Un licenciement à l’approche de Noël, ça passe rarement inaperçu. Encore plus quand c’est celui de l’équipe entière de Tracks, l’émission culte d’Arte qui s’intéresse au monde de l’incongru, du bizarre, des cultures avant-gardistes et alternatives depuis déjà 25 ans. Retour sur l’affaire et sur l’interview « Tracks by Tracks », réalisée pour Gonzaï en 2017, quand les deux rédacteurs en chef revenaient sur cette épopée du cathodique.  

Les adieux sont forcés et amers : David Combe, l’un des deux rédacteurs en chef avec Jean-Marc Barbieux, évoque dans les médias un simple mail sans « aucune justification ». Les deux rédacteurs en chef ont été « remerciés » et mis à la porte par la chaîne, comme tout le reste de l’équipe de Program33 chargée de produire l’émission pour Arte. Devant l’incompréhension générale et la montée de la polémique, la chaîne se justifie, adresse de chaleureux remerciements à l’équipe qui « tire sa révérence » (ce qui semble être un bel euphémisme). Mais un communiqué annonce un retour imminent de l’émission, en un « nouveau concept numérique enrichi, plus en adéquation avec les usages du public ». Et rien à voir, donc, pour ledit public qui semble plutôt fustiger l’initiative et prendre la défense de celles et ceux qui passeront Noël au chômage et dans l’incompréhension. Comme le dit David Combe, « j’imagine qu’ils ont leurs raisons mais jusqu’ici, ils les gardent jalousement ».

 

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Bref, après vingt-cinq ans de reportages loufoques et d’interviews mémorables (comme cette rencontre avec Motörhead à revoir ci-dessous) qui auront sans doute suscité moult vocations, Tracks, c’est fini. Pour rendre hommage à l’émission, retour sur cette interview « Tracks by Tracks » des deux rédacteurs en chef, anciennement parue dans le magazine n°20, et où David Combe et Jean-Marc Barbieux, autoproclamés idiots du village, revenaient sur la genèse d’un programme vraiment pas comme les autres. RIP la télé.

Les débuts

 

Jean-Marc : Là c’est nous en 2002. Mais il faut savoir que l’histoire de Tracks a débuté avant nous. Arte avait fait un appel d’offres pour une émission musicale de vingt-six minutes et Program33 a été retenu pour piloter cette émission, qui s’est rapidement étalée sur quarante minutes avec une ouverture sur diverses cultures.

« Contrairement à Arte, qui a souvent eu une image classique et conventionnelle, Tracks a toujours voulu proposer quelque chose de plus transgressif ».

David : Cette transformation, on la doit à Paul Rambali, qui était l’ancien rédacteur en chef de The Face, LE canard anglais branché des années 1980, celui qui servait de référence pour tous ceux qui voulaient parler de tendance et de mode, dans le sens où il avait réussi à amener des sujets culturels vers des questions plus sociétales. Et ça, ce côté transgressif, sans barrière entre les cultures, il l’a amené chez Tracks en 1998, quelques mois seulement après la création de l’émission.

Jean-Marc : Avec David, quand on arrive fin 1998, on participe donc avec Paul à cette mutation de Tracks vers un regard nettement plus transdisciplinaire. Et on a conservé cette philosophie lorsqu’il a quitté l’équipe pour créer sa chaîne web au croisement des années 1990 et 2000.

David : Contrairement à Arte, qui a souvent eu une image classique et conventionnelle, Tracks a toujours voulu proposer quelque chose de plus transgressif. Dans le premier numéro, par exemple, il y avait une vidéo sur Madonna, pour faire plaisir à la chaîne qui voulait un peu de people, mais il y avait aussi un reportage sur tout un tas de groupes de rock alternatif sans aucune notoriété qui se moquaient du rock et chantaient des textes un peu bébêtes. Dès le début, il y avait donc une volonté d’aller chercher des personnages populaires et d’autres moins connus. Sans pour autant chercher à coller à cette image d’émission underground qui nous colle à la peau.

« On a eu parfois affaire à des freelances qui partaient en reportage et gobaient des cachets d’ecstasy avec les artistes, avant de nous envoyer une vidéo absolument inexploitable. ».

Jean-Marc : À Tracks, on a réussi à créer une vie de bureau qui nous correspond et qui est totalement à l’opposé de ce que l’on avait connu auparavant. Personnellement, j’avais fait pas mal de télé avant de débarquer ici. J’avais travaillé pour Dechavanne, Delarue et toutes ces ordures de l’époque qui exploitaient leurs freelances pour en retirer la gloire et s’acheter leurs rails de coke. Ça m’avait dégoûté, j’ai failli arrêter la télé à cause de ça. L’idée, c’était donc de ne pas reproduire le même schéma en arrivant à Tracks. Aussi avec David on a décidé de faire absolument tout ce que l’on voulait en se marrant. Après tout, c’est quand même l’intérêt de ce métier : expérimenter des choses que des tas de gens mettront des années à pouvoir faire.

L’ambiance au bureau

David : On était soumis à une pression de travail assez violente chez TF1, et on ne voulait pas de ça chez Tracks. Du coup, le mot d’ordre a toujours été de s’amuser. Mais intelligemment. Ce qui n’a pas toujours été le cas : on a eu parfois affaire à des freelances qui partaient en reportage et gobaient des cachets d’ecstasy avec les artistes, avant de nous envoyer une vidéo absolument inexploitable. Ça, c’est complètement con parce que tu te décrédibilises d’emblée, là où un mec plus malin prendrait juste la dose qu’il faut, ou n’en prendrait qu’après le reportage.

Jean-Marc : Paul Rambali disait un truc assez vrai : « Si tu ne te marres pas, ça va se voir. » Et ça, on l’a gardé dans un coin de notre tête. Après tout, il y a suffisamment de pression dans la vie de tous les jours sans avoir à en rajouter une couche au travail, d’autant que la peur et la pression peuvent nuire aux bonnes idées. Voilà pourquoi on explique à tous les journalistes de l’équipe de se comporter au travail et en interview de la même façon que dans leur vie quotidienne. Quitte à ce qu’il y ait des accidents par moments, ce que l’on aime beaucoup d’ailleurs. On est même persuadé qu’on en apprend plus sur quelqu’un dans ses hésitations ou ses non-dits que dans ses phrases toutes propres.

David : Et puis la vie de la rédaction est rythmée par ce que l’on appelle la conformation de l’émission, ce que les journaux nomment le bouclage. Comme on produit à Paris trois émissions sur cinq, soit une petite trentaine par an, on tente d’organiser nos semaines en bouclant d’abord, avant de passer pas mal de temps sur le mixage. Entre ça, le tournage, le suivi des sujets et l’écriture, les journées sont quand même bien remplies. Donc on n’a pas le temps de s’emmerder, surtout qu’on suit tous les reportages du début à la fin, ce qui correspond à plus de 5 000 sujets aujourd’hui.

« Ce qui est marrant, c’est que 60-70% de l’audience de Tracks habite en province, donc le truc du bobo hipster ne nous correspond pas du tout. »

David : Quand on fait des émissions spéciales, il y a toujours une raison, un sous-titre. Là, pour les dix ans, on cherchait à ne pas se prendre au sérieux et à ne pas trop rentrer dans la normalité avec quelque chose de nombriliste. On a donc pris le contrepied, comme on peut le faire pour nos reportages, en faisant comme si on avait dix ans d’âge mental.

Le Gérard de l’émission hipster

 

David : Là, c’était en 2012. On avait obtenu le « Gérard de l’émission parisianiste pour hipster à moustache Technikart bobo girl néovintage Les Inrocks ». Une récompense que l’on a décidé d’afficher dans nos bureaux, alors que le 7 d’or qu’on a gagné a été conservé par notre patron… Pour tout dire, on est même allé le chercher ce Gérard, face à des organisateurs visiblement étonnés de nous voir débarquer pour recevoir ce prix. En discutant avec eux, on s’est rendu compte qu’ils étaient de grands fans de Tracks et qu’ils ne pensaient pas du tout ce qui était écrit sur le trophée.

Jean-Marc : Ce qui est marrant, c’est que 60-70% de l’audience de Tracks habite en province, donc le truc du bobo hipster ne nous correspond pas du tout. Le vrai hipster parisien, à une heure du matin, un samedi, il n’est pas devant sa télé, il traîne sur le bord du Canal Saint-Martin. Nous, on s’adresse à ceux qui sont cloîtrés chez eux, à tous ces mecs à dreadlocks qui s’emmerdent à Quimper parce qu’ils n’ont pas de bistrot pour sortir avec leurs potes. Eux, ils sont vachement contents qu’on leur raconte des histoires aussi décalées.

David : Comme disait Chirac : « Être dans le vent, c’est avoir le destin d’une feuille morte. » Et cette sentence s’applique plutôt bien à toutes ces émissions qui ont tenté depuis une dizaine d’années de concurrencer Tracks. Nous, on ne s’est jamais basé sur le produit ou l’actu d’un artiste. On parle probablement de mecs qui ne vendent rien et ne vendront jamais rien, mais c’est cela qui est intéressant.

 Jean-Marc : En 1999, par exemple, on avait traité du wifi dans un de nos premiers sujets. Pour ça, on avait rencontré une bande de mecs à Brest qui prenaient des rouleaux de Sopalin dans lesquels ils mettaient du papier alu ; puis ils montaient sur les toits pour choper les ondes qui venaient d’Angleterre. Les mecs disaient que c’était l’avenir, que ce système nous permettrait de communiquer tous ensemble et que les ondes finiraient par être complètement libres… Tout ça pour dire que ce qui est underground un jour peut finir par devenir hyper populaire.

Chrystelle André, la voix de Tracks

David : Ça, c’est Chrystelle André. Elle refuse de montrer son visage, mais c’est clairement l’identité sonore de Tracks. C’est même plus qu’une simple voix puisqu’elle est arrivée deux ans après les débuts de l’émission et qu’elle a toujours cherché à se mettre au service de ce qui lui échappe, de ce qu’elle ne comprend pas. Avec Jean-Marc, on écrit les commentaires, mais elle repasse systématiquement derrière pour se réapproprier le sujet. Donc, au-delà du timbre et du ton, très éloigné de celui des comédiens ou des journalistes, sa façon de parler reflète ce qu’elle a en tête, ce qui, finalement, lui permet d’incarner véritablement l’émission.

Jean-Marc : Tracks a une identité qui passe en grande partie par la voix de Chrystelle, qui n’est ni jeune, ni branchée, ni veille, ni prétentieuse, à la manière de ce que peut faire Arte sur d’autres émissions. Par le passé, on a parfois dû faire appel à des remplaçants, et ça a été une catastrophe à chaque fois. On tombait sur des comédiens qui, tout à coup, nous faisaient leur show. Chrystelle, elle, a quelque chose de neutre, d’attachant et d’un peu foireux même, surtout quand elle prononce des mots comme « skinhead » ou « hip-hop », qu’elle découpe vachement.

« On doit toucher l’équivalent de ce que l’on gagnait quand on était chez TF1, dans les années 1990. Autant te dire que l’on n’a pas fait beaucoup de progrès du point de vue financier… En revanche, on a moins de risques d’ulcère ! »

David : L’un des tournages les plus mémorables, selon moi, c’est notre rencontre avec Anthony Daniels, l’homme derrière C-3PO. Un de nos journalistes est mordu de Star Wars, du genre à réserver sa place au cinéma cent jours avant la sortie d’un nouvel épisode en salles. Avant cette interview, il avait appris par l’autre mec derrière R2-D2 qu’Anthony Daniels se la pétait un peu. Fatalement, quand le mec est passé à Paris dans le cadre d’une convention, notre journaliste lui a dit direct ce que R2-D2 lui a soufflé à l’oreille. Sauf que l’acteur l’a très mal pris et a coupé net l’interview, d’un air un peu hautain et précieux. Au final, l’entretien a duré à peine quarante secondes, mais notre journaliste avait la réponse à sa question. Ce qui prouve en quelque sorte qu’il ne faut pas avoir peur des accidents lorsqu’on est en tournage. Sans être à la recherche de l’imprévu, il faut parfois accepter ce qui nous échappe.

Jean-Marc : On est l’une des dernières rédactions à fonctionner à l’ancienne, avec de vraies équipes de cameramen, de cadreurs, etc. On pourrait croire que c’est en décalage avec les sujets abordés dans l’émission, mais on reste persuadé qu’il est très important de parler de personnages décalés de façon classique. On pense que ça donne de la persistance au sujet. Tu peux découvrir des mecs complètement farfelus sans être plus déboussolé que si tu regardais un épisode d’Envoyé Spécial. […] Nous, on gère une émission qui ne roule pas sur l’or, tout le monde fait des concessions et on doit toucher l’équivalent de ce que l’on gagnait quand on était chez TF1, dans les années 1990. Autant te dire que l’on n’a pas fait beaucoup de progrès du point de vue financier… En revanche, on a moins de risques d’ulcère !

« Au moment où on les rencontre, les mecs n’ont bien souvent aucune notoriété, et sont même traités comme des chiens par d’autres médias ».

Jean-Marc : Genesis P-Orridge, c’est un de nos personnages fétiches. Pour la petite histoire, un jour j’étais à New York, où il habite. Je sonne chez lui, une grosse femme blonde débarque et nous claque la porte au nez. C’était Genesis, en fait, mais il ne se souvenait plus qu’il avait rencart avec nous. Je toque à nouveau, il me dit d’attendre, hurle qu’il a rendez-vous à la banque, puis sort avec un gros pull en laine et file vers la banque sans même se retourner, ni nous attendre. On décide quand même de le suivre, on fait l’aller-retour avec lui sans qu’il ne nous adresse une seule fois la parole. Et lorsqu’on revient chez lui, après plus d’une heure de marche, le mec devient super sympa. Et là, l’ambiance se veut nettement plus folle : il nous propose de boire de la vodka avec lui, on se met à parler de l’apocalypse, il met une main au cul du cadreur, etc. En clair, on avait réussi à l’attendrir. Mais cette rencontre est très Tracks, finalement. Genesis, c’est typiquement le genre de gars dont on aime bien parler dans l’émission, parce qu’il est atypique et généreux, au même titre que le peintre Joe Coleman, avec qui on a bien picolé, ou même Angela Davis, qui semble mythique vu de France mais qui, pour l’Américain de base, celui qui a voté Trump, reste une salope de négresse qui à une époque a fait chier le gouvernement.

Les idoles, Genesis P-Orridge

 

David : Pour nous, ce sont un peu les saints d’une religion qui n’existe pas encore et à laquelle on n’a pas encore tout compris. Au moment où on les rencontre, les mecs n’ont bien souvent aucune notoriété, et sont même traités comme des chiens par d’autres médias. Sauf que l’histoire a prouvé, que ce soit avec Louis Armstrong ou d’autres, que le grand public met parfois du temps à accepter des choses innovantes. Nous, en tout cas, on croit en ces gars qui ont inventé des petits trucs culturels dont on ne sait pas ce qu’ils peuvent devenir. C’est d’ailleurs une définition qui colle plutôt bien à Tracks. Quand on a pris en charge l’émission, on nous a dit : « Profitez-en bien parce qu’il ne vous reste plus que six mois. » Dix-huit ans plus tard, on est toujours là, on est toujours à côté de la plaque avec nos artistes qui ne perceront peut-être jamais, mais on a autant de téléspectateurs que certaines émissions culturelles de France Télévision.

Propos recueillis par Maxime Delcourt en 2017 et issu du numéro 20 de Gonzaï.

11 commentaires

  1. « Ce qui est marrant, c’est que 60-70% de l’audience de Tracks habite en province, donc le truc du bobo hipster ne nous correspond pas du tout. »

    et du con il y a aussi des bobos hipsters en province ,ah mdr bande de naze

    1. Pourquoi tant de haine ? Vous n’arrivez pas à vous exprimer en dehors des réseaux ? Essayez au moins d’être constructif, je peux vous assurer que ça marche et ça fait du bien, arrêtez de croire à toutes classes politiques qui vous vendent n’importe quoi … D’ailleurs je ne sais même pas pourquoi je vous répond vu que soit vous allez m’insulter soit vous allez ignorer mon message. Ça m’apprendra a mal utiliser mon temps de cerveau…

    1. Votre dégoût pour la voix de cette dame est votre droit le plus strict, mais évitez de le crier sur tout le s tout, surtout que niveau argument c’est pas ouf.

  2. tracks le contenu c’est que de la niche de chez niche ,c’est bien d’être pluridisciplinaire ,mais parfois vous avez parlé d’artiste et de pseudos influenceur totalement insignifiant et sans talent aucun ,

  3. il n’y a pas de culture musicales pérennes chez tracks ,c’est le même mal endémique que gonzai , tout n’est que branchouille ,quand a Chrystelle André cela va bien au delà de sa voix ,c’est la diction et la prononciation et ses intonations qui me font fuir ,idem elle aussi sa diarrhée verbale c’est que de la branchouille ,

  4. Tracks qui disparait, au detriment d’une culture netflix, et du streaming. Cette émission restera culte pour plusieurs générations. L’heure de diffusion y est pour beaucoup, 1 heure du matin alors c’était le vendredi soir à 17h 18h! Puis 23h, la bonne heure.

    Culture provinciale, mais aussi une bonne culture de l’image… ça et la regrettée émission l’oeil du cyclone.

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