Il était Tuxedomoon, une fois. De San Francisco à New-York en passant par Bruxelles, le plus belge des groupes américains débutait en 1980 une histoire transfrontalière avec la sortie de ‘’Half Mute’’, premier album d’une longue série et que la bande complexe décide de rejouer, 36 ans après. Pour l’occasion, Blaine Reininger et ses acolytes s’expliquent sur cette carrière, elle-même, à moitié claire.

« Le silence est si précis » avait coutume de dire le peintre Rothko. En bons disciples des Beaux-Arts, les membres de Tuxedomoon auraient pu lui répondre que la précision se joue aussi en hors-champ. Plus précisément, hors de la carte, dans cet espace invisible où grandit le fantasme, comme dans cet interstice, ce trou de souris, qui deviendra, finalement, la marque de fabrique d’un groupe qu’on arrive véritablement à placer nulle part.

CBOY_TUX_01_loresPour le novice donc, et même à l’heure du tout accessible via Wikipedia, Tuxedomoon reste même quarante ans après, une énigme. Est-ce un groupe américain ou européen ? Quelle est donc la vérité de cette discographie illisible où cohabitent un single post-punk prometteur (No Tears) et des disques anti-conformistes composés sans batteur ? Ce groupe a-t-il jamais cessé d’exister ou est-il sur le retour, comme tant d’autres anciens combattants ? Avouez que cela fait tout de même beaucoup de questions pour un groupe avare en réponses. Du reste, on n’aimerait pas être à la place du disquaire tentant de ranger ‘Half-Mute’ (1980, Ralph Records) dans un bac à vinyles. Est-ce du rock, du post-punk, du jazz, du country-blues, de la musique contemporaine ? Et d’ailleurs, est-ce vraiment de la musique ? N’est-ce pas plus ? Peut-on classer l’indéfinissable dans une boite, peut-on ranger un hippopotame dans une cellule de prison ? Et pourquoi avoir décidé de rejouer ce disque 36 ans après, bordel ? Pour cette dernière question, le groupe a une réponse. Toute simple : « Parce qu’on nous l’a demandé. » La rencontre avec le trio historique débute comme ça, sur quatre chaises en plastique posées au hasard sur la scène dépouillée des Ateliers Claus, à Bruxelles. Un choix évidemment pas anodin pour débuter cette tournée européenne. On y reviendra.

Tuxedomoon, c’est le son d’une mondialisation réussie. Il n’y a qu’à voir la gueule fatiguée des trois musiciens historiques, à la fois tirée et cernée, pour s’en convaincre. Face à moi, Blaine Reininger (violon, guitare, chant), une masse imposante avec une voix de chauffeur du Bronx à qui on ne la fait pas et qui arrive tout juste de Grèce. À ses côtés, Peter Principle (guitare, basse) et sa tête de freak typique de San Francisco, mais qui vit aujourd’hui à New-York. Et, recroquevillé sur lui, usé par la pluie bruxelloise, Steven Brown (saxophone, clarinette, chant, synthé), fraichement débarqué de Mexico et complètement jetlagué. À eux trois, ils représentent les trois mousquetaires d’une avant-garde éclatée aux quatre coins du monde et autant influencés par Wim Mertens que Magazine et James Chance. À moins que ça ne soit l’inverse. Bref, Tuxedomoon c’est un beau bordel et bien heureux celui qui pourra décrypter la vérité vraie de cette sainte trilogie (‘’Half Mute’’, ‘’Desire’’, ‘’Divine’’) qui les fit connaître au début des années 1980.

La fuite des cerveaux

Avant d’en arriver à la genèse de ‘’Half Mute’’, pierre angulaire de cette carrière en pointillés, il faut d’abord comprendre pourquoi le groupe originaire de San Francisco décida un jour de troquer les fringues hippies contre la panoplie complète de l’exilé discal. À la manière des Européens toisant l’Afrique, la plupart du temps les groupes américains ne voient l’Europe que comme un tout petit point sur la carte. Et pourtant, comme Orson Welles en son temps fuyant le fisc et le Maccartysme, Tuxedomoon doit son identité trouble au fait qu’il a décidé d’émigrer rapidement en Europe alors même que ‘’Half Mute’’ récoltait des louanges outre-Atlantique. Mais pourquoi ? « Il fallait d’abord s’éloigner de tous ces mecs flippants des 70’s dit Blaine, notamment des politiciens comme George Wallace[1] ou Ronald Reagan. » Ce ne sont donc pas les États-Unis que le groupe fuit, mais l’esprit conservateur. C’est vrai qu’entre la baie de San Francisco et la maison (très) blanche de Nixon, y’a comme un monde. Un océan. C’est l’Atlantique. Trois décennies plus tard, cette haine de l’administration américaine reste encore bien ancrée dans la tête des trois musiciens : « Ces gens [les politiques, ndlr] parlent aux électeurs comme à des gamins de 5 ans rajoute Peter, la véritable conscience politique du groupe, c’est l’incarnation du mal, la meilleure preuve que le gouvernement est l’ennemi, pas la réponse. » On se doute bien que la montée en puissance de Donald Trump ne les fait pas sauter au plafond. Blaine : « Trump n’est rien de plus que le résultat d’une politique conservatrice poussée à son maximum. Dans les années 1960, les Américains recevaient une éducation gratuite, mais à force de couper les budgets, de licencier les professeurs et de rendre l’accès aux études de plus en plus prohibitif, voilà où cela nous a menés : à une nouvelle génération d’Américains mongoloïdes et dés-éduqués qui n’ont jamais rien connu d’autre que la nourriture spirituelle qu’on leur donne à la télé. » Premier élément de réponse pour expliquer l’envie d’ailleurs de Tuxedomoon, le dégout de cette Amérique fascinée par les extrêmes, la même que celle qui, aujourd’hui, s’agenouille devant Beyonce, Kanye West ou Kardashian. Mais ce n’est pas la seule raison.

« Quand je me suis réveillé, ces enculés de Black Flag m’avaient piqué mon pognon et mes drogues ! »

Alors que le groupe se fait connaître des scènes alternatives avec son premier single No Tears, très Pere Ubu dans la veine, Tuxedomoon décide rapidement de devenir ce mouton à cinq pattes qui jouera pour sonner le plus bizarre possible. Dès 1979 et alors que le punk vit sans le savoir ses dernières heures, le groupe mute et remplace les crans d’arrêts et autres crêtes décolorées contre boite à rythmes, violon, guitares et piano. Du jamais vu, jamais entendu, qui leur vaut alors des jets de bouteilles de bières dans les squats punks américains. Blaine confirme : « Le punk a toujours été un mouvement anti-élite or notre problème, c’est qu’on était plutôt du côté des intellectuels. On nous voyait comme ça du moins et à juste titre, puisqu’on sortait des Beaux-Arts. Tiens, je vais te raconter une histoire ‘’punk’’ : un soir que je suis invité à la fête d’une amie, à l’époque où je commençais à être un peu connu dans les milieux artistiques, je me retrouve face au mec de Black Flag. Moi je bois comme un trou, je prends des pilules et puis je m’écroule sur le canapé. Quand je me suis réveillé, ces enculés de Black Flag m’avaient piqué mon pognon et mes drogues. Devine pourquoi ? Parce qu’ils nous détestaient ! Ils devaient nous prendre pour des hippies… » Tiens, après treize heures de coma aérien entre Mexico et Bruxelles, Steven Brown vient de se réveiller et tente un atterrissage forcé sur la courte piste de cette interview : « Ouais on se faisait canarder avec des bouteilles de bière, et alors ? C’est ce que font les punk ! Et puis faut dire qu’on n’avait pas de batteur, ça rendait le public agressif… » Face à tel désamour, autant partir un jour, sans retour. Après s’être fait potes avec les Residents, autres cinglés notoires, le début de carrière de Tuxedomoon ressemblera donc un peu à la chanson des 2Be3. Et trouvera de ce coté de l’Atlantique des points de convergence avec d’autres groupes dit intellectuels, comme Wire ou Hector Zazou.

Bruxelles, centre du monde

Débute alors une longue histoire d’amour avec la capitale belge, mais aussi avec le label emblématique de cette époque, Crammed Discs. Oubliés chez eux, adoptés par l’Europe et avant-gardistes à leurs dépens, une position tout sauf calculée. « J’suis pas très sûr qu’en quittant San Francisco on se soit dit qu’on allait déménager à Bruxelles pour 13 putain d’années, ah ah ! » De fil(le) en aiguille et après avoir quitté San Francisco, le groupe vivra successivement à Londres, à Rotterdam (à cause de la petite amie de Peter, hollandaise) et finalement, Bruxelles. Un point de chute, par le hasard des combinaisons. « Bruxelles, c’est sa faute. » Le doigt de Blaine vise Steven, toujours à moitié endormi. À l’époque, le groupe récupère les locaux du théâtre Plan-K, en tournée pour six mois, et pense à Bruxelles comme on s’imagine en transit sur une aire de station d’autoroute. Puis, vient la commande de Maurice Bejart pour ‘Divine’, dont ils composent la musique de ballet jouée au Cirque Royal de Bruxelles. De fait, la ville devient peu à peu une seconde maison dans laquelle le groupe composera plusieurs disques avant d’appuyer sur la touche pause. « Heureusement qu’on a eu de la chance d’être un peu connu ici, de par notre relation avec Crammed Discs… » L’une des forces de Marc Hollander, toujours aux commandes du label né en 1980, c’est une certaine conception de la fidélité au-delà des décennies et qui, 36 ans après, lui permet de rééditer cet ‘’Half Mute’’ pourtant pas signé chez Crammed au moment de sa conception.

Enjoy the silence

Redécouvrir ‘’Half Mute’’ en 2016, c’est inévitablement s’en prendre plein la tronche. Enregistré en seulement 4 semaines, doté d’une pochette abstraite et invendable avec 11 chansons dont la moitié instrumentale – d’où le nom, le premier album de Tuxedomoon reste une claque indémodable qui occupe une place particulière dans la discographie du groupe. Déjà, c’est le premier. Le plus connu. Le plus étrange, aussi, paradoxalement. Le moins vendeur, sur le papier. Celui où la passion pour la science fiction, si chère à Peter Principle, prend toute sa place et où le groupe donne l’impression d’avoir envoyé la bande son du No New-York sur la planète Pluton. Le seul, enfin, que le groupe accepte de jouer sans Bruce Geduldig, responsable des visuels du groupe depuis 1979, mort le 7 mars dernier.

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Plus que jazz ou rock, ‘’Half Mute’’ reste d’une liberté déconcertante ; le groupe se permettant alors des folies qui feraient aujourd’hui fuir le plus téméraire des labels. En solides insoumis au système, Steven et Peter ne veulent pas d’un enregistrement traditionnel avec tous les professionnels de l’industrie qu’on entend déjà sur tous les hits qui passent à la radio. Bingo. Ralph Records suggère « un mec complètement dingue qui dispose d’un studio où personne n’enregistre jamais ». Double bingo. Par chance, le propriétaire du studio dispose aussi de synthés modulaires et le groupe découvre que son père, ancien ingénieur du son pour RCA Broadcasting, dispose également de micros incroyables qui donneront à ‘’Half Mute’’ cette incroyable patine. Filtres, expérimentations, tripatouillages en tout poil, le lieu devient un labo de néo-Frankenstein d’où s’échappent des sons étranges, humides et électroniques. Parfois, Steven enregistre ses parties de sax dans la rue à cause du bruit des marteaux-piqueurs, si typiques du boucan de Big Apple. C’est ce que, du reste, on oublie souvent de mentionner à propos de Tuxedomoon. Plus qu’américain, ou même européen, le son de ‘Half Mute’ est surtout et avant tout new-yorkais. Étonnant, dès lors, de ne pas voir en eux les cousins bizarres du mouvement no-wave emmené par James Chance, Lydia Lunch et quelques autres. Le groupe acquiesce. Peter écrase la pédale : « C’est vrai, personne ne nous mentionne jamais à propos de cette période. » Peut-être à cause de leurs origines west coast. Blaine : « On était déjà à NY en 1978, au climax du son No New-York. On découvrait Arto Lindsay ou Rhys Chatham martyrisant leurs instruments, forcément cela nous a influencé à notre retour à San Francisco. » La suite, maintenant, vous la connaissez. Le groupe récoltera son unique succès commercial sur le sol américain, s’envolera pour l’Europe et rejouera le disque dans son intégralité 36 ans plus tard, sans qu’il ait prit une seule ride.

Ultime question : pourraient-ils faire le même disque aujourd’hui ? Non. L’Amérique, celle qu’ils cherchaient déjà à fuir 30 ans plus tôt, a changé. En pire. « Tout le monde semble obsédé par le succès, il y a trop de chanteurs sur la place, plus assez de talents », soupire Blaine. La suite pour Tuxedomoon ? Elle reste à écrire. Un nouveau disque, peut-être, encore qu’il faudrait arriver à synchroniser les montres. « On bosse ensemble quand on est ensemble », tranche Peter. Une manière comme une autre de couper court à tout procès pour polygamie. Chacun des membres va et vient, avec ses propres projets. « On a déjà essayé de bosser à distance, par Internet, mais ça n’a jamais marché », soupire Blaine… Le silence est si précis.

Tuxedomoon // Half Mute + Give Me New Noise // Réédition CD/LP chez Crammed Discs
En concert à la Maroquinerie (Paris) le 31 mai // Site officiel

[1] Un politicien américain, gouverneur de l’Alabama, membre du parti démocrate et un temps partisan de la ségrégation raciale.

4 commentaires

  1. Tuxedomoon n’a pas été un mystère pour ma part , du moins pas un mystère au sens propre du terme, je dirais une passion . Il sont à l’origine de ma collection de vinyl (+/- 7000 pièces), en effet je cherchais le 45T « What the Use » (principalement pour sa face B, une magnifique version piano), différente de l’album « A Thousand Lives By Picture », je précise que j’ai commencer à chercher en 81′, donc forcement dans les bacs de brocante ou de marchands de disques d’occasion. En cherchant durant 11 années (oui Onze ! (a cette époque, pas d’internet qui facilite les choses ) Je l’ai finalement trouvé chez JuxeBox shop à Bxl, mon cœur battait la chamade, un truc de fou : trouver mon Saint-Graal ! Revers de la médaille cela a stopper net, mes « besoins » de recherche, donc relativement peu de disques sont venus compléter ma collection par la suite. Sinon a force d’aimer ce groupe vraiment exceptionnel, j’ai accumuler plein de trucs parallèles (Principle, Tong, Brown, BLReninger (à noter également une excellente participation avec T21 sur « Plays The Pictures » et les toutes les extensions possibles. Quand on me demande c’est quoi ton groupe préféré ? Je réponds machinalement Clash et Tuxedomoon ! Merci en tout cas pour cet article, ce groupe le mérite pleinement !

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