© Ernst Hildebrand

Intitulée Fantasmes et Enfers, l’exposition consacrée à l’artiste Ernst Hildebrand qui se tient actuellement à la galerie Au bonheur du Jour à Paris entraîne dans un univers érotique singulier où de jeunes hommes androgynes, voire transgenres, sont livrés à la concupiscence d’archétypes masculins.

C’est sous une pluie fine qu’on arpente le quartier de l’Opéra, direction la rue Chabanais. Une adresse qui résonne comme un haut lieu du Paris canaille d’antan. La voie a longtemps abrité au n°12 Le Chabanais, une des maisons closes les plus luxueuses de la capitale, tandis qu’au n°4 se trouve toujours La Champmeslé, un des plus anciens bars lesbiens de Paris. Mais c’est au n°1 qu’on a rendez-vous. Derrière la vitrine, d’épais rideaux dissimulent au regard des curieux des trésors interdits. Une petite sonnette rétro invite le visiteur à s’annoncer, comme si on pénétrait dans un lieu défendu. La porte s’ouvre sur une femme vêtue avec élégance, jupe sombre et cardigan auquel est épinglée une fleur en tissu fuchsia. Une odeur de santal embaume une pièce aux murs couverts de dessins et de tableaux. Le temps semble s’être arrêté dans ce lieu digne d’un roman de Modiano. Nous voici prêts à découvrir la nouvelle exposition que Nicole Canet, maîtresse des lieux, consacre à l’artiste allemand Ernst Hildebrand (1906-1991).

D’Ernst Hildebrand, on sait peu de choses. Il est né à Bütow sur les terres les plus orientales de l’empire Allemand, aujourd’hui située sur le territoire polonais. Il a étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, où il a ouvert son atelier en 1927 et produit des toiles d’inspiration mythologique et historique. L’artiste a épousé une Suédoise et c’est finalement dans ce pays qu’il s’est installé avec femme et enfants en 1946, poursuivant son activité comme peintre-décorateur. Il s’est éteint en 1991, à l’âge de 85 ans, à Karlsborg, petite bourgade du centre de la Suède. Jusqu’ici, rien à signaler dans cette vie d’artiste apparemment sans histoire. Pourtant, Hildebrand cache un secret. Durant des décennies, dans la solitude de son atelier, il a donné vie grâce à l’encre et au pinceau à ses fantasmes les moins avouables.  

© Ernst Hildebrand

Berlin années 20

Avec l’avènement de la République de Weimar en 1919, la capitale allemande devient un lieu d’effervescence artistique et de liberté sexuelle sans équivalent en Europe. C’est ce Berlin interlope qui inspire a posteriori à Hildebrand ses dessins de gitons androgynes en tractation avec le client. Avec un don pour le détail qui ne laisse aucune équivoque, Hildebrand saisit le moment qui précède l’acte tarifé, instant durant lequel un semblant de séduction se joue. Si la liberté sexuelle est grande, l’article 175 du Code pénal condamne encore les hommes s’adonnant entre eux à des actes « contre-nature ».

Le docteur Magnus Hirschfeld – qui a ouvert en 1919 à Berlin un institut de sexologie dont les archives et collections exceptionnelles disparaitront bientôt dans un autodafé organisé par les nazis – Hirschfeld, donc, s’est engagé pour obtenir l’abrogation du paragraphe 175 et la dépénalisation de l’homosexualité. C’est ce combat qu’Hildebrand met en avant dans un dessin poignant qui représente un jeune homme pieds et poings liés, entouré d’un prêtre, d’un juge et de représentants du peuple, tous hostiles et menaçants. Au-dessus de la scène, on peut lire le nombre « 175 ».

Totem et tabou

Dans de subtils dessins à l’encre et au lavis, Hildebrand exprime ses désirs et ses fantasmes homosexuels. À côté des dessins figurant le monde de la prostitution des années 1930 et 1940, il développe un imaginaire homoérotique teinté de mythologie et d’Antiquité. Ses personnages archétypaux de satyres cornus, de vieillards aux sourcils broussailleux et à la barbe blanche et de figures négroïdes évoquent un monde primitif fantasmé. Ces mâles dominants sont représentés au milieu d’éphèbes aux traits parfois féminins. Dans des palais antiques à colonnades, les protagonistes sont croqués dans des orgies dionysiaques où des rapports de soumission-domination se jouent.

© Ernst Hildebrand

 

Certains des dessins d’Hildebrand proposent une incursion dans un orient de carte postale, à travers un voyage qui nous entraîne du Maghreb colonial à l’Égypte des pharaons. Mais là encore, c’est toujours un jeune et beau garçon fragile aux traits féminins qui est représenté. Il est soumis à la volonté et au désir d’un ou de plusieurs mâles. Le thème de la religion est omniprésent et l’on ne compte plus les personnages qui empruntent leurs traits à Abraham, David et Saül, sans oublier bien sûr l’extatique Saint-Sébastien. Le châtiment et la punition sont évoqués par des objets comme le martinet, les chaînes ou les pinces, disposés à proximité de la scène d’amour. Les jeunes hommes après s’être vus infliger le désir de mâles en rut semblent devoir à présent subir la sentence divine.

Un précurseur du transgenre

Frisant la caricature, les proportions des sexes sont amplifiées, dans un jeu de déformation qui exprime une virilité triomphante.  Les pénis monumentaux célèbrent le phallus-roi.  De ces sexes proéminents jaillissent des quantités tout aussi impressionnantes de sperme, dont Priape lui-même n’aurait pas eu à rougir. Avec beaucoup de délicatesse, Hildebrand aborde le sujet plus marginal et inédit du transgenre. Rappelons que c’est pendant l’entre-deux-guerres que Magnus Hirschfeld a forgé le terme de transsexualité, collaborant même avec la police de Berlin pour créer un « laissez-passer de travesti » pour les personnes désirant porter des vêtements associés à un autre genre que celui qui leur a été attribué à leur naissance.

© Ernst Hildebrand

 

C’est cette identité mouvante qu’Hildebrand représente lorsqu’il dessine de jeunes hommes à la poitrine naissante ou plus directement des femmes avec des pénis. Il façonne une nouvelle perception du genre qui se joue des attributs du masculin et du féminin en redéfinissant les contours du corps. Plusieurs de ses dessins sont d’ailleurs signés Hilde Brand – prénom féminin germanique associé au mot brand – feu en allemand, confirmant cette confusion dans le genre.

© Ernst Hildebrand

 

Des œuvres sauvées de la destruction

Les dessins d’Hildebrand sont énigmatiques et recèlent un sens caché. Leur pouvoir narratif et fictionnel laisse au spectateur le soin de raconter l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Comme cette toile représentant une femme – ou plus vraisemblablement un homme sans pénis – caressant un cheval ; une observation plus attentive laisse penser qu’il pourrait s’agir d’une scène post-coïtale, le sexe dressé de l’animal étant caché par un drap et une étrange traînée blanche indiquant peut-être les traces effacées de la semence de l’équidé.

On raconte qu’après la mort de l’artiste, en 1991, la famille aurait détruit une grande partie de ses dessins licencieux. Déjà, pourtant, des collectionneurs avisés – parmi lesquels le réalisateur de films X gay Jean-Daniel Cadinot – avait rassemblé les œuvres données ou vendues par Hildebrand de son vivant. La nature clandestine de ces dessins sauvés de la destruction ajoute encore au caractère précieux de ce nouvel accrochage.

Fantasmes et Enfers – Ernst Hildebrand, Galerie Au bonheur du Jour, 1, rue Chabannais – 75002 Paris. Du 19 octobre au 17 décembre 2022. https://www.aubonheurdujour.net

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