Comment être pertinent pour évaluer la qualité de l'album du grand espoir de la techno britannique quand les DJ se mettent à mourir comme des vieilles rock stars et que les dates de parution des derniers monuments de la musique électronique se comptent sur les doigts des quatre mains ? C'est la question qui se pose en écoutant "Song for Alpha", dernier album de Daniel Avery, le jour où l'on pleure la mort d'Avicii et où l'on célèbre les vingt ans de "Mezzanine" de Massive Attack et de "Music Has the Right the Children" de Boards of Canada.

Rares sont les DJ qui ont réussi leurs albums solos : la plupart s’y sont cassé les dents, hormis quelques artistes d’exception comme Moodyman et Carl Craig. L’écueil principal porte sur le fait que la techno et le format album se marient difficilement : les changements brutaux d’atmosphère entre des pistes destinées au dancefloor ne reposent guère l’oreille et sont peu propices à la réflexion. Laurent Garnier – auteur du remarqué « Unreasonable Behaviour » – ne s’y était pas trompé quand on lui avait fait la remarque : « C’est comme si on me demandait de bouffer du poulet pendant une semaine. Il y a un moment où j’aurais envie de manger des crevettes. Les albums techno sont des doubles maxi dancefloor, ça n’a strictement aucun intérêt. » La conception d’albums studio est un passage obligé pour les DJ qui veulent ne pas être considérés comme de simples ambianceurs dévoués à l’hédonisme de danseurs défoncés et souhaitent laisser une trace artistique plus profonde, pour la postérité.

Autre écueil : certains DJ prennent la tangente et composent une musique a priori éloignée de ce qu’ils diffusent habituellement sur le dancefloor : ambient, jazz, hip hop, polka moldave. Le résultat est souvent aussi chiant que la discographie complète de Sun Kil Moon ou qu’un album récent de Nick Cave et j’y vois là aussi une tentative de montrer à la face du monde qu’on aime et qu’on écoute de la musique bien plus sérieuse que des beats martiaux et synthétiques. Dernier crash récent : les Italiens de Tale of Us. Je ne citerai même pas le titre de leur album tellement il est mauvais alors que ce sont pourtant d’excellents DJ : se référer à leur double mix « Renaissance » sur lequel on trouve d’ailleurs Water Jump de … Daniel Avery bien sûr. On sent une volonté de faire de la « musique savante » et c’est bien la démarche la plus vaine qui soit : si j’étais dictateur, j’exigerais qu’on tranche les mains des coupables et qu’on les force à écouter du rock français.

Le premier album studio d’Avery – intitulé « Drone Logic » et paru il y a cinq ans – était une bonne surprise mais n’échappait pas à ce constat : des compositions fameuses prises séparément mais sans lien solide entre elles. En l’absence de fil conducteur, l’attention faiblit. Avery a par la suite commercialisé des DJ mix, notamment un « DJ Kicks » d’anthologie. J’avais écrit tout le bien que j’en pensais ici : des beats martiaux et une ambiance noire et industrielle, bande son parfaite de Stalker, chef-d’œuvre post apocalyptique de Tarkovski.

Grâce à ce mix, Avery confirmait en 2016 qu’il faisait partie des grands DJ. Il cultive une forme de discrétion avec son non-look, là où les plus grandes stars actuelles se mettent en avant, au détriment de la musique bien sûr : Avicii (avant son retrait scénique puis sa mort), Nina Kravitz ou Richie Hawtin dont l’évolution ne cesse de m’étonner ou de me consterner, selon les jours. Kravitz serait-elle aussi célèbre si elle avait le physique de The Black Madonna ? Je n’en suis pas sûr. L’anonymat qui prévalait dans la techno a laissé la place au vedettariat chez les artistes qui cachetonnent à Ibiza. Ce n’est pas devenu la norme, mais ce phénomène a modifié la perception que l’on peut avoir du mouvement, si tant est que ce terme de « mouvement » ne soit pas devenu complètement obsolète pour désigner le sujet qui nous occupe, en partie pour la raison évoquée précédemment. Le corps du DJ s’effaçait au profit du public qui était l’acteur de la pièce de théâtre qui se jouait pendant le mix, le lieu étant le dancefloor. La mise en avant du DJ induit une inversion de ces valeurs initiales.

J’ai eu la chance de voir Avery mixer il y a un an dans le cadre des Nuits Sonores lyonnaises : le résultat était impeccable. Plusieurs artistes qu’on pourrait qualifier de sobres s’étaient succédé aux platines – The Field, Jon Hopkins et Avery donc – et le décor austère et industriel de la Sucrière était le cadre parfait pour un tel show. On peut savoir gré à ces DJ de parvenir à renouveler l’intérêt qu’on peut porter à ce type de performance pourtant très codifiée depuis 25 ans : une estrade, deux platines, des projecteurs et un public en mouvement. La simplicité et l’efficacité du dispositif m’avait fait très forte impression.

Autant dire que j’avais accueilli la réception de « Song for Alpha » avec circonspection, craignant de lâcher Avery alors que j’en pensais jusque-là le plus grand bien. Tuons le suspense sans attendre (mais lisez quand même cette critique jusqu’au bout, que je ne me sois pas emmerdé pour rien) : le nouvel album de Daniel Avery est une réussite. Un disque hors-du-temps qui aurait pu tout aussi bien paraître il y a dix ou vingt ans : la technologie n’évolue plus guère et la structure des compositions ambient techno est presque figée.

Dès Stereo L qui est le deuxième titre de l’album,l’auditeur attentif établira immédiatement le parallèle avec la pierre angulaire de l’ambient techno qu’est « Selected Ambient Works 85-92 », œuvre d’Aphex Twin. Avery a 31 ans et était donc bébé quand Richard D. James – jeune adolescent – inventait la plus belle des musiques sur laquelle le temps n’a pas eu de prise. L’album fondateur d’Aphex Twin est toujours aussi réconfortant, des dizaines d’écoutes plus tard, tout comme les paysages immaculés qui s’offrent à l’auditeur. Le résultat est stupéfiant de beauté et de maturité : les compositions sont atmosphériques, éthérées et touchent au sublime. Les quelques rares samples sont discrets (il y a des sons extraits de Robocop notamment) et si ce disque était une bédé, ça serait sans nul doute Tintin au Tibet pour sa pureté. Si c’était une photographie, ça serait la mer captée dans l’objectif du photographe Patrick Messina. J’aime beaucoup les autres productions de James mais celle-ci est à part, elle est l’un des plus beaux disques jamais enregistrés. C’est étrange : l’influence d’Aphex Twin sur Avery est prégnante mais cela n’empêche pas « Song for Alpha » d’avoir une identité propre et de dévoiler des faces plus sombres.

Avery est malin : il est parvenu à dissocier ses activités de DJ et de compositeur, même si j’imagine très bien que certains morceaux de son dernier album se retrouveront dans ses mix futurs : Sensation, Diminuendo, Quick Eternity, plages efficaces et cérébrales aux kick subtils. « Song for Alpha » parvient à relier ces fragments les uns aux autres, invente de nouvelles formes qui forment un tout extrêmement cohérent. Les compositions ne sont pas surchargées et respirent. C’est tout un art d’insérer de l’espace dans la musique pour la laisser respirer, c’est ce qui rend les œuvres de Robert Wyatt, Miles Davis et Can – pour ne citer qu’eux – si attachantes et précieuses.

Days From Now paraît être un inédit de « Music Has the Right to Children », vingt ans pile plus tard et fait renaître des souvenirs de l’enfance quand Embers sonne comme une chute de studio de « Loveless », l’une des marotttes d’Avery qui fait du Kevin Shields encore mieux que Kevin Shields.

Il est trop tôt pour dire si « Song for Alpha » restera dans les annales comme étant le chef-d’œuvre techno qui a relancé le genre en 2018. Quoique je m’avancerais bien à le dire étant donné que le monde occidental aura oublié l’existence de cet article dans quelques jours… Si je suis sûr d’une chose, c’est que cet album va m’accompagner un moment, puisque je lui trouve de nouveaux attraits à chaque nouvelle écoute. J’irai voir Daniel Avery mixer de nouveau à la Sucrière le 10 mai prochain et vous donne rendez-vous au bar à droite de la scène à 19h pétantes : vous pourrez alors toucher ma barbe fleurie et nous deviserons ensemble du futur de la musique électronique. Sobrement s’entend, pour ne pas finir comme ce pauvre Avicii.

3 commentaires

  1. « Il est trop tôt pour dire si « Song for Alpha » restera dans les annales comme étant le chef-d’œuvre techno qui a relancé le genre en 2018. »
    Ah ah ah comme si la techno avait attendu les prévisions de ce petit inculte (Carl Craig est producteur à la base, il s’est mis au deejaying bien plus tard) pour faire son grand retour il y a cinq ans.

Répondre à plastic bertrand Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages