Evariste, c’est ce chanteur connu exclusivement des amateurs de french pop des sixties ou de ceux qui ont vécu Mai 68. Joël Sternheimer de son vrai nom, brillant scientifique, a plaqué la blouse pour la guitare de 1967 à 1970. Quand un savant fou se met à composer des chansons, ça donne un disque extra-terrestre au royaume des Jacques Dutronc, Polnareff et... Oppenheimer.

evaristeIl y a longtemps que l’on se marre sur ses chansons, à l’heure des playlists What The Fuck. Et puis l’autre jour, en parcourant mes disques, il m’a sauté au visage. Evariste ! Bon, le type a totalement disparu de la surface médiatique depuis 1970, mais on peut toujours essayer l’annuaire avant de s’inscrire à Perdu de vue. J’ouvre les Pages Blanches (si si, ça existe encore) : il est là, noir sur blanc. Je suis déjà en train de remonter le temps et pour rester dans l’esprit, je saisi le combiné de mon téléphone fixe avec cordon et compose le numéro. J’entends la femme qui m’a répondu crier à l’autre bout du fil « Joël !!! C’est pour toi ! C’est une journaliste ! ». Là, je revis carrément les années collège, époque où le téléphone, c’était l’angoisse. « Nathalie !!! Y a un jeune homme au téléphone qui aimerait beaucoup te parler !!! ». Ah ah ah. Après avoir parcouru sa maison à pas sonores, Joël prend l’appareil. Je lui explique qu’on voudrait publier son portrait. Pour toute réponse, j’ai droit à un silence qui dure longtemps, très longtemps. Je ne me démonte pas, j’en remets une couche. Deuxième silence…puis j’entends « Pff, je comprends pas…c’est vieux tout ça, pourquoi ça vous intéresse ? ». Je lui demande d’y réfléchir et de me rappeler plus tard. Une semaine s’écoule, pas de nouvelles.

Après une ou deux relances et une bonne vingtaine d’autres silences, Joël cède enfin et accepte de me rencontrer dans ses bureaux. C’est avec une légère appréhension sur le déroulé de l’interview que je m’assois face à lui. Mon appréhension sera balayée presque instantanément. Très vite, le jeune homme dont la voix et la folie sont gravées sur les sillons vinyles ressurgit dans le regard du septuagénaire. Evariste, le chanteur fou, est indissociable de Joël le scientifique. Son (leur ?) parcours est un concentré d’histoire, de science, de philosophie et d’esprit révolutionnaire. On y croise des personnages comme Oppenheimer, Chuck Berry, l’ex-mari de Dalida ou encore Wolinski. J’étais loin d’imaginer à quel point ce portrait serait fou, et passionnant.

(Il est fortement recommandé, avant de lire ce qui suit, d’écouter ET de voir son premier tube, Connais-tu l’animal qui inventa le calcul intégral ? pour bien comprendre de qui on parle.)

De Princeton à Washington Square

Si le jeune Evariste arbore sur cette vidéo un pull aux couleurs de l’université de Princeton, c’est parce qu’il en revient tout juste. Envoyé là-bas pour poursuivre ses recherches sur « la masse des particules, l’interprétation des régularités qu’on y observe comme les conséquences d’une onde » (comprendra qui peut), Joël arrive aux Etats-Unis en pleine guerre du Viêt-Nam. À l’époque, McNamara cherche une alternative à l’arme nucléaire et sollicite les brillants cerveaux du pays pour s’atteler à la tache. S’opère alors une « réorientation de crédits » au sein de l’université, formule diplomate signifiant que ceux qui ne veulent pas marcher dans les combines du gouvernement sont priés de disposer. Joël est sous la tutelle d’un physicien rebelle et se voit donc remercié. L’étudiant reste quand même inscrit aux prestigieux séminaires de l’Institute For Advanced Study, tenus par Oppenheimer, le créateur de la bombe atomique.

Sans doute galvanisé par le mouvement et la musique hippie, Joël s’achète une guitare et se plante dans Washington Square, se disant qu’après tout, Bob Dylan lui-même a débuté là-bas. Il sèche allègrement Oppenheimer et reçoit un accueil chaleureux (quoi qu’étonné) de la part d’une foule qui ne pipe pas un mot de Français. Un jour que le vieux physicien vient l’interroger sur ses absences répétées. Joël explique à son professeur à quel point la musique l’attire, mais surtout, qu’il y voit un moyen de se faire un peu d’argent pour financer ses recherches de manière autonome. Evariste confie avoir vu cet homme malade, au visage ravagé par le remord d’Hiroshima, s’éclairer à ses propos et s’écrier « Oh ! Mais allez-y enfin, foncez ! Si j’étais jeune, c’est absolument ce que je ferais. » L’étudiant reçoit ces mots comme un testament. Des mots qui achèvent de le convaincre qu’il doit sauter le pas. Il plie bagages, direction Paris.

Les Disques AZ  VS  les Disques Vogue

Un ami journaliste qu’Evariste croise souvent dans le quartier de la Sorbonne, l’introduit auprès du Directeur Artistique des Discs’AZ. Ce dernier passe les bandes au patron du label, Lucien Morisse, qui est aussi directeur des programmes sur Europe N°1. Morisse crie au génie. Il signe le chanteur illico. Nous sommes en 1966 et le phénomène Antoine, (qui signe chez Vogue) sévit dans tout l’Hexagone. Les chanteurs présentent des profils similaires : tous deux sont scientifiques et doués d’une grande originalité dans leurs textes. Du pain béni pour les deux maisons de disques qui y voient une stratégie commerciale d’emblée. Elles les montent en rivaux, mais Evariste se défend encore aujourd’hui de ces commérages de journaux pour midinettes. « Quand je dis dans ma chanson ‘ Ce que je pense d’Antoine et de Jacques Dutronc / Ça commence par C ça finit par On ‘, ce n’était pas pour me moquer d’eux, c’est une phrase de mathématicien ! Ça commence vraiment par un C et ça finit vraiment par un ON. Vous comprenez ? ». Sacré lui. Evariste connaît vite le succès et embraye sur un deuxième album. Quelques mois plus tard, Mai 68 explose. Tout est bouleversé.

La Révolution de l’autoproduction

Evariste écrit une série de chansons d’inspiration engagée et court les soumettre à Lucien Morisse. Quand l’homme qui avait créé Salut Les Copains et épousé Dalida entend la chanson La Révolution, sous forme de dialogue entre un père et son fils, il se décompose. La maison AZ ne peut pas sortir ça, c’est impossible.  À ce moment précis, Lucien Morisse va commettre un geste historique dans l’histoire de la musique en France. Navré de ne pouvoir suivre officiellement son chanteur sur ce coup, il l’invite à produire son disque tout seul, mais avec son tacite soutien. Il appelle l’usine de pressage de disques et leur demande de pratiquer les mêmes tarifs pour Evariste que ceux en vigueur pour AZ. Le chanteur et ses musiciens disposent du même studio que pour le disque précédent, chacun jouant gratuitement en attendant le retour sur investissement. Le 45T « La Révolution /  La Faute à Nanterre » se vend sous le manteau, boulevard Saint-Michel et alentours. Il s’écoule vite, très vite…le retour sur investissement ne se pas fait attendre. Et ainsi naquit le premier disque autoproduit en France.

La Bande

Evariste continue de chanter à Nanterre, avec « la bande à Jussieu » dans laquelle traine « le jeune Renaud, le p’tit gavroche. C’était le seul à savoir taper à la machine, alors il nous a proposé de taper nos paroles. C’est comme ça qu’il a attrapé le virus ! » m’apprend Joël, sourire canaille. C’est drôle, quand il aborde cette époque, on n’a aucun mal à se l’imaginer presque cinquante ans plus tôt. Le même regard fou et profond, des cheveux blancs mais de coupe identique, une pareille malice et vivacité d’esprit. On croirait que le jeune Evariste va s’extirper d’un coup du corps de Joël Sternheimer et enfourcher sa guitare, avec une pipette pour tout médiator. Il se souvient aussi de sa rencontre avec Georges Wolinski, qui dessine dans Action et dont Evariste connait bien le travail. Un gars de la bande est parent de Wolinski, il les présente. Les deux s’entendent comme pancarte et slogan, si bien que Wolinski dessine la pochette du disque « La Révolution ».

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Quand le réalisateur Claude Confortès décide d’adapter la série de dessins de Wolinski intitulée Je ne veux pas mourir idiot, il propose à Evariste d’écrire la bande originale. Son copain, désormais dessinateur dans Hara-Kiri Hebdo, lui fera souvent de la pub en vertu du principe de « spécial copinage » auquel il tient. Bien que florissante, la carrière d’Évariste touche à sa fin. 1970 inaugure la décennie au cours de laquelle Joël va faire une découverte déterminante dans le domaine de la science et de la musique. Suite à ça, il se détournera de l’univers de la musique autogérée et des revues gaucho pour se focaliser sur la science. Gardant en tête les encouragements d’Oppenheimer, il peut désormais poursuivre ses recherches en toute indépendance, grâce aux recettes de ses disques.

La recette scientifique d’un tube

Joël réalise qu’en décodant les séquences des protéines, on découvre des séquences musicales reconnaissables par l’homme. Il les dénomme protéodies. Si l’homme, à l’écoute d’une protéodie, y est sensible au point de la trouver belle, cela signifie qu’il est en carence de la protéine correspondante. Cette musique très singulière pourrait alors le soigner l’être humain. « À votre avis, pourquoi le rock’n’roll est né comme ça, en 1954 ? me lance le scientifique, qui tente de raviver la lumière dans mon regard perdu. Vous vous souvenez de ce truc de Chuck Berry ? ». Le vieil homme se met à entonner l’intro de Roll Over Beethoven, en plissant le nez et tout le visage avec, comme s’il avait quatorze ans. «Voyez cette séquence ? Eh bien elle figure dans une protéine qui est un réparateur d’ADN pour résister aux radiations radioactives. 54’, c’était la période des essais nucléaires et y en a un qui avait pigé le truc pour se protéger de ça, c’était Chuck Berry. »

Des comme ça, Joël en a plein. Il peut retracer l’histoire de la musique à la lumière des protéines en déficit chez tel ou tel artiste, ou sur une majorité du public.

Allez, une autre.

Vous avez toujours cru que les groupies hystériques, qui jettent leurs culottes avec passion et s’évanouissent dans la fosse, étaient apparues subitement parce qu’on avait jamais rien vu d’aussi beau que les Beatles ? Faux ! Pour Evariste, tout est affaire d’intro protéinée. Le début de leur premier tube Love me do correspond à la dopamine, soit le neurotransmetteur qui pousse à l’achat compulsif. Une intro pareille ne pouvait que déchainer les chignons de groupies, victimes de la mode et de la biologie.

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Mandat du peuple

L’ancien chanteur me raconte d’ailleurs qu’une de ces jeunes femmes s’était évanouie à son contact, lors d’un de ses premiers concerts. Effaré de constater qu’il peut provoquer ce genre de réaction, Evariste comprend que les maisons de disques maitrisent et déforment son image. Cette groupie s’était évanouie devant le fantasme et non devant l’homme. Des fantasmes qui généraient de beaux profits pour ceux qui les avaient fabriqué. Pourtant, même une fois passé du côté de l’autoproduction, Evariste a toujours très bien vendu sa musique. La preuve pour lui que l’image ne fait pas tout. Il vend si bien que ses revenus de musicien lui apportent longtemps l’autonomie financière à laquelle il aspirait déjà quand il se confiait à Oppenheimer. Le scientifique a pu exercer ses recherches sans aucune contrainte institutionnelle. Rebelle et pour l’autogestion, depuis toujours. « J’ai pris ça comme un mandat du peuple en quelque sorte. Puisque c’est grâce à cet argent que j’ai pu travailler, je me devais d’en rendre compte publiquement ». Il se consacre désormais à ses protéodies, installé dans les bureaux de l’Université Européenne de la Recherche, qui siège à deux pas de la Sorbonne qu’il a si bien connue. Evariste n’est plus. Joël a repris le contrôle de cette bête étrange et drolatique. « J’ai eu un épisode dans la chanson mais comme d’autres ont fait la plonge ! résume Joël. C’est vrai que ça reste tout de même une anecdote sympathique… » conclut-il, rêveur. J’ajouterais unique.

15 commentaires

  1. Le seul Evariste que je respectais jusqu’ici, c’était Evariste Galois, l’inventeur des mathématiques modernes. Après avoir fait de la tôle, il meurt à 20 ans en duel pour une demoiselle. Radiguet rules. Almost.

  2. Bel article. Merci.
    Rectification : c’est « l’homme qui inventa le calcul intégral » et non pas « le calcul mental »

  3. Evariste à fait 2 lp : le 1er « Je ne veux pas mourir idiot – (EMI Pathé, 054-10031) », en 1969, musique et chansons pour la piece éponyme de Wolinsky, et le 2em « Je ne pense qu’à ça- (EMI Pathé, 054-10.564) », sorti lui aussi en 1969, et est aussi la musique et chansons d’une pièce de Wolinski.
    Autant le 1er LP peut se trouver avec un peu de bol, autant le 2em…..

    A noter que pour « il ne pense qu’à ça », un 45t EP avec pochette est sorti en France, mais un SP avec pochette (et le bon titre psyché) est sorti au Canada.

    Sinon, marrant que l’article ne précise pas que les deux premiers 4 titres ont été mis en musique par Michel Colombier, ce n’est pourtant pas un détail anodin, et explique en parti le fait que ces morceaux soient encore écoutables aujourd’hui.

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