Pour survivre à l’industrie du spectacle, le presque quinquagénaire s’attèle à faire disparaître tout le désir qu’il peut encore susciter. L’heure de prononcer l’éloge de sa média-insignifiance.

Dans Hard times killin’ Floor blues, le court et fascinant documentaire qu’Henri-Jean Debon a consacré à Jeffrey Lee Pierce en 1991, soit cinq ans avant sa mort, on peut voir Nick Cave pénétrer à reculons chez l’ex-leader du Gun Club en totale déroute et finir par lui proposer de quitter un appartement qui, selon lui,  « pue la mort ».

https://youtu.be/Mf9MIXyDZkI?t=19m54s

En 2016, la mort n’a sans doute plus la même odeur mais persistent encore cet état d’abandon, ces blagues qui tombent à côté de la plaque et cette ironie tragique qui finit par envelopper toutes les conversations. Personne n’a dit que Tricky allait mourir ; disons plutôt qu’il travaille à disparaître en gommant peu à peu ce qui pourrait constituer son utilité, en se couvrant dans une couverture de survie, une sorte de cape d’invisibilité qu’il se tricote sans doute lui-même. Sans maison de disques depuis six ans, sans hit ni swag particulier, l’ex star des 1990 s’est tranquillement enfoncée dans l’insignifiance médiatique en cherchant par tous les moyens à ne rien dire de particulier, à ne rien engager de véritablement promotionnel au fil d’albums qu’il a fini par produire lui-même sur son label False Idols (au cas où ça ne serait pas clair). Curieusement, on peut sentir chez lui quelque chose de Bob Dylan dans cette façon de mélanger des histoires et de suivre une anecdote pour arriver à un mystère de plus, une banalité insondable. Disparaître c’est ainsi entrer au profond de la terre comme la taupe de I wish I was a mole, le fameux standard de 1928 sur lequel s’arrête notamment un Greil Marcus à propos de la compilation  Anthology of american folk music, considérée comme l’un des leviers du renouveau de la musique Folk à la fin des années 1950. Si si, croyez-moi,  il y a un rapport : Marcus s’était alors mis en tête de faire écouter ces titres à quelques érudits qui suivaient l’une de ses conférences en 2000 et, à cette occasion, exprima sa perplexité d’entendre quelques-uns avouer ne pas supporter la « platitude » de ces musiciens. Et de citer notamment cette remarque : « Ils ont entendu ces chansons toute leur vie. Alors elles les ennuient… C’est comme s’ils ne souciaient pas qu’on les écoute ou pas, c’est peut-être pour ça que je ne les aime pas. C’est comme s’ils n’avaient pas besoin de nous. » (1)

Un verre dans la gueule

J’ai l’impression que Tricky en est un peu là aujourd’hui. Et c’est peut-être cette aptitude à l’insignifiance qui crée les conditions de sa légende. Au-delà de la promotion d’un disque – mais qu’est-ce qu’un disque aujourd’hui ? – il est évident qu’il ne soucie guère qu’on l’écoute ou pas et que l’on aime sa musique, ou pas. « Ce n’est pas mon problème », m’a-t-il répondu lorsque je lui ai clairement posé la question. Au Portugal, une meuf lui balance son verre à la gueule, parce qu’elle trouvait le show « pas assez  Maxinquaye » (son premier album culte de 1995). Et alors ?  Une autre se présentant comme professionnelle de santé lui confie que ‘Angels with dirty faces’ lui a sauvé la vie en 1998. Et donc ? Les gens peuvent bien penser ce qu’ils veulent, quelle importance ? D’ailleurs, ils viennent de moins en moins à des concerts qui finissent par ressembler à des sortes de messes ésotériques où des musiciens plus ou moins connus viennent observer les limites de ce que peut être un show, ou plutôt un « non show », ici joué à deux micros que l’on fait voltiger comme dans un western de pacotille, tout en murmurant derrière des bandes enregistrées, toujours en retrait des brèves performances de jeunes prodiges tel le guitariste Paul Noels  qui accompagne ici cette tête d’affiche que le petit gars de Bristol tient toujours à incarner (« c’est quand même mon nom sur l’affiche »). L’atout de Tricky, c’est surtout sa capacité à détecter les bonnes ondes et à rendre possible l’expression d’un talent original qui sans lui resterait peut-être à l’état de latence. Son hésitation à assumer les parties vocales ouvre la porte à une créativité à rebondissements qui marque chacune de ses productions qu’il appelle ses « matériaux ».  Le plus étonnant, c’est que le dernier disque ‘Skilled mechanics’publié en janvier 2016, est plutôt de bonnes factures. D’abord, on y entend moins ces bruits de films gores, pelleteuses, graviers et autres roches passées à la broyeuse qui étaient devenus une spécialité de la maison. Tricky cherche visiblement à clarifier sa ligne du presque rien, produisant des albums ultra-minimalistes qui étouffent les lignes mélodiques ; au final, des whispering songs panachées par des bouts de covers conçus comme des films de vacances projetés dans une maison abandonnée. Des souvenirs toujours présents et plus personne pour s’en occuper.

Morgue brillante et flow dégouté

Au fil de l’écoute, ce n’est peut-être plus seulement la taupe de la chanson qui apparaît derrière cet « habile mécanicien » (soi-disant le nom donné aux agitateurs que la CIA envoie dans des pays lointains pour foutre la merde et préparer l’effondrement des régimes ennemis). Le Tricky d’aujourd’hui, toujours un peu tendu et considérablement amaigri, a également envie de s’échapper dans le cosmos, vers quelque chose de blanc, d’un peu clinique et, forcément, de toujours un peu inquiétant. Et le résultat, en matière de production, est assez convaincant… Alors qu’on sent bien que tout le monde est obligé d’en faire des tonnes pour arriver à quelque chose qui voudrait juste tenir la route, il y a ici une sorte de légèreté/variété qui ne faiblit guère tout au long d’un album imprévisible et pourtant loin d’être chaotique. Seule fausse note peut-être,  le titre Boy un peu surjoué dans son style Tricky forever : « Mon père m’a abandonné, il ne se souvenait jamais de mon nom lorsque j’ai fini par le retrouver et le visiter… Une histoire que j’aurais pu écrire il y a vingt ans », dit-il dans le dossier de presse. Et c’est bien le problème de cette chanson.

De l’album lui-même, il semble peu enclin à parler ni de la morgue brillante de son flow dégouté sur Well, ni de cette reprise très daft-punkienne dont se charge le batteur Luke Harris (Bother), ni de hip-hop en général pour lequel son avis semble invariablement provoquer des polémiques oiseuses. À force d’insister, il finit par citer le nom d’Inna Modja, ex-mannequin malienne reconvertie dans la zizique qui chante haut et fort le désarroi des femmes victimes civiles des guerres à répétition. En insistant encore, on lui arrache une poignée de détails inattendus : son inclinaison vers l’Est du continent et plus clairement vers la Chine où il retrouve – après Paris – son confort gastronomique. Sa fascination pour une petite famille BCBG berlinoise qu’il observe de son appartement de Neukölln, hétéro 4 enfants tous sportifs absolument pas intéressés par les réseaux sociaux et toujours au garde-à-vous lorsqu’il s’agit de faire des trucs « ensemble ». Son goût, enfin,  pour une ville lente et cool où il y a « tellement à voir, tout le temps » qu’il n’est pas utile de sortir en clubs pour se bourrer la gueule. À Berlin, Tricky a peut-être trouvé une ville d’adoption, faux bordel et vraie matrice où l’on peut se lover furtivement et espérer trouver une petite place dans ce qui serait une famille d’accueil …  « Je les regarde de ma fenêtre et je ne m’en lasse pas, c’est vraiment la famille que j’aurais aimé avoir. »

La taupe qui fait la morte

De son point de retrait du grand monde (Nico ? Moondog ?), Tricky s’allège encore de tout ce qui déborde de son chemin de vie.  Quasi néoconservateur dans sa conception des rapports humains, il l’est également dans cette façon très rock’n’roll de faire le job : attendre et attendre encore puis, finalement, enregistrer en pariant sur une énième nouvelle tournée. Dans le dictionnaire du Tricky illustré,  le mot (in)signifiance se tient à peu près entre « signe » et « silencieux », ce qui décrit assez bien le personnage qu’il est devenu, à la fois média et message et dont le seul moteur consiste à recommencer chaque fois l’histoire pour rencontrer des inconnus, des gens qui n’ont jamais entendu parler de lui, comme si, à rebours de tout plan de communication, seule l’imprévisibilité pouvait lui garantir un espoir d’avenir. Il peut alors se retrouver en position de donner ce qu’il a de plus précieux : cette frêle liberté de l’après-coup, bruit et fureur de la célébrité, tremblement de terre personnels, que l’on espère chaque fois être le dernier afin que renaissent ces lignes mélodiques curieusement neutres, ces boucles de l’étrange qui s’empilent pour construire des mottes de terre sous lesquelles la taupe fait la morte, histoire de ne plus être emmerdée.

Tricky // Skilled mechanics // False Idols
http://www.trickysite.com/

(1) « Quand j’ai débarqué dans ce pays », in Granta 2001, « Bob Dylan » Greil Marcus, Galaade éditions, 2013

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