Je vous entends d'ici : signer un papier sur une pâte à tartiner dans Gonzaï, c'est pas l'idée du siècle. Notez d'abord que je ne signe pas, je m’abrite derrière un pseudonyme. Notez ensuite que prétendre à l'idée du siècle, ça ne colle pas franchement avec mon manque d'ambition. Notez enfin que, oui c'est vrai, j'ai un peu hésité mais qu'en plus d'un défaut d'ambition, je souffre également d'un manque d'inspiration (de) chronique.

Et puis soyons honnête, quitte à ouvrir la voie au supplément gastronomie de Gonzaï (étape logique sur la voie de la conquête du grand public bobo parisien), c’est quand même plus exaltant de le lancer avec un article sur un aliment emblématique d’un pays où tout le monde est tatoué et méga-cool — mais qui a néanmoins un goût de vomi —, qu’avec un papier sur l’ouverture du énième bar clandestin de la capitale.
Pour avoir une idée de ce que peut être l’expérience Vegemite, imaginez le croisement entre le pot de Nutella que l’on sort du frigo (pour la texture) et un Bouillon Kub non dilué (pour le goût) ; une pâte solide, presque noire, trop salée et amère, avec un très tenace arrière-goût… organique. Parce que si certains imaginent conquérir le marché du petit déjeuner avec des pâtes à tartiner à base de chocolat et de noisettes, d’autres, audacieux adeptes de l’adage « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire », prennent le parti de séduire la ménagère avec une pâte à tartiner à base de levure de bière. Sans avoir besoin de convier Bourdieu au débat, il est possible d’affirmer que la Vegemite a un goût désagréable dont il est néanmoins possible d’apprécier l’étrangeté.

« Je pense qu’il n y a que toi dans ce pays qui aime bien cette merde », a déclaré celui qui partage mes petits déjeuners quand je lui ai dit que je prévoyais un papier sur la Vegemite. Évidemment, il avait tort : la Vegemite fait partie des emblèmes nationaux australiens, c’est du moins ce que proclame les communicants de la marque rachetée dès 1935 par le géant américain Kraft Foods.

Pour appuyer ses dires, la société n’a d’ailleurs pas hésité à lancer en janvier dernier une édition limitée à l’occasion des 89 ans de la marque. Le produit s’est donc renommé pour un temps « Australia », tout en mettant en avant sur les emballages une poignée d’« Australiens ordinaires aux réussites extraordinaires », comme cet homme ayant donné son sang 57 années d’affilées, ce champion de tennis en fauteuil roulant ou encore… l’équipe nationale de Sudoku. Par pudeur, je tairai la fébrilité qui s’empare de moi lorsqu’il me prend d’imaginer les festivités qui seront organisées pour les 91 ans de la marque.

Intriguée par des actions marketing dont l’extravagance ne pouvait être due qu’à une décimale déplacée par erreur sur la ligne de budget de communication de la zone Asie Pacifique de Kraft, j’ai posé la question aux Australiens natifs ou d’adoption qui m’entourent : peut-on réellement parler d’un emblème national lorsqu’on évoque cette pâte à tartiner ? Alors que ceux qui n’ont pas été exposés au produit depuis leur prime enfance ont trouvé ma question saugrenue, la grande majorité a répondu par l’affirmative.

Créée au début des années 1920 pour palier au défaut de la Marmite anglaise introuvable sur le territoire australien depuis la Première Guerre mondiale, elle met un certain temps à conquérir le cœur des foules, et ce malgré une saveur unique due aux restes de levures de bière des brasseries australiennes dominant sa composition. Cependant, susceptible de palier à de potentielles carences grâce à sa richesse en vitamines du groupe B, elle est incluse dans les rations pendant la Seconde Guerre mondiale et finit de se populariser auprès des soldats et civils.

Ni grasse, ni sucrée, et plutôt amère, la Vegemite n’avait pas de raison évidente de survivre en temps de paix et d’essor économique. Reste pourtant cette nostalgie gustative transmise de génération en génération. Avec plus de 22 millions de pots produits par an — dont 9 sur 10 vendus sur le territoire australien — la Vegemite demeure bien, sinon un emblème, du moins une mauvaise habitude nationale. On peut donc être surfeur, blond et bronzé, et donner quotidiennement dans le vintage alimentaire corrosif. L’ami Ricoré ne donnant plus de nouvelles depuis de longues années, peut-être est-il temps pour nous de réinviter le caustique Viandox à la table du petit déjeuner ?

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