Cher lecteur, avant de te lancer dans la lecture de cette chronique du manifeste de Jaron Lanier, je me dois de t'informer que la démonstration de ton utilité sur le long terme ne sera faite à aucun moment. Merci de ta compréhension.

« Gadget : objet souvent ingénieux, mais presque toujours inutile sur le long terme. » (Wikipédia)

Dans les années 80, pour moi, la technologie du futur c’était quelque chose entre la montre-visiophone de la nièce de l’Inspecteur Gadget et La vie des Botes, série française un brin foutraque qui m’a appris énormément sur le potentiel de vie de famille des robots. Pour Jason Lanier et ses collègues de la Silicon Valley, c’était déjà un peu plus concret. Pionnier de la réalité virtuelle, ayant notamment œuvré chez Microsoft, il a fait partie des premiers ingénieurs à prédire les changements fondamentaux qu’Internet apporterait à nos vies quotidiennes.
Problème : Jaron Lanier se présente sous la forme d’un vieil ado métalleux-rasta-cracra, à mi-chemin entre Jonathan Davis de Korn et Jean-Pierre Dupire, le type associé à la brillante formule « des poêles plein la tête ». D’emblée se pose donc un problème de crédibilité, surtout lorsque l’on décide de se pencher sur les 125 pages de son You are not a gadget, sorti fin 2010 et toujours en attente d’une traduction française. Pourtant, si ce manifeste lui a valu d’être listé par le Time Magazine parmi les cent personnalités les plus influentes au monde, c’est peut-être qu’il y a quelques idées à en tirer – mais pour éviter de nuire à la portée de l’information, je tairai le fait que Lady Gaga faisait également partie du classement du Time.

Ce manifeste s’avère être l’occasion pour le scientifique d’analyser la révolution digitale au travers du questionnement suivant : que se passe-t-il lorsque nous cessons de façonner la technologie et que c’est elle qui commence à nous façonner ?

Thème classique de science-fiction, on baigne dans les eaux troubles de la théorie de la Singularité Technologique. On frissonne un peu en attendant que l’auteur nous annonce l’avènement de l’ère de l’asservissement de l’Homme par la Machine. Sauf que Lanier n’est pas là uniquement pour se répandre dans des scenarii philosophico-catastrophes ; il aspire à remettre en cause le modèle du Web 2.0, apparenté selon lui à un « totalitarisme cybernétique ». Usant d’analogies technologiques ou bibliques (mais toujours difficiles d’accès pour le profane), il entre en croisade contre les tout-puissants « seigneurs du cloud » (Wikipédia, Facebook, Twitter, Google) qui s’enrichissent grâce à la participation bénévole des internautes, tout en fragmentant les données pour mieux régner.

Les Internets, c’était mieux avant.

Lanier commence par s’interroger sur ce que le Web aurait pu être si d’autres voies avaient été empruntées par les ingénieurs de la Silicon Valley, pour remettre en question l’idée communément acceptée selon laquelle le Web 2.0 est vecteur de liberté. Partant du principe selon lequel les programmes, de plus en plus interdépendants, sont soumis à une certaine rigidité qui participe à en figer le design et la structure, l’ingénieur partage sa nostalgie des premières pages perso, uniques et riches de la personnalité de leur créateur. Soit. On notera tout de même que Lanier occulte quelques fautes de goût globalisées, telles que les comètes étoilées suivant fidèlement chaque déplacement de la souris et présentes sur les trois-quarts des pages créés par les internautes entre 2001 et 2003. Plus compréhensible, le bon père de famille libertaire regrette qu’aujourd’hui la jeunesse découvre Internet en se créant un espace personnel standardisé afin de montrer au monde l’« identité à choix multiples » qu’ils ont pu se constituer en ayant scrupuleusement coché et rempli les espaces délimités par les concepteurs du site.

Il critique ensuite la banalisation de l’anonymat, dont les principales conséquences sont la déresponsabilisation et la déshumanisation des échanges, faisant une large place aux commentaires au mieux non constructifs, au pire gratuitement violents. Dénonçant le leurre de la Culture gratuite, Lanier évoque le fait que choix de l’anonymat pourrait également aboutir à la dévalorisation de la qualité d’auteur : la création n’étant pas récompensée à sa juste valeur, elle risque de finir par se limiter au remixage d’éléments existants sortis de leur contexte, comme le sont déjà les disques démembrés par le mode d’écoute aléatoire de leurs pistes.
Lanier s’attaque enfin au fondement du modèle de Wikipédia, à savoir l’idée selon laquelle le collectif est plus près de la vérité que l’individu, même expert. Compulsant des données qui se veulent objectives, le site évite à l’internaute, victime du « hive mind », la contrainte d’avoir à penser par lui-même (« l’esprit de ruche » étant l’équivalent anglais de l’instinct grégaire, auquel s’ajoute une dimension d’intelligence collective, ici, et selon l’auteur, minime). En prenant le parti de court-circuiter la réflexion critique, comme aurait vocation à le faire toute encyclopédie digne de ce nom, le site promeut une « sagesse des foules » aux relents démagogiques.

Au-delà du simple problème de l’accumulation et de la promotion de données fragmentaires (donc en partie vides de sens), la conséquence la plus grave de ces différentes évolutions serait la négation de la capacité de l’individu à créer, au profit de sa réalité de valeur quantifiable et donc monnayable auprès des annonceurs.

Quoique son analyse soit éclairante du fait de son expertise unique en matière de réalité virtuelle, Lanier, en criant à la réification de l’être humain, semble parfois oublier que celui-ci est doté de raison. J’en veux pour preuve la disparition des comètes étoilées évoquées plus haut, démonstration incontestable de la capacité de l’humain à faire usage de sens critique. L’espoir est permis : un autre Internet est possible.

Jaron Lanier // You are not a gadget, a manifesto de Jaron Lanier // Random House
http://www.jaronlanier.com/

3 commentaires

  1. Un bon vieux réac le mec si je comprends bien, on dirait un dossier télérama sur les dangers de la télévision (son livre).
    FB aura probablement le même destin que Caramail ou Myspace, Wikipédia est une source parmi d’autres, simplement comprenant d’autres biais, et les jeunes s’approprient les outils, quoiqu’en disent les concepteurs (à leurs annonceurs). Tout le modèle de Facebook est fondé sur l’espoir qu’un jour j’aurai envie de me faire agrandir la bite et que donc je cliquerai sur leur petite bannière. Je serai Marco, je vendrai fissa. Comme disait Nahma de Bratislav « il est interdit d’être vieux ».

  2. « Il critique ensuite la banalisation de l’anonymat, dont les principales conséquences sont la déresponsabilisation et la déshumanisation des échanges, faisant une large place aux commentaires au mieux non constructifs, au pire gratuitement violents. »
    Oh bon Dieu comme je suis d’accord sur ce point !

  3. Jaron Lanier nous incite seulement à repenser le numérique.
    Et oui, l’internaute est doué de raison et de la capacité de critiquer, mais il est soumis à des logiciels dont la fonction est de manipuler ses ressorts comportementaux comme le font les machines à sous.
    Le numérique à été dévoyé par la raison de la rentabilité qui fait de nous des « dieux tombés », incapables de sortir de la condition humaine, car voulant à tout prix rester dans notre zone de confort.
    Ce numérique vertueux et non plus virtuel, au service de notre esprit, nous apportant plus qu’il nous prend sans retour, est à notre portée.
    Il suffit de bannir les réseautages sociaux, dure violence que nous devons faire à notre égo qui se projette en cannibale de l’apparence, monstre déjà critiquée aux temps des Lumières.
    Et monter un modèle nouveau d’internet basé sur un système de liens bidirectionnels indiquant la source de n’importe qu’elle information, afin déjà de la rémunérer pour l’enrichissement apporté au système.
    Bien entendu, cela nous sort du mercantilisme protecteur pour nous plonger dans le domaine de la responsabilité…

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