1986. J'ai 8 ans et j'entends en boucle sur la platine vinyle de ma sœur - alors âgée de 16 ans - une chanson qui fera date dans l'histoire de la pop française, et dans ma p(r)op(re) histoire: "Épaule Tatoo". Cette intro en forme de trotteuse d'horloge électronique, ces clap-claps synthétiques, ces nappes de Korg à la Depeche Mode, contemporains de l'affaire.

Et ce refrain. Cette mélodie-jeu de mots intemporelle, témoin d’une époque ou les mots ‘night-clubs’ et ‘tatoo’ étaient encore à la mode : « Ouh, tabou, ton épaule est tatoo, t’es toute à moi, toute à moi »

Pop+Satori+0094637499726Sur la pochette du 33 tours se détachent deux initiales, au dessus de la photo d’un brun ténébreux au visage grave, tenant dans ses doigts la fin d’une cigarette, le soleil contrastant avec sa belle mine de trentenaire désabusé. E.D. Etienne Daho. »Pop Satori : album fondateur de la pop française« , balance carrément Wikipedia.

J’ai 8 ans alors, et je ne sais pas encore que plus de 24 ans après, je considérerai cet album et l’œuvre toute entière de cet artiste comme fondateurs de mon château-fort musical. A l’époque, Daho posait déjà les premières pierres. Bien avant que Lou mélange le ciment. Que Michael S. tienne la truelle. Que Régine et Win coupent le bois. Que les frères Dessner et Matt Brenninger s’occupent des 16. Que Bruce fasse saillir ses muscles sous son marcel blanc en clouant les planches.

Des attractions

« Il n’est pas de hasards, il est des rendez-vous, pas de coïncidences »

Aller vers son destin, il semble que Daho l’ait fait depuis ses débuts dans la capitale bretonne. Transmusicales de Rennes, Paris, Manchester, Londres. « Pop Satori » le bien-nommé [1], l’album de son décollage réalisé par William Orbit (futur producteur de Madonna, Blur) scelle la pierre sur laquelle il ne cessera de graver ses mots. Ou plutôt le filin sur lequel il ne cessera de se tenir debout, comme un funambule de l’écriture. Car Etienne Daho semble toujours être en équilibre dans les airs. Les airs de ses chansons, les airs de ne pas y toucher, planqué derrière cette pudeur que sa voix chaude et grave laisse apercevoir. Etienne version low profile, Etienne version ‘m‘avez-vous déjà vu quelque part?’

Des attractions, des astres, il en est d’ailleurs question dans la plupart de ses chansons. On pourrait même écrire un mémoire de géographie sur les chansons de Daho; qui traiterait autant de ses ‘voyages immobiles’, de sa géographie du cœur souvent brisé que de ces lieux dont il parsème plusieurs de ses compositions: Vedra, Rome, New-York café Reggio, Saint-Lunaire, Lisbonne, Amsterdam, Sables d’Or et puis, Paris.
Les chansons de Daho sont des invitations au voyage : ‘Aimer à loisir/Aimer et mourir/ Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés/ De ces ciels brouillés/ Pour mon esprit ont les charmes/ Si mystérieux/ De tes traîtres yeux/ Brillant à travers leurs larmes‘. Ce poème de Baudelaire, décrivant ses envies d’ailleurs a apparemment été mis en musique par un de ces contemporains, Henri Duparc en 1857. Et si c’est bien Jean Genêt que Daho décide de reprendre en 1998 avec le superbe live « Sur mon Cou », tiré du poème Le condamné à mort, les similitudes avec l’œuvre de Baudelaire sont troublantes dans toute sa discographie. Le spleen y côtoie l’idéal. Le paradis enfin trouvé, l’enfer de la souffrance amoureuse. Les étoiles, le soleil et la lune sont éclipsés par l’obscurité douloureuse de l’introspection.

La perfection pure n’a souvent pas de prix, la rechercher me détruit, puis je reviens à la vie

Dans un Un homme à la mer, on retrouve le thème de l’idéal (incarnée par la femme chez Baudelaire): cet être envoûtant, mystérieux, sensuel, à la fois aimant et protecteur mais aussi beauté inaccessible et allégorie de l’absolu. Dans Soudain, Daho file à nouveau la métaphore du paradis, l’aboutissement de sa quête: « Soudain, quel est ce rayon éblouissant? élu parmi ces milliers de passants sans rêve/ qui ne savent pas être heureux/ Comme si j’étais assis, là-haut au paradis« . Etienne Daho poursuit une quête à travers ses chansons; celle de Baudelaire, celle de Brel dans la chanson même nom [2], celle de Perdican et de Camille chez Musset [3].

C’est particulièrement vrai dans sa chanson Le Brasier qui figure sur l’album « Corps et Armes », paru en 2000. On y retrouve tous les thèmes de celui qui recherche l’amour absolu: la quête sans fin, l’illusion de la perfection incarnée par l’autre, la déception, la chute (le spleen), le ‘happy being sad’. Puis la ressource, le recommencement, un nouvel espoir et la certitude intérieure du Graal au bout du chemin (de croix) :

« Que vive la flamme, que vive la flamme/ Pour à nouveau prendre feu et brûler jusqu’au bout/ Cet irrépressible espoir/ S’accrocher à des détails, l’espoir/ Si la vie se charge de me refaire tomber/ Sans personne à mes côtés/ Si à nouveau la solitude me déprave/ Tu sais même les épaves/ Sont de la trempe des braves/ Vois tout au fond de moi/ Ce brasier qui ne s’éteint pas »

Cette attente de l’autre comme un double, comme une moitié, se retrouve également dans la première chanson du même disque, la bien-nommée Ouverture avec ses cordes graves qui précédent les premiers mots de Daho. Il y est aussi question de ce destin amoureux dont on serait le héros, perdu au milieu de la foule qui fourmille sans se douter de ce qui se trame [4] : ‘aller vers son destin, l’amour au creux des reins, la démarche paisible/ Porter au fond de soi, l’intuition qui flamboie, l’aventure belle et pure/ Celle qui nous révèle, superbe et enfantin, au plus profond de l’âme(…) j’arrive au rendez-vous, dans l’épaisse fumée, le monde me bouscule/ Réfugié dans un coin, et observant de loin la foule qui ondule/ Mais le choc imminent, sublime et aveuglant, sans prévenir arrive« .

Etienne Daho

Paris, Ailleurs

Si jamais d’aventure, je recherche l’aventure. Café, Paris, le Flore, où tu me dis je t’adore

Transversalement à ce thème de l’amour absolu dans les chansons de Daho, une unité y est importante: le lieu. Il a parfois une existence topographique réelle (Rome, Vedra, etc.)  mais s’y manifeste également sous forme d’ ‘ailleurs’. Un ailleurs tel que décrit par Baudelaire comme un pays idéal, lieu de tous les possibles, et surtout de l’amour possible. Et tout comme Baudelaire dans la deuxième partie des Fleurs du Mal (les Tableaux Parisiens) qui se noie dans Paris en quête de la beauté ultime, Paris apparaît dans les chansons d’Etienne Daho comme un point névralgique. Contrastant justement avec ses envies d’ailleurs, de fuite, d’ascension dont on parlera plus loin. L’album « Paris, Ailleurs » cinquième LP sort en 1992, et ne regroupe pas moins de 5 singles dont Des Attractions désastre qui ouvre le disque et Paris, Ailleurs qui le clôt. Ces deux chansons parlent chacune dans leur genre de l’étourdissement du protagoniste dans la grande ville, rencontres instantanées puis zappées, coups de cœurs éphémères, épicurisme citadin: « en plein cœur de l’ivresse/ au milieu du chaos/ accoudé à un bar/ vous m’appeliez Daho(…) les provocs’ de cette foutue ville rendent certains hyper hostiles/ mais moi j’avoue qu’ça m’tente ». Des vers ‘Des attractions désastre’, dont celui-ci ‘sur les cimes ondulantes et hop! J’enchaîne’ fait écho à ceux de ‘Paris, ailleurs’ ou Daho chante: ‘Paris, où ça ? Paris, ici/ Paris, où ça?/ Ailleurs… te perdre, me perdre… / Quoi… tu m’railles ?/Alors, bye…/ Enchanté, welcome, vous prenez ? ». En 1992, Daho parle déjà de la génération 2.0, celle qui refuse d’attendre plus de cinq minutes pour télécharger un album; celle qui teste, rencontre, donne son 06, fait un cross-check sur les goûts en commun, se rappelle ou pas, ne se recroise peut-être jamais dans ‘la grande ville’. Et enchaîne.

Dans cet album, Paris inspire un Daho qui s’étourdit et qui fait face à ses amours successives, toujours dans l’ambivalence de cette foi en l’amour supérieur qui attend [5] (des hauts) et du désespoir conséquent des échecs qui plombent, qui qui noient [6] (des bas).

Un peu plus tôt dans sa discographie, toujours dans le fameux « Pop Satori », Daho évoque déjà Paris dans la magnifique Paris, Le Flore. A travers la tranche de vie d’un jeune homme qui s’installe à une terrasse de café, sur une intro synthétique entêtante de reverb’, c’est tout le symbole de l’amour qui vient quand on ne l’attend pas que revêt justement cette chanson: « Après-midi, Paris c’est fun, en terrasse, attablé / Regards lourds de sens et connivence pour qui cherche une main / Je n’attends vraiment rien, je viens pour y lire des bouquins / Artaud, Miller puis faut qu’j’aille / Trainer sans raison« .
Image mentale de la chanson très efficace: je suis seul et beau à la terrasse d’un café (pas n’importe lequel, le Flore), je suis libre comme l’air, créatif (‘l’art est ma raison’), je ne cherche rien ni personne à tout prix (‘l’art est ma raison #2), je suis sensible et cultivé (je lis Antonin Artaud et Arthur Miller). Mais pourtant, je t’attends; toi que je ne connais pas encore. Qui me dira ‘je t’adore’. Dont acte. Qui n’a jamais fantasmé sur une rencontre improbable à une terrasse de café? Seule devant sa menthe à l’eau, dans la torpeur d’un après-midi baigné de soleil? « Serait-il l’élu? » Le Paul Atréïde d’une vie. Qui, en plus d’être pas mal, lit de la poésie et des auteurs subversifs, et si ça se trouve écoute Bach aussi bien qu’il ne loupe jamais une finale de Champions League?

Ce soir, je n’ai d’yeux que pour toi qui cherche Dieu sait qui, Dieu sait quoi.

Ce thème de l’étourdissement à la recherche de quelqu’un, de quelque chose dans la ville, s’écoute brillamment dans la chanson Sortir ce soir, single sorti une première fois sur « La Notte, La Notte » en 1984 puis en version ‘live’ sur l’excellent « Live Ed » de 1989. Rares sont d’ailleurs les versions live dépassant les versions studio. C’est le cas de Sortir ce soir. Cette chanson où Daho dit ‘de cocktails subtils en filles dociles/ de discours faciles en regards mobiles/ le nuit brille de tous ses feux/ la clope, paradis pour tous ceux/ qui cherchent, Dieu sait qui, Dieu sait quoi’ est une sorte de préliminaire à ‘Des attractions désastre’ qui sortira presque dix ans plus tard. Cette sorte de tourbillon nocturne, l’attraction des bars où la rencontre va peut-être arriver: ‘je vais encore sortir ce soir/ je le regretterai peut-être‘ qu’on peut entendre à l’inverse comme ‘si je ne sors pas ce soir, vais-je peut-être louper LA rencontre?’ Dans le même temps, Daho y met en filigrane le côté mécanique et répétitif de ces rencontres tout au long de la chanson; et c’est la même construction que l’on retrouve dans Des attractions désastre: d’un côté la description de quelqu’un qui ne cherche rien tout en ayant un besoin irrépressible de trouver; cette part blasée, réaliste sur la futilité des rencontres, sur les codes des comportements amoureux, sur la nécessité de tester ses limites ‘se frotter à tout c’qui bouge/ de palaces en bouges‘, sur le tout pour le tout ‘dans le noir dans le ton/ quel que soit l’abandon pourvu qu’il soit le bon‘. De l’autre côté, la fin des chansons de Daho représente toujours un espoir, la lumière de l’aube qui se lève, la rayon vert de l’amour qui le transperce, la rencontre épiphanique tant attendue.

« Mais ma ligne de fuite s’est brisée pour me mettre à la colle de tes vingt deux étés/ J’abandonne aujourd’hui mes attractions désastre et tu viens avec moi, faire l’avion » est sans doute la plus belle phrase de toute la discographie d’Etienne Daho.

(Des)astre(s)

Toutes les histoires d’amour se ressemblent. Mêmes scénarii étranges. Seuls les visages changent.

Au milieu de ces nombreuses chansons où l’on voit en 3’30 le verre tantôt à moitié vide, tantôt à moitié plein, Daho compose également des chansons entières sur la perte, la rupture, l’abandon, les regrets. De l’être aimé, mais aussi du père, thème qu’on développera plus loin et qui n’est pas sans importance dans ses compositions. Le grand sommeil, deuxième titre meilleur en live qu’en studio (avec celui cité plus haut dans Daho 1#) est une ode à la dépression post-rupture avec ses vers à la dramaturgie assumée: ‘Je ne peux plus me réveiller, rien à faire/ sans toi la vie est devenue un enfer/ entortillé dans mes draps et prisonnier de mon lit/ j’aimerais que cette nuit dure toute la vie‘ Un peu plate en version studio, la version du « Live Ed » de 1989 introduit la chanson par un solo de batterie qui va crescendo jusqu’à l’explosion sur la dernière phrase du premier couplet, et qui donne tout son relief à cette chanson-désespoir. Grande sœur de celle-ci et énorme tube en 1986 sur le fameux « Pop Satori », Tombé pour la France enrobe de sa mélodie entêtante et de ses petites gouttes de synthés ce même thème de la rupture. On y ressent encore plus le côté désespérément romantique de Daho, la vibe du jeune Werther, cette soif de l’autre qui l’a pourtant quitté, le cœur qui saigne, l’orgueil en berne:’ je m’étourdis ça ne suffit pas à m’faire oublier que t’es plus là/ j’ai gardé cette photo sur moi, ce photomaton que t’aimais pas/ si tu r’viens n’attends pas qu’au bout d’une corde mon corps balance« .

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Acmé de cette désillusion chronique, la chanson Les mauvais choix qui figure sur « Corps et Armes » en 2000 enfonce le clou dans le corps d’un Daho désabusé; plus de dix ans après « Pop Satori », cette chanson qui côtoie pourtant sur le même LP  Le Brasier citée auparavant, tire des conclusions peu optimistes sur l’amour et ses victimes collatérales, et surtout sur la répétition de schémas stériles, conséquences du premier grand amour: ‘inconsciemment reproduire chaque fois/ la toute première fois/ le tout premier mauvais choix‘.
Le titre de cet album peut alors apparaître assez limpide: quand on a essayé d’aimer corps et âme et que cela ne fonctionne pas, pour ne plus y laisser de plumes on finit par aimer corps, ok; mais armes, surtout. Et même si l’ambivalence demeure toujours, notamment à travers des chansons comme Ouverture ou Le brasier, les expériences laissent des traces, Daho grandit, et semble faire un tour sur sa vie autant que sur lui même.

Mais quand demain se lèvera, je serai libre, retour à moi

2003, l’année de la « Réevolution ». C’est le huitième album de Daho qui, s’il n’est pas aussi intéressant musicalement que les précédents, comporte au moins une chanson digne de figurer au panthéon des meilleures: Retour à toi. Dans quelques chansons déjà avant cet album, on ressent chez Daho que le pendant de cette quête du ‘double’ n’est que le corollaire d’un ‘soi’ ambivalent. Sans surprise car c’est une loi universelle, il y a chez lui un ego assez développé qui côtoie l’éternel manque de confiance en soi, une soif d’être aimé pour être aimé et parfois peut-être pas assez pour l’être aimé. On trouve une belle illustration de ce concept dans la chanson Comme un igloo comportant cette phrase qui résume assez bien l’égo-mantique de Daho: ‘Abondance de moi n’a jamais rien gâté‘.

En moindre écho à cette phrase écrite et chantée des années avant, la chanson Retour à toi, magnifique mélodie qui ouvre « Réevolution », offre un titre encore une fois, très intéressant à analyser. Daho y exprime en substance que l’on ne peut aimer sans s’aimer soi-même; mais surtout que quoi qu’il se passe, quelle que soit la personne que l’on rencontre, on demeure inévitablement seul, avec son moi intérieur: ‘mais sous les apparences, le prix du vêtement/ personne ne lèche les plaies et le sang/ de celui qui survit‘ Personne, pas même l’être aimé. Plus qu’un ‘Retour à toi’, Daho fait dans cette chanson un (re)tour sur lui-même. Et dit en d’autres mots ce que Daniel Balavoine exprime dans Dieu que l’amour est triste : « ne pas dire que l’amour est ce qu’il y a de plus fort/ car la vie bouge encore quand un amour est mort‘ La comparaison entre les deux auteurs s’arrête évidemment là (quoique).

Cette chanson est le premier stigmate du travail d’introspection que Daho donne à entendre dans ses chansons: « ennemi de soi-même, comment aimer les autres?/ étranger à soi-même, étranger pour les autres ». Pour autant, bien que cette chanson exprime plus le désir de lui-même pour lui-même – que chacun a cherché un tant soit peut en soi pourra comprendre et valider – Daho la remet dans un contexte d’ouverture sur l’autre et reste plus généreux que narcissique à travers ce refrain: ‘et quand demain se lèvera/ je serai libre/ retour à toi‘. Ce titre, pièce maîtresse de l’album, ouvre la porte de l’introspection cathartique de Daho, qui va lui permettre quelques années plus tard, de parvenir (peut-être) à la rédemption (song). Et de ressusciter le père.

Si je n’ai pas su te dire à temps, que je pensais à toi tout le temps. Mon guerrier, mon roi, mon petit prince.

i4lvlr21t2m92vyat3i7lrswvr32007. Nous y sommes. Daho a mis quatre ans à écrire cet album intitulé « L’invitation ». On y retrouve les thèmes centraux de toute son œuvre : l’amour, la passion. Mais le recul et l’expérience aidant, Daho qui revendiquera toujours le côté autobiographique de ses compositions, y parle de choses dont il n’avait jusqu’alors jamais parlé: sa famille. Et plus particulièrement, son père. Et s’il suffit à un psychanalyste de comprendre le fonctionnement d’un homme – ou d’une femme – dans sa relation à son père; il suffit à quelqu’un de lambda d’avoir rencontré plusieurs hommes avec des ‘Daddy issues’ pour en tirer quelques conclusions sur les séquelles que cela peut provoquer. La chanson Boulevard des Capucines est ainsi une lettre réelle ou imaginée – retravaillée en tous cas – que son père aurait écrite à l’artiste des années après l’avoir abandonné à l’âge de 3 ans.
Daho ne reverra jamais son père et se construira donc avec ce sempiternel sentiment d’abandon qui modèle précisément ces hommes : à la recherche du père, de la figure tutélaire absolue, de l’ainé qui montre le chemin, du maxi-moi, du phare dans la nuit.

Et si Daho avait passé sa vie à ne chercher dans ce double salvateur que la figure du père qui lui a fait défaut ? Et si cette quête de l’absolu, cet alter ego, cet ‘autre moi’ n’était que le fantôme de ce guide qu’il n’a jamais eu ? Ce besoin de reconnaissance, ce besoin de bienveillance, de valorisation qu’il recherchera à tout prix chez quelqu’un d’autre: ‘Sur scène tu es le centre/ la foule aimante vacille/ j’observe lorsque tu chantes/ que brillent les yeux des filles‘.
L’abandon subi un jour engendre un besoin d’abandon dans les bras de l’autre; abandon total, besoin de fusion, avidité de perfection; par peur d’être abandonné à nouveau? Le manque du père, de l’astre, est le désastre de Daho. Et il n’aura de cesse de vouloir combler ce manque en essayant de s’évader, ‘sur la terre comme au ciel’, mais surtout au ciel, en l’air, au milieu des astres : « Et tu voudrais que je t’emmène. Alors viens, dans mes vies martiennes ».

Il est troublant de remarquer que dans beaucoup de chansons de son répertoire, Etienne Daho utilise le champ lexical des éléments et des planètes. Le ciel, la hauteur, l’ascension autant que la terre, la gravité (au sens propre comme au figuré), la mer et le soleil reviennent quasi systématiquement dans ses chansons. La pochette de l’album « Singles » est intéressante à ce point de vue : on y voit le chanteur courir sur une piste d’aéroport, un avion décollant derrière lui. Symbole d’un besoin de fuite, de voyage, d’ailleurs.

« Pour nos vies martiennes », album sorti en 1988, en est un exemple probant. Disque d’or à sa sortie, cet album contient notamment les singles Bleu comme toi et le célèbre Des heures hindoues. Le titre même de l’album est une illustration du goût de Daho pour cet ailleurs qui revient sans cesse; des vies martiennes, marginales, où l’on se sent décalé dans une société des années 80 acquise au capitalisme et aux blazers à épaulettes autant qu’à l’auto-bronzant. La chanson Des heures hindoues m’a d’ailleurs longtemps posé question. Daho y évoque dans le refrain ce ‘Gemini’, que j’ai d’abord compris comme une évocation du signe zodiacal du Gémeaux (le double), du jumeau. Mais en cherchant un peu, il se trouve que Gemini est le nom de plusieurs missions spatiales américaines dédiées à l’exploration de la vie dans l’espace, à l’étude des effets de l’apesanteur. Dont acte. Daho cherche toujours vers le haut, le t’aime astral, l’alignement des planètes.

Il convoque les plus brillantes dans Duel au soleil pour évoquer, à nouveau, le départ de l’être aimé : ‘Satanée pleine lune rousse triangle des Bermudes/ J’fais rimer latitude solitude et incertitude (…)/J’fais un vœu, le feu d’un duel au soleil/ Je rêve d’un duel avec toi‘. Il est encore question du caractère néfaste de la lune dans la superbe Le premier jour du reste de ta vie et c’est à Shakespeare que l’on pense dans l’appréhension par Daho de cet astre versatile: « Pourquoi vouloir toujours plus beau, plus loin, plus haut?/ et vouloir décrocher la lune quand on a les étoiles? ». Cette même lune introduit Épaule Tatoo en y décrivant un personnage complètement étourdi de souffrance : « Be bop pieds nus sous la lune/ sans foi ni toit ni fortune/ je passe mon temps à faire n’import’quoi« .

Mais au-delà des planètes, ce sont de constantes références aux quatre éléments que l’on relève dans quasi toutes ses chansons. L’étonnante ‘Un homme à la mer’ et son riff d’intro magistral les regroupe d’ailleurs en une seule chanson: terre, mer, feu et ciel. ‘C’était bien là le fameux paradis/ y mettre un pied marin et se sentir saisi/ par ton regard chaud (…) entre désir en rade et désert blanc/ je pense à toi la moitié du temps à ton regard clair, ton regard clair/ aveugle et plein de toi vers la lumière/ quand le soleil incendie la mer

Chacun leur tour, ces thèmes sont repris incessamment, comme des leitmotiv. Light-motif du feu qu’on retrouve dans ‘le Brasier’ la bien-nommée: ‘que vive la flamme/ que vive la flamme/ pour à nouveau prendre feu et brûler jusqu’au bout‘. Même écho dans ‘Retour à toi’: ‘et que monte très haut la flamme des bougies‘, mais aussi dans ‘Duel au soleil’ dont on a parlé plus haut. Puis ‘Quel est ce rayon éblouissant?‘ dans ‘Soudain’ que l’on a aussi déjà évoquée.

Enfin et la liste est non exhaustive ‘Du lever du soleil brûler jusqu’au matin crème‘ dans ‘Des attractions désastre’ est assez explicite de l’enclin qu’a Daho à exposer ses ailes.

Je suis ailleurs mais où est-ce d’ailleurs? On me trouve parfois là-haut sous les toits. Il est en l’air un monde un peu meilleur

C’est ainsi que, comme on l’évoquait en introduction, et bien plus que tous les autres éléments, on se rend compte de façon stupéfiante que c’est bel et bien l’air qui inspire Etienne Daho. Cet air qu’il recherche à tout prix dans toutes ses chansons, cette ascension à laquelle il aspire, cette pesanteur contre laquelle il lutte, cette douleur qu’il expire sans cesse. Qu’il expie.

0094634558754_600Souvenez-vous de cette pochette d’album « Singles ». Un avion. Il n’est pas de hasards.

Quand Daho chante Saudade (« en ce mois de fous messages/ j’ai un rendez-vous dans l’air (…)Où mène ce tourbillon/ Cette valse d’avions/ Aller au bout de toi et de moi/ Vaincre la peur du vide/ Les ruptures d’équilibre), il est le funambule de l’amour. Toujours dans les airs. Sans attaches comme dans Sur la terre comme au ciel qui figure sur l’album « L’invitation » où il écrit :  « Et je suis libre comme l’air/ Oui, je suis libre comme l’air (…) / Je n’ai plus de liens, plus d’attache ». Sans attaches et pointant vers autre part, quelque part où ‘c’est sûr il y a autre chose / over all the rainbows« .

Etienne Daho est à l’image de cette description si poétique que fait Maxence Fermine dans son roman Neige : « Il y a deux sortes de gens. Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent. Et il y a ceux qui ne font jamais rien d’autre que se tenir en équilibre sur l’arête de la vie. Il y a les acteurs. Et il y a les funambules« .

Les 33 tours d’E.D sont depuis toujours dans mon sillon. Comme un fil conducteur, une eternal soundtrack of a spotful mind. Et si j’ai rampé tout en bas, j’ai surfé aussi tout Daho. Sur mes cimes ondulantes musicales, mon « Manège (éternel) à moi », c’est toi.


[1] Le satori désigne une expérience qui se prolonge, à l’instar d’un bébé qui apprend à marcher – après beaucoup d’efforts il se tient debout, trouve son équilibre et fait quelques pas puis tombe (kensh). Après un effort prolongé l’enfant se rendra compte un jour qu’il peut marcher tout le temps (satori)

[2] Rêver un impossible rêve/ Porter le chagrin des départs/ Brûler d’une impossible fièvre/ Partir où personne ne part/ Aimer jusqu’à la déchirure/ Aimer, même trop, même mal/ Tenter, sans force et sans armure/ D’atteindre l’inaccessible étoile/ Telle est ma quête/ Suivre l’étoile. (J.Brel, La Quête, 1968).

[3] On ne badine pas avec l’amour (Musset, 1834).

[4] ce qui fait écho au ‘parmi ces milliers de passants sans rêves, qui ne savent pas être heureux’ de ‘Soudain’, citée plus haut.

[5] C’est l’attrait du danger/ Qui me mène à ce lieu/ C’est d’instinct / Qu’tu me cherches et approches/ Je sens que c’est toi (Saudade – Paris, Ailleurs).

[6] J’me sens comme un homme à la mer / Mon coeur de pierre n’a vu qu’la moitié de la mer / Comme un homme à la mer / Qui s’est déjà noyé me comprenne (Un homme à la mer – Paris, Ailleurs

[7] Des attractions désastre – Paris, Ailleurs 1992

12 commentaires

  1. Dommage que tu n’ai pas parlé de l’album live « Sortir ce soir », le meilleur de ses disques à mon avis, celui à conseiller à ceux qui l’aime de loin sans savoir lesquel acheter. Il a une voix incroyable dessus, la prod et les arrangements sont fantastique.

  2. Je viens par hasard de tomber sur le clip de « soudain » (noir et blanc). A l’époque, je ne m’étais pas posé la question, mais j’ai du mal à saisir la relation entre ce film style film soviétique à la gloire des athlètes (faucille et marteau) et les paroles de la chanson.

  3. Bonjour et merci pour ce remarquable article! Pourriez-vous m’éclairer ! Quel est le sens de l’idéogramme dans « Ouverture » – Merci

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