Quelque part entre Angers et Le Mans, un quatuor issu de la mouvance punk digère la variété française pour mieux la recracher dans un tourbillon noise-rock psychédélique. Doit-on en conclure que pratiquer le karaoké sous acide peut mener à l’invention d’un nouveau sous-genre du rock ? Réponse dans cet article qui ne me rapportera jamais aucun droit d’auteur.

Dans l’histoire du rock, il faudrait un jour dresser la liste des groupes qui ont commencé comme une grosse blague. Alors certes, on ne sait pas encore si Tu brüles mon esprit marquera son temps – même si on les aime bien, on se permet d’en douter. En revanche, une chose est sûre : ils rentrent à coup sûr dans cette glorieuse catégorie. Leur chanteur s’appelant Gabriel, la farce a donc commencé comme ça : « Gabriel chante Gabrielle », celle qui brûlait l’esprit de notre Jean-Philippe Smet national en 1976. Voilà le trait d’esprit sur lequel tout s’est construit.

« Ce soir-là, il a enterré tous les pros du karaoké »

Toutefois, ici, pas question de parler de « reprise ». Pour éviter tout problème légal ? Non. D’un point de vue technique, tout simplement, le terme ne colle pas. Embauché à l’arrache quelques jours avant un premier concert, le grand frontman à la voix puissante (Gabriel donc) improvise des bribes du texte éponyme sur une coulée noise guitare-batterie de 20 minutes fraîchement composée par ces partenaires de crime musical. Avec une seule et unique répète de deux heures dans les pattes, le groupe se produit pour la première fois. « J’ai l’impression d’être un escroc » s’émeut le batteur avant de monter sur scène. « C’est normal, c’est le rock’n’roll », rétorque Gabriel, aussitôt à l’aise dans son rôle d’imposteur : « Je savais à peine ce que j’allais faire, la seule consigne c’était de me taire pendant les cinq premières minutes. » Mais Guillaume, le guitariste, n’avait lui aucun doute sur le capacités de son chanteur : « Bien avant que tout commence, il y a quelques années, je l’avais vu chanter dans un karaoké, où on était tous un peu perché… Il avait fait le Lèche botte blues d’Eddy Mitchell. Ce soir-là, il a enterré tous les pros du karaoké. »

Construit sur cette base de galéjade, le projet se développe néanmoins et se structure, l’air de rien. Une claviériste les rejoint. Et le répertoire s’agrandit. De Johnny à Joe Dassin en passant par Marc Lavoine ou Eddie Mitchell, Tu brüles mon esprit se lance dans une exploration de la mythologie variétale française en s‘appropriant des fragments de textes, des confettis verbaux issus de refrains ancrés à jamais dans notre conscience collective : « Ce sont un peu comme des madeleines de Proust, explique Gabriel, on a été bercé avec, on les connaît sans les connaître… Ce qu’on fait, c’est une digestion de variété française. Mais ce sont nos morceaux. »

Portés par des subtiles compositions psyché-noise parfois lancinantes, parfois éruptives, teintées d’une légère touche rock-prog’, les grands esprits de la varièt’ sont ainsi tronqués, édités, scandés, éructés ou répétés avec rage dans un tourbillon de réverbération chamanique. C’est un vortex musical jouissif, qui nous aspire dans un univers parallèle où Maritie et Gilbert Carpentier recevraient chaque semaine dans leurs émissions un punk sous LSD pour entonner les succès du moment.

Cependant, le groupe ne revendique aucune volonté de pastiche ou de moquerie. Ancien chanteur d’un groupe punk-oï, Gabriel peut disserter des heures sur Eddie Mitchell ou fredonner sans honte du Véronique Sanson à la terrasse d’un bar rock. Il y a donc une forme de respect, oui. Mais aussi une certaine distance nourrie par leur côté punk : « Les grands succès, c’est avant tout l’amour, analyse Gabriel, mais tout a déjà été dit sur l’amour, car les artistes de la variété française, il n’ont fait QUE ça depuis des décennies ! Donc on le décline aussi, mais à un moment faut que ça devienne fou. Et donc ces textes, tu peux les violenter, les tordre, les briser en deux pour leur donner une autre couleur. ‘L’été indien’ par exemple, c’est la recherche d’un moment que le gars ne retrouvera jamais… Il vit dans une nostalgie permanente, donc ça devient ‘je n’ai jamais été’. ‘Couleur menthe à l’eau’, c’est un type qui flashe sur une nana qui ne le regarde pas, avec toute la frustration qui va avec. J’en joue pour que ça devienne ‘mentalo’ parce que c’est dans la tête, tu vois ? »

« Un hommage aux compiles best of dégueulasses des années 80-90″

OK, mais alors, est-ce que la grosse blague ne serait pas devenue un véritable concept ? Un truc intellectualisé, un peu chiant ? Au contraire : pour nos quatre loustics, tous issus d’une scène indé-punk-DIY plutôt engagée et relativement à cheval sur les questions d’éthique, cette histoire est avant tout une fabuleuse récréation, avec une bonne grosse dose d’autodérision. « Personne ne fait ça dans la scène, reconnaît Gabriel. Au départ, il y avait un peu de retenue, certains nous on dit qu’on devrait plutôt écrire nos propres textes… Mais au final, utiliser un matériau qui ne t’appartient pas, c’est hyper libérateur ! » Et à ceux qui critiqueraient le manque de « sens » de cette démarche, Guillaume répond : « Le sens, il se trouve dans la manière qu’on a de faire de la musique. » Sorti sur deux micro labels punks et indépendants, leur premier disque baptisé « Master Serie » (là encore un « hommage » aux « compiles best of dégueulasses des années 80-90 ») précise très clairement la mention « NO COPYRIGHT ». Le contraire aurait été une sacrée blague.

Tu brüles mon esprit // Master Serie // Donnez-moi du feu/Et mon cul c’est du tofu (K7 et vinyle)
https://tubrulesmonesprit.bandcamp.com/album/master-s-rie

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