Dans le monde élitiste du black metal, Këkht Aräkh est un oiseau rare. Sa musique transgresse les codes classiques et apporte un vent de fraîcheur dans ce monde froid et sépulcral dont il redessine les contours. Après une première signature chez le label finlandais Livor Mortis, ses deux albums « Night & Love » (2019) et « Pale Swordsman » (2021) sont réédités ce 2 décembre chez Sacred Bones.

Une épée et une rose dans les mains d’un chevalier drapé de noir. Sa moue est mélancolique et désabusée, perdue sous une épaisse couche de corpse paint. Ses yeux ne sont plus que des cavités sombres et ses lèvres noires figées dans le marbre de sa peau, comme si le dernier sourire du monde s’était à jamais évanoui. L’image est violente autant que romantique : une dualité profonde qui infuse toute l’œuvre de Këkht Aräkh, projet solitaire d’un jeune Ukrainien tirant son pseudonyme Crying Orc d’un morceau du premier album de Burzum.

Comme pour Le Caravage, le clair-obscur est la clé de voûte de toute la musique de Këkht Aräkh. Elle est résolument black metal, par son intensité, son dévouement extrême, son approche viscérale et à fleur de peau, comme la complainte lointaine d’un écorché vif romantique. Musicalement, son black s’inscrit dans une forme de classicisme et tient parfois de l’hommage : majoritairement à la deuxième vague de black metal, la norvégienne, la plus sulfureuse et la plus puriste, qui défraya la chronique dans les années 90 entre incendies d’églises, suicides et assassinats.

On retrouve aussi les sonorités du « Transilvanian Hunger » de Darkthrone (que le chevalier cite comme influence majeure), aux Français des Légions Noires, Mütiilation en tête ; et évidemment Burzum, puisque l’artiste découvrit le genre avec Dunkelheit à l’âge de quatorze ans. Une voie royale pour paver la route du jeune Ukrainien, qui empruntera au meurtrier Varg Vikernes ce goût appuyé pour l’ambient, dont les nappes sombres et brumeuses teinteront de gris les paysages où le chevalier mélancolique hurlera son errance (ou son mutisme, comme sur Love). La production abrasive typique du genre est là, sublimant les hurlements et catalysant les riffs sinistres. Le décor est planté, Këkht Aräkh est un bon élève de la très confidentielle académie du black et s’y épanouit comme une rose bardée d’épines dans le jardin de Dorian Gray.

Mais le chevalier mélancolique n’est pas prisonnier de ce carcan. Dans cette forme aussi sombre que sacrée du metal, souvent caractérisée par son élitisme et son purisme codifié à outrance, Këkht Aräkh joue avec les lignes. Ses longs interludes et détours par l’acoustique (parfois des morceaux entiers) rendent sa musique plus humaine, plus sensible, plus unique, comme sur Amor (aux échos de Rodion G.A.) ou Night Descends. La violence s’estompe quelques minutes, laissant planer dans la brume quelques notes de piano ou de guitare acoustique. Même la voix noire vient à s’apaiser, parfois seulement parlée (Night) ou devenue caresse sur Swordsman.

Et si les influences du black classique sont indéniablement présentes, d’autres s’invitent volontiers dans la composition pendant que l’artiste cite volontiers le « Raw Power » des Stooges. Le personnage du chevalier est lui-même autant inspiré du Ziggy Stardust de Bowie que de la figure romantique du vampire, qui guidèrent le choix de Këkht Aräkh de construire « Pale Swordsman » en album-concept développé autour de cette figure triste et mélancolique, oscillant entre violence et fragilité comme un Cyrano dégénéré. Les textes traitent d’amour, de solitude, du sentiment d’impuissance face au monde, de l’impossibilité de trouver joie et paix en ses sentiers, de la nécessité de le quitter pour y parvenir. Un catalogue de goûts et dégoûts, comme un nouvel À Rebours dont Huysmans aurait troqué la plume pour les cris.

Ainsi, en s’emparant de ces sujets profondément personnels, intimes et sensibles, l’homme derrière la peinture a en fait une approche tout à fait éloignée de ceux dont il s’inspire : lui n’aspire qu’à créer une musique fédératrice, intelligible à chacun, qui saura faire résonner chacune des fibres de l’âme en recherchant une certaine forme de pureté absolue. Un comble pour un genre aussi fermé que le black metal, pourtant le choix prend tout son sens. Le genre est une arme de choix, lui-même figé dans la dualité : extrême et entier, céleste et chtonien par excellence, catalyseur d’une puissance unique et d’une souffrance profonde qui font sa force et sa vulnérabilité.

En un dernier pied-de-nez aux codes stricts et à l’héritage de ses prédécesseurs, Këkht Aräkh chante même une touche de sacré sur Swordsman : « For you I rid myself of evil », s’inspirant de l’idée d’absolution et de la religion chrétienne plutôt que la rejetant, embrassant ainsi une approche résolument tournée vers la lumière, à mille lieues de celle des Norvégiens brûleurs d’église. Une dernière ambivalence, lourde de symboles, pour celui dont même le nom l’illustre : Këkht, pour le dieu irlandais de la guérison, Aräkh, pour celui, cambodgien, du poison.

Këkht Aräkh // Pale Swordsman et  Night & Love // Sacred Bones, réédition le 2 décembre
https://kekhtarakh.bandcamp.com/music

3 commentaires

Répondre à poor Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages