Christine and the Queens est de ces obscures créatures qui se nourissent des rebuts créatifs des orfèvres du mainstream pour en forcer la porte, et inventer une pop de freak qui s’insinue doucement au cœur des Hit parade. C’est là que nous nous sommes postés, autour de l’usine à tube mondial où les monstres rôdent, souriants, et évoquent leur lointain passé.

On retrouve Héloïse Letissier à quelques jours de la sortie du disque de Christine and the Queens, le bien nommé « Chaleur humaine ». Nous sommes en queue de comète du buzz qui en a précédé le lancement et la petite déflagration médiatique. La demoiselle pourtant est plutôt calme, ce qui est assez fou quand on pense à ce grand saut vers TF1 et Canal Plus, en tête du classement Itunes et déjà dans le top 10 des ventes avec presque 7000 copies écoulées dans la semaine.
Parce que, ça va très vite pour celle qui jusqu’ici se contentait d’accumuler les performances live, des ré-écritures de numéros de cabaret, durant lesquels elle aimait frôler son seuil d’incompétence et finalement éblouir par sa maîtrise et son sens du spectacle. A toujours esquiver les fourches caudines du fake ; à passer du pur show-off à la placidité d’une prof de collège. Vraiment intriguant… Pour finir, il y a eu cette très courte vidéo de Saint Claude dévoilée début mai à la façon d’un micro live rempli de fans des premières heures qui semblaient vouloir chasser de leurs yeux silencieux cet obscur objet du buzz qui envahissait leur espace vital. Saint Claude, où  l’histoire d’une nana réservée qui chope le béguin pour un freak aux cheveux verts « maquillé comme à la craie »  en train de péter les plombs dans le bus aux abords de la station Saint Claude, dans le Marais. C’est vraiment tout bête, mais c’est un énorme hit du bord de la pop qui kicke et rekicke sa mère pour remonter vers le cœur du réacteur à tubes à grand coup de RnB chelou. Un tube monstre où les héros sont des monstres. Peut être trop beau pour être vrai.

Pour être tout à fait sincère, j’ai vécu à peu près la même chose avec Lorde qui, dans un autre registre, incarne parfaitement ce genre de fille brillante et dégoûtée qui fait le tube. Super freak qui aime exhiber son acné comme pièce à conviction ; photos twitées attestant de son « vrai moi » contre la retouche Photoshoppy du Pure people. « Je suis laide, qui dit mieux » … Dans son genre, Christine n’est pas mal non plus avec son débit mitraillette et sa petite tête d’oiseau que l’on pourrait croiser en Bretagne ou du côté de Florence. Elle aussi traîne cette espèce de forte odeur métaphysique qui peut épicer des liens SoundCloud tout à fait explicites.  « Ouais ouais, je sens pas très bon »  (Kiss my crass quoi), sans rire forcé, mais plutôt dans un style enflammé, un fric frac identitaire où le travestissement redevient un aimable pétillement, façon Blake Edward (Victor et Victoria) ; une sorte de plus petit cabaret du monde qui voudrait faire le lien entre les sosies de Michael Jackson et ceux de Mylène Farmer.

Christine, by the way, n’existe pas ; c’est une amie imaginaire (mademoiselle Christine) qui sonne aussi comme ce genre de nom que l’on finit par emprunter en se mariant (Madame Queen) en guise de promesse de cette « Chaleur humaine » dont il s’agit ici. Christine ce n’est ni une référence à Greta Garbo (la reine), ni à John Carpenter (la bagnole) ; et encore moins à Siouxsie and the Banshees (qui, pourtant, dans un autre genre…). Ce serait plutôt un clin d’œil à l’enfance, monde dans lequel la création serait à la fois utopique et innocente, au delà du bien et du mal. « Je suis toujours un peu là-dedans, par exemple j’aime écrire des cartes postales de la main gauche pour retrouver mon écriture de gosse et envoyer le tout à mes parents. » La création, un peu bêtement, ce serait ce regard à la fois glacé et juvénile qui déborde sur la vie sociale, à coup de fantasmes et de superstitions, un regard suffisamment intuitif pour instaurer une communication avec un au-delà, à la façon de ce spiritisme inventé par des enfants, en l’occurrence deux petites gamines du fin fond de l’Etat de New York dans les années 40 du dix-neuvième siècle.

2Christine and the queens @ccrenel
Au delà du personnage inventé, Christine est une comique. Pas une seule fois durant l’entretien elle ne parlera « gay et lesbien » sinon pour dire « homophobe » au lieu d’homosexuelle. Sur le papier, c’est une nana qui se serait fadée un bout de Normal’sup et par la même occasion se sera sans doute attirée l’attention de son père prof de littérature anglaise. On peut citer Yeats (« Marchez doucement car vous marchez sur mes rêves ») puisque attention ; juste avant que « le vilain mari tue le prince charmant », il semble que la demoiselle Héloïse ait tout envoyé valdinguer, abandonnant les ténèbres universitaires pour revenir dans la lumière, « sans contrefaçons », pour reprendre le titre que lui jouait systématiquement son frère aîné jusqu’à ce qu’elle finisse par l’aimer (le titre).

« Si j’avais un chien, je serais tout le temps en fusion, je n’aurais plus d’amis »

Christine est donc dans sa prime jeunesse, matraquée en permanence, (musicalement parlant) puisque son frère est « comme ça », dans cette culture du martèlement, dont elle tirera plus tard un sens aigu des meilleures façons de solliciter l’attention (elle a bien lu Michel Foucault). Comme elle dit aujourd’hui à propos des tubes : « tu constates que les chansons qui marchent sont des espèces de monstres qui ont je ne sais pas combien de hooks toutes les deux minutes… tu sens qu’on fait de la musique pour des gens qui zappent toutes les trente secondes ». Dont acte. Christine a laissé tomber « Normale » pour rejoindre une école de danse, s’en faire virer, et chanter, chanter, chanter (« je peux improviser des heures »), pour finir par adorer se frotter au public « comme un pervers dans le métro ».
Christine, on va dire la monstrueuse Christine, va m’avouer assez vite qu’elle a un côté mémère à chats, même si, pour autant, elle se voit plutôt comme un chien (le visage, surtout). « Si j’avais un chien, je serais tout le temps en fusion, je n’aurais plus d’amis, alors qu’un chat recadre beaucoup plus mes relations, ça me permet de mieux digérer ma vie sociale. » On a envie de la ramener à cette scène du Dark (K)night de Christopher Nolan, durant laquelle le Joker, fardé et habillé en infirmière, explique à celui qui va devenir Double Face de quoi sont faites les racines du mal. Pas vraiment de cette perversion calme et calculatrice tournée vers le possession mais, à l’inverse, d’absence totale de désir, du fait d’être ce chien débile et joyeux qui ne pense à rien sinon à courir après la balle qu’on lui lance.

One of us

Dans le cas de Lorde comme ici avec Héloïse, que l’on peut également rattacher à un Stromae, il y a cette combinaison à la fois commerciale et ultra-marginale qui apparaît sans objectifs sérieux sinon celui de semer le trouble tous azimuts. Des numéros classiques mais toujours épatants où l’on commence par découper une femme à la scie avant de la recoller sous les yeux du public. Soit une technique de démiurge frais et ignorant qui n’hésite pas à coudre ensemble des morceaux de l’air du temps jusqu’à obtenir un effet monstre ; couture et point de suture sur de vieille Barbie-Chucky (la poupée sanglante), d’abord maquillées, puis repeintes, et ensuite découpées et recousues. « Cheveux en arrière, col boutonné haut, c’est moins pour l’allure que pour cacher l’éraflure » de ces « moitiées de femmes» (« Half ladies ») qui ne demandent qu’à être tordues et cabossées façon blitzkrieg-pop (le visage de Conchita Wurst sur le corps de Marine le Pen). Avec Christine, plus rien ne se mélange mais tout s’empile ; et si l’on fait de la reprise, c’est d’abord pour couturer, coller quelques mots de Kanye West sur une chanson de Christophe, le freak de référence, dont cette disciple se saisit frontalement avec Paradis perdus, n’hésitant pas au passage à marcher sur le cadavre encore chaud de Sebastien Tellier ( Adieu Oursinet ).

« J’aime bien les chansons un peu composites et, dans « Paradis perdus », il y a une rupture inattendue entre le couplet et le refrain qui, bizarrement, m’a poussée à enchaîner sur Kanye West. Ça me semblait coller, oui, et puis j’étais contente de les marier de force, ces deux-là. » C’est précisément ce qui fait le charme de cette  « Chaleur humaine », son petit coté à la Jean-Luc Godard (le chien + l’adieu au langage), cette inquiétante étrangeté, que l’on ne distingue pas trop au premier abord, trompés que nous sommes par le faux look de modeuse trendy dans lequel la Christine a décidé de s’exhiber. Mais l’illusion est très vite dissipée. « Tout ce que je voudrais raconter reste en pays étranger ». Here, qui clôt l’album, est aussi son titre préféré… Here : il suffit qu’elle remonte ses manches à l’emplacement des entailles que l’on aime se dessiner sur les avant-bras lorsque l’on  se sent, comment dire, « abandonnée » ? Lorsqu’il n’y a plus d’ongles à ronger, lorsque mentalement tous les ongles sont tombés… Sur ces bras là, on lit cette phrase sur laquelle repose tout l’argument du film « Freaks » de Todd Browning : « We accept you, one of us ! » tatoué sur chacun de ses bras (et inscrit en devise sur sa page facebook), le petit refrain que chantent les monstres lors du mariage du nain Hans et de la trapéziste Vénus ; le moment où, prise de boisson, la belle ne peut s’empêcher de vomir ces monstres qui imaginent – les pauvres simplets – que l’archétype du beau sexe va rejoindre leur noble communauté. La scène est terrible par ce qu’elle montre et ce qu’elle engage de violence, celle de ces freaks  qui en feront leur affaire de cette femme hideuse à l’intérieur; qui la broieront pour la recracher en une sorte de femme-œuf abasourdie d’horreur, « one of us » …

Dans ce film, le personnage préféré de Christine, c’est Cléopâtre (l’actrice naine Olga Baclanova), femme enfant, abandonnée par Hans et pourtant compatissante pour son maladroit fantasme qui lui fait croire qu’il pourrait être  normal parmi les gens normaux ( Saint Claude ). Un sens de la tragédie qui affleure sur la pochette du disque où Héloïse, habillée en garçon, se tient seule avec un bouquet de fleurs un peu passées. Comme si l’absence (de désir ?) finissait par annuler l’essence et tout particulièrement l’essence du genre, celle des chansons de Christine Hans ou des contes de Christian Hans(en) Andersen. Comme si, après avoir été un pur chien, elle serait devenue une petite sirène qui, a force de danser, se serait ré-articulée en homme : « she’s a man now and there’s nothing we can do to make her change her mind » (It qui ouvre l’album). Mais par quel prodige ? C’est fatalement la question que l’on fini par lui poser… « Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir la sensation d’avoir plus de place ; c’est ce qui définit un homme non ? Pour moi, c’était juste une manière d’annuler le genre et de me donner un peu plus d’assurance ». Comme le raconte, sans doute très doctement, la thèse paternelle sur « La trace obsédante de l’intertexte victorien dans l’écriture romanesque contemporaine », tout ou presque est cousu de fil blanc. A partir de la seconde modernité, la mort de Dieu pour suivre « l’adieu au langage », tout finit par se valoir, tout revient dans tout et on ne peut finalement rien dire sans que cela ne fasse écho à autre chose, le monde devient une surface horizontale dont on examine les aspérité à défaut des profondeurs. On en revient aux sœurs Fox, celles qui ont inventé le spiritisme, celles qui également ont tournés avec le cirque Barnum pour brièvement secouer l’imaginaire occidental avant que celui-ci ne soit emporté par la psychanalyse et la discipline freudienne.

Christine-and-the-queens
Ces créatures victoriennes disparues, il semble que toute tentative artistique perdent alors la possibilité d’établir des correspondances avec l’au-delà, finissant par devenir des opérations de transformisme un peu glapissantes. Comme le  confie  la chanteuse-danseuse-blagueuse toujours prête à faire un petit numéro de post-modernité, « il est assez drôle que Christine soit un personnage un peu maladroit qui finisse toujours par ne pas réussir vraiment à se transformer ». Oui, c’est vraiment étrange toutes ces négations qui se succèdent, et aussi cette façon de ne pas être finie, de n’être qu’un devenir, un geste chorégraphique qui chasse et retient les esprits « Les autres »). Et c’est précisément de cet état monstrueux dont elle a dû faire l’expérience Christine and the Queen avant d’accepter que ses chansonnettes à succès ne deviennent des succès monstres, avant d’en confier le spirit à un autre génie de l’intertexte, musical cette fois, Ash Workman, connu pour son travail avec Metronomy (il en est l’ancien guitariste), et plus récemment sur « Piano ombre », le dernier disque plutôt bien foutu de François & the Atlas (« la fille aux cheveux de soie » ?). Alors voilà, il y a beaucoup de littérature anglaise dans le storytelling de Christine (ses pérégrinations dans les cabarets londoniens et sa rencontre avec les artistes drag Queens), une littérature de collage entre Oscar Wilde et Charles Dickens, entre un égotisme appuyé et une cruelle sincérité : « ils ont insisté pour me montrer une vidéo où les visages s’effondraient à cause de la mauvaise connexion où les pénétrations en gros plan promettaient. »

La suite n’est pas très audible, la chanson s’appelle Ugly beauty, elle est dédiée à Klaus Nomi et on peut conseiller de découvrir l’album par ce bout là. L’influence hip-hop ravalée et retaillée (les shalala et les wouOuwouOu de Kendrick Lamar, cf. Sherane a.k.a master Splinter’s daughter), et ce poison de R’n’B qui sort par tous les pores. Contre toute attente, la Christine intime serait d’abord et, surtout, une vraie grosse fan de Diam’s (« j’adore ») dont elle se ferait finalement la subtile héritière en tirant un trait royal sur la ligne claire du RnB français. Et là, je l’entends déjà rigoler, et à demi aboyer que « oui oui pourquoi pas ». Et, « Chaleur humaine», c’est précisément ça, le revers monstre d’un R’n’B peura venu des citées obscures de la féminité, un truc qui bout à l’intérieur, et qui n’a que ses petits bras pour nager et avancer jusqu’au devant de la scène. Christine, « half man/half ladies» (Zappa disait « half man/Half Muffin »), c’est un peu cette demie gamète qui fonce dans l’immensité en ouvrant grand ses petits yeux de monstres. Alors soyez sympa les freaks, just accept Christine ; she’s one of us.

Christine and the queen // Chaleur humaine // Because
http://www.christineandthequeens.com/

6 commentaires

  1. Christine and the QueenS. Avec un S.
    Merci pour vos articles, ils sont excellents, je prends beaucoup de plaisir à vous lire.

  2. « Ils ont insisté pour me montrer une vidéo Où les visages s’effondraient
    à cause de la mauvaise connexion
    Où les pénétrations en gros plan promettaient des gouffres
    J’ai pensé aux creux sur ta peau J’ai ri avec eux de la vidéo,
    alors que j’étais profondément émue »

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