Quinze ans après avoir été élevé au rang de maître de la science-fiction, Alain Damasio faisait en 2019 son retour avec Les Furtifs, son troisième roman qui plonge dans une dystopie digitale étrangement familière. Immersion dans le « zoopunk » du principal hacktiviste littéraire de France, dans ce questions-réponses revenu du futur.

« L’angle mort est leur lieu de vie. » C’est avec cette phrase griffonnée dès 2004 dans l’un de ses cahiers fétiches qu’Alain Damasio a posé l’idée clef des Furtifs. Elle pourrait également définir sa propre carrière… Auteur culte aussi populaire chez les anarcho-geeks que dans les couloirs de France Culture, où ses points de vue sur les utopies ou le transhumanisme ravissent les révolutionnaires du service public, il reste, à 49 ans, assez méconnu du grand public. Avec La Horde du contrevent, il a pourtant signé un best-seller écoulé en quinze ans à 250 000 unités. Il a également obtenu une large reconnaissance lui ouvrant les portes du panthéon de la science-fiction française aux côtés de Verne, Barjavel, Bordage ou Dantec. Mais tout ça ne reste finalement « que » de la SF… Qui plus est à forte tendance subversive et politique, le plaçant très loin des paillettes de l’édition-spectacle. D’où une certaine confidentialité dont peine également à s’extraire La Volte, la maison d’édition qu’il a cofondée il y a quinze ans avec son comparse Mathias Echenay, dans le but de sortir La Horde.

L’angle mort serait donc aussi le lieu de vie d’Alain Damasio. Ce qui ne doit pas déplaire à cet ancien étudiant de l’Essec (École supérieure des sciences économiques et commerciales), qui s’éloigna rapidement du business pour aller « s’ouvrir le cerveau » avec Deleuze, Foucault et Nietzsche. Adepte de l’isolement quand il faut se plonger dans l’écriture, il puise son inspiration dans les interstices, les failles et les ripostes à la société de contrôle 2.0. Avec Les Furtifs, c’est de nouveau ce thème fétiche qu’il explore, dans la lignée de son premier roman, La Zone du dehors. En s’appuyant sur une narration polyphonique virtuose, agrémentée de repères typographiques et bourrée de néologismes, son roman nous donne à voir un futur pas très éloigné… En 2040, dans une France maillée de grandes métropoles privatisées hyper connectées, un ancien sociologue entre deux âges se reconvertit dans l’armée en tant que chasseur de furtifs, ces êtres évanescents qui passent sous tous les écrans radars. Les militaires poursuivent le fantasme de s’approprier cette biotechnologie à des fins guerrières, mais lui nourrit l’espoir de retrouver sa fille disparue.

L’occasion était donc trop belle pour ne pas interroger le maestro sur ses intentions, sa vision de la SF, du futur… Et aussi beaucoup du présent. « C’est pas filmé, là ? Je peux me vautrer sur le canapé ? » Pas de problème. Du coup, on va se tutoyer, hein ? C’est plus sympa.

Copyright : François Grivelet


L’intrigue de ton roman se déroule dans une France ultralibérale, où les données personnelles émises et captées servent à vendre et surveiller… Un peu comme si les lois et les algorithmes d’internet s’appliquaient dans la vie réelle. C’était l’idée en construisant ton univers ?

Alain Damasio : Oui, et c’est ce que j’appelle le principe de réel-isation : tu rends réelles des choses simplement virtuelles aujourd’hui. Sur le net, le moindre surf, like d’un post Facebook, la moindre messagerie produit de l’information qui par définition peut être collectée et exploitée pour produire de la valeur. C’est ce qui va se passer dans les smart cities, des villes où on aura des tonnes d’objets connectés qui vont collecter et produire de l’information afin d’appliquer les mêmes mécanismes d’économie de l’attention que sur le web [Voir Gonzaï n°27, NdlR] en te balançant par exemple des pubs ciblées quand tu passes devant une vitrine ou un panneau. La prochaine étape, c’est d’arriver à choper plus d’infos ; mais peut-être vont-ils se rendre compte que c’est trop cher, pas assez rentable pour être développé. J’ai l’impression qu’il y a quand même un coup d’arrêt aux smart cities parce que ce n’est pas si facile que prévu. Il y a aussi des destructions, des sabotages… Mais en SF, c’est un régal !

J’aurais plutôt envie de parler « d’anticipation »… Mais je crois que tu n’aimes pas trop ce terme ?

AD : Si… Disons que c’est de l’anticipation mais vraiment courte. Je n’ai pas voulu extrapoler sur soixante ou quatre-vingts ans. C’est du présent hypertrophié. Tout ce qui est dans le roman existe déjà, simplement ce n’est pas généralisé. Je me documente beaucoup sur des sites corporate qui fabriquent ces technologies. J’ai regardé pas mal de catalogues de senseurs, de capteurs, des vidéos de démonstration, etc. C’est fou tout ce que tu peux trouver en termes d’objets connectés, qui témoignent de cette volonté de contrôle et de prélèvement de la donnée. Il existe des prototypes de bancs qui te mesurent, qui te pèsent, qui te parlent… Les sommes d’argent investies là-dedans sont dingues ! Les systèmes de type Google Home par exemple, en réalité ce sont des ébauches vendues au grand public. Ça laisse présager ce que sera l’intelligence artificielle personnalisée de demain… Nous sommes plus proches de Black Mirror ou de choses comme ça : une anticipation très directe qui permet en réalité une lecture du présent.

L’ambition de la science-fiction pour toi, c’est plus de parler du présent que de se projeter dans le futur ?

AD : Pour moi, oui, clairement. La vocation de la SF est d’interroger la manière dont l’homme se réinvente par la technologie. Or, ça y est, nous sommes devenus une société anthropotechnique massive. La technologie EST le fait majeur de notre époque. Combien de minutes dans une journée passe-t-on sans être en contact avec un outil technologique ? Très peu en réalité. Aujourd’hui, ce que j’appelle le « techno-cocon » constitue notre environnement. Donc la SF n’a pas besoin de partir très loin dans le futur : son matériau est déjà là. On n’a même plus réellement besoin d’anticiper.

« La SF possède un vrai rôle de lanceur d’alerte. »

C’est vrai que par certains aspects, notre présent ressemble de plus en plus au futur décrit par le cyberpunk, il y a quarante ou cinquante ans. Enki Bilal dit carrément que « la science-fiction n’existe plus car nous sommes déjà dans un univers de science-fiction ». Tu es d’accord ?

AD : Oui, complètement d’accord. Regarde ce que Bilal fait au niveau des insectes et des bidouillages organiques… Les prototypes de drones insectes sont déjà là ! Dans Bug, il met en place l’idée de la déconnexion totale et de l’effondrement que cela produirait… Ça pourrait arriver ! Aujourd’hui, il suffit d’explorer horizontalement, dans l’espace ou dans la carte de tout ce qui existe pour faire de la bonne SF. Le titre du bouquin de William Gibson, Pattern Recognition (Identification des schémas, 2003), traduit vraiment bien ça. On essaie d’identifier les schémas de ce qui constitue notre réel. C’est pour cela que la SF possède un vrai rôle de lanceur d’alerte, de mise en relief des signaux faibles. Les bosses, on doit en faire des montagnes pour montrer ce qu’il advient. Et comme c’est un art spéculatif, idéal pour mettre en place des utopies ou des dystopies politiques, c’est un moyen de parler aux gens qui s’interrogent, qui ont envie de comprendre dans quelle merde on est et comment on peut s’en sortir.

Dans La Zone du dehors, ton premier roman [sorti en 1999, puis réécrit en 2007, NdlR], la société de contrôle que tu explorais déjà se situait sur un satellite de Saturne colonisé par les hommes. L’espace, à défaut de la technologie, représente-t-il encore un autre horizon possible pour la SF ?

AD : Il y avait un peu de ça oui… Mais le planet opera, c’est un genre qui s’est ringardisé tout seul, aussi parce que la conquête spatiale a beaucoup déçu. Je suis persuadé qu’il ne se passera plus rien dans ce domaine. On enverra probablement quelques personnes sur Mars, mais ça ne produira rien. La robotique, pareil : depuis les années 60, il n’y a quasiment rien de neuf ! On a déliré longtemps dessus, tout ça pour en arriver à des projections où le robot ressemble à l’humain… Bon, voilà. Le nucléaire, on l’a déjà fait… Non, pour moi, il faut considérer que l’avenir de la « science » fiction, c’est les sciences humaines, les sciences « molles » : sociologie, anthropologie, philosophie, psychologie afin d’explorer comment la technologie modifie le comportement humain. Rien que l’apparition du smartphone, ça a révolutionné ces sciences-là ! Aujourd’hui, un psychanalyste ne peut pas faire correctement son travail sans analyser la manière dont tu interagis avec ton smartphone. C’est un vrai doudou. C’est même probablement l’outil transitionnel le plus important pour lui, plus que le rapport avec tes parents. Le rapport à soi se construit désormais dans la relation à la technologie. Tu deviens un sujet pensant, aimant, agissant à travers la technologie, qui peut te fournir des objets transitionnels fantasmatiques. Je pense à la scène d’amour de Blade Runner 2049, où le type colle l’hologramme de son assistante personnelle sur la prostituée, une scène magnifique qui dit beaucoup de choses… Ou bien Her de Spike Jonze [un écrivain tombe amoureux du système d’exploitation de son ordinateur, NdlR]. C’est vers cela qu’on va. C’est ça qu’il faut explorer, pas les vaisseaux spatiaux ou les droïdes, ça, on s’en fout… C’est pour ça que Star Wars, en plus d’avoir une mythologie très faible, me semble en réalité totalement ringard. Voilà une succession de films de designers sans intérêt qui ne permet pas de comprendre comment tu vas devenir plus humain ou transhumain.

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La SF telle que tu l’envisages semble posséder un gros défaut : se limiter à une mise à jour du système orwellien décrit dans 1984 avec Big Brother et ses télécrans.

AD : Non, je ne crois pas. Même si cela a été mon piège sur La Zone du dehors. Mais à l’époque, je ne m’étais pas encore débarrassé de cette idée du contrôle comme le décrit Orwell : une société disciplinaire ou dictatoriale avec un pouvoir pyramidale, extrêmement hiérarchisé, qui descend en cascade sur l’individu, dans un espace-temps fermé, contraint. C’est extrêmement oppressant. Et puis à part le télécran, qui donne à l’œuvre une certaine modernité, la dimension technologique est très faible. Or aujourd’hui, le contrôle a sporulé, il s’est disséminé et nous sommes tous acteurs de la surveillance, au sein de systèmes croisés très horizontaux. On a les outils de contrôle dans la main, à commencer par le smartphone. T’es flippé que ta femme aille regarder tes SMS ou que ta fille tombe sur ton historique de surf, tandis que toi, tu vas la demander en ami sur Facebook pour voir ce qu’elle fait. Si tu parviens à lire les mails de quelqu’un, tu peux carrément entrer dans sa tête car notre intimité est en ligne. C’est beaucoup plus puissant que l’œil d’une simple caméra. Donc, je trouve que 1984 n’anticipe pas du tout ce qu’il faut qu’on traite, nous aujourd’hui, à savoir la dissémination de technologies personnalisées, mises en réseau, impliquant une sociabilité complètement nouvelle.

« 70 % de la perception humaine est basée sur l’optique. Donc passer par le son, c’est ouvrir un espace de liberté. »

Dans le monde que tu dépeins, les furtifs, ces êtres organiques et évanescents échappent à tout contrôle, en vivant notamment dans l’angle mort de la vision humaine. Comment sont-ils nés dans ton esprit ?

AD : Au tout début, j’ai créé des êtres capables de s’échapper de cette société digitale où nous sommes tous fliqués grâce aux big datas générés par nous-mêmes. Et puis très vite, ça s’est couplé à un autre enjeu qui me travaille depuis longtemps : c’est quoi être vivant ? Comment peut-on être le plus vivant possible ? Donc j’ai fait de ces êtres animaux/végétaux/minéraux, ce qui serait pour moi la plus haute incarnation du vivant, avec des capacités de métamorphose, de couplage à l’environnement, de métabolisation, d’autoréparation… Toutes les dimensions du vivant qui sont extraordinaires et qu’aucune machine d’ailleurs n’atteint. Et leur vitalité, je la porte sur l’idée « frisson », une vibration fondamentale qui émane d’eux comme une énergie. J’aime beaucoup la théorie des cordes, selon laquelle les particules élémentaires à l’origine de la matière seraient des cordes vibratoires. Cette idée que la matière serait un mouvement, c’est un de mes bastions. Dans certaines théories de l’être, comme l’indienne par exemple, le son est premier, le son est à l’origine des choses, du vivant. En fait, c’est finalement LE thème le plus traversant du livre : le son contre l’image, l’auditif contre le visuel.

Tu es membre du studio sonore Tarabust, tu as travaillé avec le musicien Rone, Les Furtifs est prolongé sous la forme d’un disque avec le musicien Yan Péchin [fidèle soldat de Bashung de 2002 à 2009, NdlR]. Pour toi, le son, c’est la vie ?

AD : Pour moi, l’image fait écran à l’imaginaire. Dans ce domaine là, rien n’est plus porteur que le son, que l’audition. Je trouve que les fictions radiophoniques portent beaucoup plus d’imaginaire qu’un film par exemple. On vit dans un monde iconographique, saturé d’images, c’est le médium dominant de la manipulation parce que chez un être humain, 70 % de la perception est basée sur l’optique. Donc passer par le son, c’est ouvrir un espace de liberté. De manière presque manichéenne, pour moi oui, c’est presque une forme d’opposition, une solution à la société panoptique.

« Plus que le cyberpunk, je pense que nous allons voir apparaître des courant zoopunk ou biopunk. »

Certains personnages humains finissent par adopter des caractéristiques des furtifs, dans une forme d’hybridation. C’est là aussi une réponse à la technologie ?

AD : Oui, ça les empuissante physiquement. En fait, sans l’avoir conçu comme ça, je me suis rendu compte que ce livre était une réponse au transhumanisme. Et même au cyberpunk, qui a été construit sur cette fascination du couplage, de la fusion homme/machine comme horizon d’émancipation. Bon, je crois qu’on est complètement revenu de ça. On se rend compte au contraire que c’est une maximisation de l’aliénation. Je pense donc que va apparaître un courant « zoopunk » ou un « biopunk » au sens où l’enjeu sera la réarticulation au vivant, l’hybridation avec le vivant comme vecteur d’émancipation. Les furtifs, c’est ça : mes personnages se reconnectent au vivant à travers eux et retrouvent une vitalité qu’a perdu l’humain du XXIe siècle. Métaphoriquement, écologiquement, c’est une façon de renouer avec des dimensions animales qui sont à la fois en nous et hors de nous, c’est renouer avec ce bloc qu’on appelle « la nature » et qui serait hors de nous. Mais non, on fait partie de ce monde du vivant ! Et je ne te parle pas d’aller embrasser les arbres ou ce genre de conneries. Pour ce bouquin, je me suis beaucoup appuyé sur la philosophie du vivant de Baptiste Morizot, un mec génial qui piste les loups, qui sait hurler comme eux. Il explique très bien que nous sommes une sédimentation de capacités cognitives animales partagées par plein d’animaux. Alors qu’on a tendance à imaginer une supposée supériorité de l’homme. Ce vivant, cette force est en nous, il faut en être conscient pour la remobiliser. Le livre est très imprégné de tout ça.

« La technologie nous vend du “pouvoir” […] on externalise ce que l’on devrait pouvoir faire directement. »

Aujourd’hui, des chercheurs et de grandes multinationales, notamment parmi les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), travaillent clairement sur l’humanité « augmentée » par l’ajout, voire la greffe de technologies. Si je te suis bien, pour toi, ça reviendrait plutôt à diminuer le vivant ?

AD : Oui, c’est vraiment une conviction forte. Je pense que le transhumanisme, c’est le symptôme de gens qui se vivent comme manquant de quelque chose. Et qui pensent pouvoir combler ça par des ajouts technologiques. Pour moi, c’est un vrai signe de décadence en réalité. Je pense au contraire qu’en tant qu’être vivant, nous avons une puissance incroyable, une gamme hallucinante de capacités physiques et cognitives. C’est incroyable tout ce que peut faire un vrai corps vivant, à la fois de manière active, mais aussi dans la perception, dans la réception, dans la capacité d’être affecté, ému, bougé, changé… Comme le dit Spinoza : « On ne sait pas ce que peut le corps. » On a tous ce que moi j’appelle ces « puissances ». Par la technologie, en revanche, on nous vend du « pouvoir » : la capacité de faire faire à la machine, au logiciel, à l’appli. On externalise ce que l’on devrait pouvoir faire directement. Des fois, c’est fabuleux, ça nous rend plus fort. Le clavier, le traitement de texte, ça a empuissanté mon écriture en m’évitant de raturer 15 000 fois une phrase. Mais des fois, cela nous donne du pouvoir tout en appauvrissant nos puissances. Donc il faut vraiment se poser la question pour chaque technologie, réfléchir à ces critères. Et puis il faut aussi se demander si la technologie me donne une autonomie sur son fonctionnement ? Est-ce que je peux me la réapproprier, la bricoler, la modifier, la réencoder ? Typiquement, le système hétéronome d’Apple, c’est insupportable. Ton unique droit, c’est d’être esclave de ce que eux ont mis en place. Une tablette Apple, c’est un truc que t’as envie de fracasser ! C’est comme les bagnoles d’aujourd’hui où tu ne peux rien bricoler. Si t’es en panne, t’as plus qu’à attendre deux heures que le dépanneur arrive. T’es plus qu’un pauvre type qui dépend de la machine.

Copyright : François Grivelet

Dans le bouquin, on perçoit une forme d’affinité entre les furtifs et les humains les plus marginaux (communautés, squatteurs, zadistes, graffeurs…). Lesquels reviennent d’ailleurs souvent dans tes livres. Pourquoi ?

AD : Quand tu vas dans la ZAD par exemple, ou dans les squats, au-delà des modes d’organisation super intéressants, la première chose que tu vois, ce sont les corps. Il y a une densité physique, une énergie qui te frappe. Parce qu’ils vivent dehors, qu’ils sont tout le temps en train de porter des poutres, de remonter des cabanes, de couper du bois, de faire de l’élevage, etc. Après, il y a des systèmes de valeurs très différents, des gens agaçants, etc. Mais ce sont des grands vivants parce que le système est tellement bien foutu que si tu en sors, ça demande beaucoup plus d’efforts. Moi par exemple, je n’ai pas de smartphone. Et bien ça me pose des problèmes sans arrêt ! Je ne peux pas appeler, je ne peux pas prévenir ou même prendre de trottinette électronique ! C’est un vrai handicap, mais ça exige de moi plus d’intelligence, plus d’anticipation, une vraie discipline sur les horaires… C’est intéressant. Dans la ZAD, ils sont en dehors de cinquante systèmes différents… Ça dresse un peu le sang, tu vois ? Il y a un côté nietzschéen qui t’oblige à avoir de la puissance, à te battre. Moi, ça me touche, ça m’inspire, c’est ça qui me donne des personnages.

Alain Damasio: "Mon roman, c'est du présent hypertrophié" - L'Express

RG : Ton engagement politique est de notoriété publique. Tu écris notamment pour Lundi Matin [lundi.am, voir Gonzaï n°29], l’organe de presse du Comité Invisible. Est-ce que ça t’incite à rechercher toi-même une sorte de furtivité ?

AD : Maintenant, oui, en quelque sorte… Parce que dès que tu commences à tourner autour de cette mouvance – moi je suis devenu un peu pote avec des gens comme Julien Coupat ou Mathieu Burnel – des choses bizarres se passent sur ton téléphone, certains de tes mails n’arrivent plus, partent dans les spams… Tu ne sais pas d’où ça vient, c’est toujours très obscur… Mais tu fais gaffe. Quand je leur envoie un mail, je ne mets jamais de contenu trop précis, etc. Mais au départ, je l’ai fait simplement parce que je ne voulais pas être joint, ni par les gens avec qui je travaille, ni par ma famille, ni par mes potes. Et ça, c’est une vraie liberté… C’est une façon de dire foutez-moi la paix ! Moi, je suis un écrivain, j’ai besoin de lever la tête dans la rue, de regarder comment les gens vivent, font du vélo, pourquoi ils sont à deux, comment se comportent les taxis, les gens dans le métro, qu’est-ce qu’ils lisent, pourquoi ils sont penchés sur leur téléphone… Je considère que mon talent, c’est une capacité à percevoir des choses, des détails que les autres ne verront pas. Et si je reste dans ma bulle, je loupe tout ça. Dès que tu me mets un écran, je suis comme tout le monde ! Maintenant, dans le train, quand il y a le wifi, je me connecte de plus en plus souvent, alors qu’avant je regardais le paysage, je lisais des livres… Ça y est, je me fais bouffer ! C’est ce que j’appelle le « self-serfvice » : je m’auto-aliène alors que personne ne m’y oblige.

En Chine, un système de notation sociale en voie de généralisation permet désormais de trier les bons et les mauvais citoyens, d’interdire par exemple à certains de se déplacer. À l’instar du système du « clastre », que tu avais imaginé dans La Zone du dehors. Ça fait quoi, en tant qu’écrivain SF, de voir ses anticipations se réaliser ?

AD : Tu as toujours cet orgueil à la con de te dire : « Ah ! J’avais vu ça ! » Mais en réalité, c’est tout sauf drôle. J’aurais préféré me tromper tu vois… Mais encore une fois, notre but, ce n’est pas d’anticiper juste. En termes d’anticipation pure, Le Meilleur des mondes est plus proche du monde d’aujourd’hui que 1984. Pourtant, 1984 nous a fait énormément réfléchir aussi. Moi, je m’en fous, je veux participer à la conscientisation des gens, les aider à se transformer. Alors la meilleure idée, c’est pas celle qui va se réaliser. C’est toujours celle qui te permet d’interroger le présent de la manière la plus profonde.

Extrait du numéro de Gonzaï spécial Cyberpunk, toujours dispo en commande ici.

Photos par François Grivelet

3 commentaires

  1. C’était mieux avant avec le minitel… et depuis Ubik tous ces auteurs dit de « SF » sont illisibles… pontifiants… à part Ballard et Dick of course… le génie ne s’achète pas sur Amazon…

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