J’avais pas mis les pieds à un car show depuis la fois où j’y avais déposé une bande de jeunes types sapés en noir, tout droit sortis d’un film mafieux de série B. Ca devait être à la fin des années 90. A l’époque, j’étais chauffeur privé. Mon permis portait la bannière du Venezuela. Ça évite pas mal d’emmerdes crois-moi.

J’étais allé les chercher aux portes d’un institut. Privé, comme moi. Trois heures pour faire le tour de l’expo. L’ordre ne venait pas de moi, j’étais un sous-fifre, une chambre d’écho peu crédible. Le créneau horaire avait été respecté. Pas la visite. Aux jantes brillantes des bolides, ils avaient préféré les putes carénées des Pâquis. Pas n’importe lesquelles. Leurs putes. Their own little private hookers à 4000 la passe. Je les comprends. Les voitures sont des putes. Mais qui baise qui à la fin ? Sur la route du retour, quelques bouteilles de Jack nous avaient tenu compagnie. J’avais dû les acheter : ils avaient de bons arguments. La plupart n’avaient pas 16 ans. On les avait tisé vitres ouvertes sur l’autoroute. La fumée des joints emportait vers l’éther le flow agressif d’un rap Eastern Europe.

J’avais arrêté de conduire et changé de métier lorsqu’un fonctionnaire zélé m’avait retiré le permis de conduire vénézuélien. J’avais 10 ans de plus et pas mal d’illusions en moins. Depuis, je végétais. Faut pas grand-chose pour vivre remarque. De temps en temps, je m’amusais à écrire dans quelques journaux sous des noms d’emprunt. De fil en aiguille -c’est un petit monde- on m’avait demandé d’écrire les discours de certains politiciens en vue. De droite comme de gauche. Je m’appliquais tout particulièrement pour les discours de gauche. Sirupeux je les faisais, jusqu’à l’écœurement. Ca finissait toujours par leur retomber sur la gueule. A la fin, on s’est douté de quelque chose. Alors, j’ai fait le nègre de longue distance. J’ai donné dans l’autobiographie. Raccommoder les égos, c’est chic.

Aujourd’hui, je passe le plus clair de mon temps dehors. Je marche, j’observe, parfois j’écoute. Parfois, parce que le monde est une toile de fond.

Ce matin, il fait beau. Les taux de pollution ont atteint des records. Le bleu du ciel est oppressant. C’est le bleu de l’ozone délétère. Je pense à Hamsun. J’ai faim. J’ai décidé de remettre les pieds dans un car show. Les journaux en ont fait une promotion outrageuse et complaisante, il va de soi. Sur l’affiche promotionnelle, une femme, chandail rose se fondant dans carrosserie assortie, cheveux au vent, port altier, écharpe asynchrone (hommage inconscient à Isadora Duncan), une main sur le volant. Années 50, côte d’azur, nous voilà ! Je sors mon vespa trafiqué et m’engage sur l’autoroute en contournant le péage. Des panneaux lumineux souhaitent bonne route à l’automobiliste prudent et surtaxé en lui rappelant sa participation à un taux de pollution record. Je roule sur la bande d’arrêt d’urgence. La caresse des grosses berlines fuse à mes côtés. C’est le weekend. Il fait beau. Le trafic est dense. A l’approche de la zone frontière, de gigantesques parkings incitent les conducteurs à entasser leurs engins pour s’engouffrer dans des navettes gratuites. Car show, sanctuaire automobile inaccessible avec les modèles proposés.

Malgré tout, l’espace est saturé dès le passage de la zone frontière. Des files de voitures à perte de vue. Les lignes d’horizon tremblent dans les vapeurs d’hydrocarbures avec l’assentiment d’immenses citernes de stockage qui surplombent l’autoroute. Je zigzague dans un dédale de métal feulant, peuplé d’individus patients, d’humeur joyeuse, probablement unis par une eucharistie automobile. Le genre humain est mystérieux. Aux abords du lieu de culte, d’autres parkings immenses et grillagés. Payants. La proximité s’achète. Après avoir fait la queue assis dans leur voiture, à peine sortis, encore chancelants, les visiteurs -certains viennent de très loin, ils sont là en famille, entre potes- refont la queue pour acheter tickets de stationnement et pass’ d’entrée. Toujours le calme. La vie de mes contemporains est fascinante. Comme toujours, je renonce aux avantages corporatistes et ne dégaine pas ma fausse carte de presse. Je préfère ausculter le bâtiment et me jouer du système de sécurité. L’intérieur grouille de monde. Des fidèles fatigués par une marche saccadée stationnent un peu partout. On s’agrippe pour ne pas tomber. Sur le côté, une jeune fille fait une crise d’angoisse. Je crois qu’elle simule. Les plus jeunes enfants sont déroutés vers une salle climatisée. Je tombe sur une note de service confidentielle expliquant la panne du système de filtrage du renouvellement d’air. Enfin, je crois. Sous oxygéné,  je pénètre dans l’un des vastes halls. La messe a commencé depuis une bonne heure. Au début, on ne voit rien. Quelques personnes hagardes, rivées à leur appareil photo, lèvres légèrement écumantes. Des grappes générationnelles : grand-père en fauteuil roulant, poussé par le fils, assisté par le petit-fils. Les bagnoles, une affaire de famille. Les objets du désir sont inaccessibles. Butinés fiévreusement. Après quelques coups de coude bien placés, je tombe nez à nez avec le sosie de l’affiche, Isadora Duncan. Elle me dépasse d’au moins une tête. Munie d’un plumeau, elle caresse infiniment les formes ripolinées des bolides convoités. Les flashs crépitent. Les fidèles fixent la scène, hypnotique. Trônant sur un plateau, une voiture tourne lentement sur elle-même. Elle se dévoile millimètre par millimètre. Les lumières se reflètent à l’infini sur les carrosseries et les sols luxueux. Les écrans tactiles et les gadgets interactifs ont envahi les stands.

Dans ce palais des glaces, les hôtesses se sentent toujours plus seules. Le taux d’oxygène a dû encore baisser. J’ai la tête qui tourne.

Il me semble voir beaucoup de jeunes hommes claudiquant. Certains en béquilles, d’autres avec des cannes de vieux parrains, assez classes. Probablement des victimes qui reviennent voir leurs tortionnaires. Les familles s’écartent à leur passage, un peu gênées. Je trébuche sur un homme gras. Il halète, à quatre pattes, en train de photographier le phare d’une voiture au macro. J’observe la scène pendant dix bonnes minutes. Ici, le temps n’existe plus. Lorsqu’il se dégage enfin, je m’approche. L’intérieur du phare est étrangement bulbeux, presque organique. Je recule avec effroi. Alors que l’alarme oxygène résonne enfin et que le public, toujours docilement, glisse masques sur visages en sueur, je m’attarde devant un écran géant qui protège une batterie de 4X4 hybrides. Les paysages défilent. Montagnes, fjords, océans. The air experience. Polluer un peu moins, beaucoup plus cher. Un peu plus loin, un spot publicitaire montre des amis, quelque peu hystériques, sortir précipitamment d’une voiture, à demi nus, faire un trou dans la glace, s’y jeter en gloussant et repartir aussi sec dans un nuage de neige pulvérulente pure sensation. Tout cela m’a distrait. J’ai oublié de mettre mon masque. Je m’en rends compte lorsque, après une quinte de toux, une giclée de sang vient souiller une carrosserie sur laquelle le slogan Airdream 125g/Co2/km apparait en relief. Je me traîne péniblement vers une sortie de secours, indiquée sous le panneau ‘Restaurant Everest’. J’ai soudain l’impression de traverser un étrange espace anachronique, presque désert, peuplé de prototypes sortis d’un mauvais scénar’ d’anticipation des années 60. De vieilles moquettes ont remplacé les sols luisants. Les hôtesses ont disparu. Un inventeur fatigué me confie :  » vous vous trouvez au Pavillon vert « . Il me porte jusqu’à la sortie et me dépose entre un stand à saucisses et un appareil de simulation 4D. Des gens font encore la queue. Certains patientent même devant l’attraction 4D avec leur saucisse baignée de ketchup. Ils ont fait la queue deux fois. Je n’ai plus la force de m’étonner. Personne ne me prête attention. Je rampe doucement vers un grillage pour me reposer. Le bruit assourdissant des jets privés s’échappant de l’aéroport couvre le murmure de la foule.

Pour quelques uns au moins, l’automobile n’était plus qu’un mauvais rêve.

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