écrit merveilleusement, en sachant plus ou moins bien s’entourer musicalement. Mais ce n’est que mon avis! :o)

  16. Je t’en remets au vent…
    Toi qui essayait de comprendre ce que mes chanssons voulaient dire,
    agenouillé dans l’existance tu m’encourageais à écrire,
    mais moi j’allais droit sur mon nouveau chemin…
    je n’ai jamais aimé que moi et reste sans lendemain…

    C’est sûr qu’il faut adhérer à son univers, mais c’est surement un des derniers réacs qui fait passer ses idées toujours en dérision, ne se prenant jamais au sérieux et en emmerdant tout le monde, en lançant un pavé dans la marre et en éclaboussant tout le monde.
    Ca ne plait pas forcement aux petits chochotes qui prennent en pleine gueule des phrases pleines de vérité et qui se sentent visés.
    Eh oui il parle de baise sex mensonges et vidéos un peu vulguaire mais tellement frais, (comme un cadavre) dans cet océan « orgie de silence et de propreté ».
    Elle est bien là « l’autorisation de délirer », évidement il refuse « les pompes reffoulantes aux niveau des idées »…

    Dernier souffle de liberté, et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas on est pas là pour plaîre à tout le monde…

  17. Enfin,soyons sérieux,Hubert Félix Thiéfaine a signé son arrêt de mort avec « Eros über Ales »;s’il a effectivement produit de très bons albums (Soleil Cherche Futur,Météo Fûr Nada et Alambic,sortie Sud,plus quelques titres ),il s’enlise maintenant dans une auto-parodie de son style,faisant penser aux Rolling Stones qui,carbonisés après dix ans de carrière,ont continué sur des décennies à faire fructifier leur fond de commerce!
    Ceci dit,je ne lui fait pas un procès:l’homme me plait beaucoup et je lui doit de très belles heures à planer en écoutant certains de ses textes mais,objectivement,la sauce ne prend plus…

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