Demandez à n’importe qui de vous situer la Slovénie sur une carte et la plupart des gens vous répondront certainement à côté de la plaque. Si on repassera pour le cours de Géographie, on s’intéresse en revanche à celui de l’Histoire du pays et autrement que pour draguer sa camarade de classe, avec Alerte rouge.

Publié pour la première fois en 1996 dans son pays d’origine, Alerte Rouge, premier roman graphique de Tomaž Lavrič aka TBC, vient tout juste d’être traduit dans nos contrées gauloises. Chronique sociale drôle et amer qui narre les errances de sa jeunesse, le livre se pare également des atouts de la chronique musicale.

Segmenté en quatre histoires écrites sur presque trente ans, il propose comme point de départ une immersion au sein de la scène punk Slovène des années 80. On y suit l’évolution d’un groupe d’anti-héros, de leurs jeunes années sous le signe du No Future et de l’émergence du mouvement jusqu’à leur cinquantaine naissante et le lot de soucis qui va avec. Mais le Punk, décortiqué et analysé en long en large et en travers depuis quelques années, a-t-il encore quelque chose de nouveau à raconter ? Outre la thématique commune a beaucoup de récits d’une jeunesse en révolte, les histoires d’Alerte Rouge se déroulent dans un pays en proie à la rigueur d’un régime communiste et le mouvement qui peut parfois prendre des allures de rébellion sans âme se double ici d’une portée politique méconnue. La Slovénie, au même titre que la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, la Croatie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et le Kosovo a fait partie de l’état de Yougoslavie de 1929 à 1991. Cette alliance, devenue communiste au sortir de la seconde guerre Mondiale, verra régner à sa tête le président Tito qui assurera un pouvoir quasi dictatorial sur l’ensemble des pays membres servant avec son culte de la personnalité et une répression active, le parfait cocktail du dictateur en puissance. La nuance : Tito imposera son communisme à lui, loin du joug de Moscou. Au moment de la Guerre Froide, il rompt ses relations avec l’URSS et crée avec d’autres pays, le mouvement des non-alignés qui assure que la Yougoslavie ne s’alliera idéologiquement à aucuns des deux blocs, Est comme Ouest. L’histoire de cet état, qui fait figure d’exception, n’en devient que plus forte. Au sein de cette alliance, la Slovénie tire son épingle du jeu, s’avère être la République la plus prospère et la plus avancée de toutes en même temps qu’elle ouvre de plus en plus ses portes à une culture occidentale qui s’impose avec la finesse d’un tractopelle. Quand Tito meurt en 1980, le punk explose, incrimine le pouvoir à raison. La jeunesse qui veut pouvoir bénéficier de la liberté que le dictateur lui a bouffée s’empare du mouvement, s’en sert d’étendard contre une gauche qu’elle ne reconnaît plus et promeut l’anarchie. Le pouvoir en place se perd, voit ce cri du corps comme un nouvel ennemi à abattre et Ljubljana, la capitale Slovène, devient alors le théâtre d’une puissante ébullition ou la musique se fait véritablement acte de résistance. Si le mouvement est muselé avec force et se tait au milieu des années 80, la graine de la révolte est plantée.

Quand le glas du monde communiste sonne en 1989, le pays qui n’en peut plus de ne pas pouvoir aller pisser sans être surveiller, déclare vouloir quitter l’état Yougoslave. Le 25 juin 1991, après de nombreux ultimatums lancés auprès du pouvoir, la République de Slovénie déclare donc son indépendance. Une guerre de 10 jours avec la Yougoslavie s’ensuit. Usée face à la forte opposition dont fait preuve le pays, l’Armée populaire Yougoslave retire ses forces et abdique. La porte désormais ouverte, plusieurs pays membres vont eux aussi vouloir voler de leurs propres ailes sur fond de campagnes nationalistes aux accents douteux. La Slovénie s’en sort sans heurts mais la décennie suivante sera marquée par de nombreux conflits armés et meurtriers entre la Serbie, la Croatie ou encore le Kosovo. Ils défraieront régulièrement la chronique jusqu’au début des années 2000, date à laquelle la Yougoslavie cesse officiellement d’exister. Les Slovènes vogue vers l’Union Européenne en vitesse de croisière, y adhère en 2004, use de l’Euro dès 2007 et rentre alors dans une ère prospère en demie teinte. Là où les témoignages sur le punk et sa dégénérescence entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne abondent, peu nombreux sont ceux sur ce pays situé entre l’Italie et l’Autriche, encore moins au format roman graphique. Si de Joe Sacco à Zep en passant par Derf Backderf ou Mezzo, la musique a toujours su assez bien se faire enfermer dans la case BD, Alerte Rouge sans déroger à la règle, insuffle un vent suffisamment bienvenu dans le genre pour que l’envie de discuter avec son auteur se fasse aussi forte qu’une canette de 8.6 chaude en plein mois d’août.

En juin 91, La Slovénie décide de quitter l’état Yougoslave, cette « libération » est assez peu abordé dans le livre.

C’est vrai que la situation politique n’est pas très explicite dans l’histoire parce que cette BD était principalement destinée aux lecteurs nationaux, les Slovènes et autres Yougoslaves qui connaissaient et comprenaient le contexte. Pour les étrangers, cela peut paraitre un petit peu compliqué je suppose. Disons que le sentiment qui dominait les gens à ce moment était : dégageons rapidement de ce bazar au potentiel plus que sanglant. Nous en sommes partis, au dernier moment, puis comme nous le savons, tout a éclaté. Nous, jeunes ados, ne comprenions pas à quel point la situation était réelle. Elle ressemblait à un mauvais film de guerre, construite sur une propagande forte, parcourue de confusions nombreuses, quelques rapides clashs, particulièrement visibles à la télévision et au bout d’une dizaine de jours de conflits, tout était terminé. Ce n’est que quelques temps plus tard, en découvrant les horreurs de la Croatie et de la Bosnie que nous avons réalisé à quel point nous étions chanceux. J’ai été très consterné par ces guerres en Yougoslavie ou certains de mes amis journalistes, alors correspondants de guerres, sont morts. J’ai écrit une autre BD à ce sujet, Fables de Bosnie, sortie chez Glénat à la fin des années 90.

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D’où vous vient l’envie de cette histoire ?

Quand je l’ai commencé, Alerte Rouge était à l’époque ma première création longue. J’ai donc décidé d’écrire sur le sujet que je connaissais le mieux, à savoir ma propre vie. J’avais aussi le sentiment qu’en dehors de mes expériences personnelles, l’époque était réellement intéressante et relativement peu documentée pour les générations futures. C’est une histoire totalement inventée mais qui se déroule dans le cadre tout à fait authentique de ma jeunesse. Il y a beaucoup de lieux, de personnalités et d’évènements connus qui s’y déroulent. Il y aussi des caméos de certains de mes amis de l’époque et je m’y suis même fait apparaitre. La plupart des situations, si je ne les ai pas directement vécues, sont arrivées à certaines personnes de mon entourage, il s’agit donc d’une forme d’autobiographie fictionnée. Au moment de sa création, j’ai imaginé un premier récit court qui donne son titre au livre et qui était alors publié toutes les semaines dans un magazine. Après quelques années, j’ai eu le sentiment que je devais y revenir, que j’avais encore des choses à dire sur le sujet. J’y ai ajouté deux histoires supplémentaires et après quinze ans, sans trop bien savoir pourquoi, un dernier segment. Je voulais que chaque histoire sonne de façon authentique et drôle mais avec le temps, je me rends compte que passer outre une certaine nostalgie était inévitable. Comme je l’évoque dans l’introduction du livre, la Slovénie est aujourd’hui un tout petit pays indépendant aux marges de l’Union européenne, démocratique et capitaliste, comme tous les autres, mais aussi insignifiant, morne, qui sent la province et le renfermé. Rien d’étonnant à ce que ma génération soit sujette à la nostalgie de ce « bon vieux temps » du socialisme terne, de ce temps où nous étions jeunes, sauvages et stupides et où chaque nouveau jour promettait de nouvelles possibilités, de nouvelles couleurs et de nouveaux rythmes.

« Le punk est par nature un mouvement de gauche mais en Yougoslavie, il faisait rage contre le régime communiste en même temps qu’il faisait partie d’une vague de mouvements libéraux ».

Le Punk sonnait-il le début d’une certaine émancipation culturelle ou existait-elle déjà auparavant ?

Le premier concert punk était celui d’un groupe local, Pankrti (ce qui signifie les Bâtards) en 1977 et leur premier album est sorti en 1980. Cette année est aussi celle de la mort du président Tito, qui marque le vrai moment où les choses ont commencé à dégringoler. Disons que oui, le punk était le premier signe d’un changement qui allait s’avérer profond culturellement et socialement parlant. Pour le remettre en perspective, ce n’était qu’un obscur mouvement alternatif, principalement situé à Ljubljana, la capitale Slovène. La grande majorité de la jeunesse s’éclatait sur le disco qui faisait alors fureur. Quant à la population en générale, elle n’était fan que de Polka traditionnelle, ce qu’elle est toujours. Les gens ne savaient pas grand-chose sur le sujet, seulement ce que les médias nationaux avaient décrit comme étant un mouvement hooligan influencé par la culture occidentale.

Vous dites que le mouvement appartenait à ses débuts plutôt à la gauche avant de se confondre dans toutes les orientations politiques. Le livre aborde d’ailleurs cette problématique. Comment viviez-vous ce mixage ? Skin et Punk ne sont pourtant pas la même chose.

Le punk est par nature un mouvement de gauche mais en Yougoslavie, il faisait rage contre le régime communiste (formellement très à gauche) en même temps qu’il faisait partie d’une vague de mouvements libéraux. Parmi ceux-ci se trouvaient en effet mixés quelques nationalistes forts. L’iconographie du troisième Reich, de graffitis ou se trouvaient dessinées des croix gammées furent reprises mais je pense que c’est surtout parce qu’il s’agissait de la provocation la plus puissante et la plus choquante pour un état communiste. Les premiers groupes ouvertement déclarés skins n’ont émergé qu’à partir du moment où le régime s’est effondré. S’ils avaient existé sous un gouvernement communiste, le pouvoir aurait fait taire ces mouvements fascistes et le punk aurait naturellement repris son orientation d’origine, sans mélanges ou amalgames possibles.

Vous dites que le pouvoir en place n’a pas su faire face à cette « révolution », comment cela s’est-il exprimé ?

Les autorités communistes, ces vieux pets complètement détachés de toute réalité, n’étaient pas sûres de savoir quoi faire du mouvement. Les punks étaient vu comme une nouvelle forme d’anarchie, dangers idéologiques forts pour l’ordre établi, en même temps qu’ils semblaient être contre le système capitaliste occidental, contre « la Reine et le régime fasciste » comme le chantaient les Sex Pistols. C’était très déroutant. Ils ont donc laissé les choses se faire, gardant un œil à moitié ouvert. Plus tard, au milieu des années 80, le gouvernement a décidé que le mouvement était un nouveau danger libéral et ils l’ont sévèrement sanctionné : interdictions de concerts, harcèlement de groupes, fermetures en masse des clubs alternatifs…La scène était presque morte. Mais à ce moment, l’establishment était lui aussi sur le point de s’effondrer.

En comparaison de votre dernier travail paru en France, d’un abord plus classique dans son traitement, on sent ici une influence héritée de la BD Franco-Belge dans le dessin et les traits presque grotesque de certains personnages, proche de Spirou et autres Gaston par exemple. Était-ce volontaire ?

Vous comparez mon dernier travail sorti à ce jour, Yeshua, à l’un de mes tous premiers. Or presque 30 ans les séparent ! Mais oui, bien sûr que certaines influences sont évidentes. Même à l’époque communiste, nous avions accès à des magazines de bandes dessinées importés, souvent mal imprimés, assez peu sélectif et qui montrait tous types de bande dessinées. Je connaissais et aimais Gaston, Blueberry, Spirou et Métal Hurlant pour ne citer qu’eux. Tout m’influençait. J’étais une véritable éponge. Mais je suis aussi reconnu pour ma capacité à changer de style, ce qui fait que d’un album à un autre, le look peut sembler différent, qu’il s’agisse d’une BD voulue réaliste comme du trait servant un sujet plus abstrait. J’use souvent du noir et blanc dans mes dessins, comme c’est le cas pour Alerte Rouge. Je pense qu’un dessin suggestif doit pouvoir évoquer des couleurs, des sons et aussi des sentiments. Il y a évidemment un aspect pratique dans le fait de n’user que du noir et blanc : cela coûte moins cher en termes de production et le magazine dans lequel ces histoires paraissaient, Mladina était lui aussi distribué en noir et blanc à cette époque. Puis, j’affectionne les BD en noir et blanc et pour moi, une histoire sur le punk se doit d’être raconté via cette approche frontale et brute.

Pouvez-vous nous parler de Mladina et de votre travail au sein de ce magazine ?

Mladina, qui signifie la jeunesse, a commencé comme un journal étudiant. Il est assez rapidement devenu un journal contestataire et libéral en opposition franche au régime communiste. Il est très influent et s’est vu censuré de nombreuses fois. Au temps du capitalisme sauvage, nous étions d’une opposition plutôt de gauche mais sans atteindre les extrêmes. Maintenant, vu depuis le haut d’une vague nationaliste de plus en plus sinistre et qui semble émerger de toute l’Europe, nous apparaissons comme des ultra cocos. Nous avons toujours défendu la même politique, je pense simplement que c’est juste le monde autour de nous qui a changé. Quand j’ai approché la rédaction, je n’étais encore qu’un ado tout juste entré en école d’art. J’ai senti que c’était un endroit idéal pour moi et ça l’était, la preuve, je ne l’ai plus quitté depuis. J’y publie des caricatures politiques, des illustrations et même quelques poèmes satiriques. On y trouve deux pages de bande-dessinées toutes les semaines, les miennes ou celles d’auteurs locaux. Régulièrement, je fais apparaitre un autre strip court intitulé Diareja (qui signifie Diarrhée, ndlr), satire des évènements politiques locaux actuels. Cette BD existe en continu depuis 1989, soit presque trente ans maintenant.

Les chansons inventées pour la BD ont ensuite été réellement mises en musique par le groupe Racija. Y avez-vous participé ?

Non, le groupe n’a repris qu’une seule chanson de la BD, celle du titre Alerte Rouge. Tous les autres morceaux qui apparaissent proviennent des groupes existant à l’époque. Racija est un groupe neo-punk qui s’est créé près de quinze ans après la fin du mouvement. Les membres aimaient mes BD et l’un des guitaristes est lui aussi un dessinateur de BD. J’aimais l’idée d’avoir une bande originale crée pour une BD, c’était fun. Cette chanson est même devenue un micro-hit à la radio Slovène.

Le mouvement Punk semble être aujourd’hui analysé en détails par un certain milieu d’intellectuels, ce que le livre semble critiquer. Qu’en pensez-vous ?

Je ne le critique pas du tout, je trouve juste amusant de voir comment certains mouvements méprisés deviennent avec le temps des phénomènes culturels réévalués qui font ensuite l’objet de débats universitaires, comme ce fut le cas avec les hippies, le gangsta rap ou encore le grunge. C’est drôle de voir comment les jeunes rebelles deviennent des artistes distingués par des titres de chevalier de légion, quand ils vivent assez longtemps bien sûr. J’ai moi-même reçu à mon âge avancé, une médaille nationale du mérite remise par notre président. En revanche, quand ces jeunes rebelles meurent jeunes, ils deviennent directement des saints, ha ha.

A votre avis le Punk est-il mort ?

Mort, enterré et brûlé en enfer même s’il est encore parcouru de tics post-mortem. Je n’en écoute plus du tout, cela abime mes tympans désormais fragiles ha ha. Mais l’idée d’une rébellion issue de ma jeunesse vit toujours en moi. Les seuls groupes de la période que j’écoute encore de temps en temps sont pour les morts Joy Division et les survivants, Nick Cave and the Bad Seeds.

Plus d’infos sur Alerte rouge ici. 

3 commentaires

  1. bien bien bien mais alors « PUNK » ne veut + rien dire (1975/1978) quand t’appelle via le Mail of kourse, d labels qui rééditent que du pounk, ils te répondent avec leur android machin chose………

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