Avec Dave Grohl et Phil Collins, c'est surement le batteur le plus connu du monde. Monsieur Tony Allen, 74 ans, sommité du monde de la musique, créateur de l'afro beat, fidèle compagnon de Fela durant les 70's a tout connu : le climat et les tensions politique du Nigeria, les Black Panthers, l'exode en Europe. Il a tout connu, sauf John Bonham..

Brian Eno a dit de lui qu’« il est sans doute le plus grand batteur qui ai jamais vécu ». Ce qui surprend le plus avec Tony Allen, c’est qu’il ne s’arrête jamais: il est de tous les projets de Damon Albarn depuis dix ans, on le retrouve aux côtés de Flea des Red Hot Chili Peppers, Jimi Tenor, Theo Parrish ou Paul Simonon des Clash. Ou encore sur les superbes disques concoctés par le producteur frenchie Doctor L aka Liam Farrell. C’est ce même Doctor L qui avait soigné son retour dans le game en 1999. Depuis il ne s’arrête jamais. Le tube La Ritournelle de Sebastien Tellier, par exemple, la fameuse batterie, c’est encore lui. Tony Allen, né en 1940 à Lagos au Nigeria, a une très longue carrière. Même s’il est indissociable de Fela, il ne faut pas oublier qu’il n’était pas seulement « le batteur de Fela», mais qu’il officiait aussi en tant que directeur artistique du fameux Fela Kuti & Africa 70. Rester ancré vers l’innovation, ne jamais faire de surplace, voilà le crédo de Tony Allen. A l’occasion de son nouveau disque « Film of life », on s’est entretenu avec lui.

Votre album donne une sensation d’apaisement quand on l’écoute.

Oui, il est apaisé, c’est exactement comme ça que je l’ai voulu et réalisé.

Comment concevez-vous vos morceaux ?

J’ai ma propre méthode d’écriture, mais la première piste sur laquelle je me concentre: c’est la batterie. Je veux être sûr que les motifs de batterie que je vais faire pour un nouvel album, n’ont pas été déjà produits avant… Produits par moi, bien sûr. L’évolution constante est le cœur de l’afrobeat. Aujourd’hui beaucoup de groupes en jouent, mais ce n’est pas toujours de qualité, parce que le cœur, la base de l’afrobeat reste la section rythmique, et l’innovation qui en découle. Tous ceux qui veulent écouter de la vraie afrobeat doivent être attentifs à la batterie et au rythme. C’est sa base même.

Et vous êtes le père de l’afrobeat…

Oui, mais j’essaie toujours d’explorer différentes directions, après c’est au public de les comprendre et de les atteindre. Les gens qui se disent « oui, c’est toujours le même genre de musique et de rythmes » se plantent. Non, l’afrobeat c’est à la base une musique composé en mesure 4/4. Apres il faut parvenir à faire progresser ce 4/4  en partant de ce canevas. Par exemple, quand j’attaque la première mesure, j’ai une façon toute particulière de me placer. Les gens se demandent « mais où est la première mesure ? Quand commence- t-elle exactement ? ». Les personnes ont une certaine façon de concevoir et anticiper les mesures, là où elles doivent se placer, etc. Et c’est à moi de les surprendre. Comment parvenir à placer l’espace entre les deux premières mesures ? Les gens se demandent ce qu’il y a entre, ls essaient de localiser inconsciemment la rythmique entre les deux mesures, alors qu’il y en a pas. Là réside l’une des clés du rythme afro beat. Parfois la mesure commence sur la grosse caisse, et parfois sur la caisse claire : cette façon de faire rend les gens dingues.

Vous semblez être un théoricien du rythme : comment avez-vous appris la batterie ? Aviez-vous un professeur ?

Non, j’étais mon propre professeur. J’ai écouté beaucoup de disques quand j’étais gamin.

Quels disques écoutiez-vous ?

Disons que quand j’ai décidé de jouer de la musique, j’ai commencé à étudier les disques et la musique qui m’entouraient. Des disques de jazz : Gene Krupa par exemple, qui était un de mes préférés. La première fois que je l’ai entendu, j’ai trouvé sa musique incroyable. Gene Krupa était un des meilleurs. Plus tard j’ai écouté Art Blakey & The Jazz Messengers, et aussi Elvin Jones.

Puis Max Roach est arrivé… C’est celui qui a tout changé pour moi. Il a changé mon approche du rythme, de la batterie, la vision que j’en avais. Après lui ce n’était plus pareil. Dès que j’entendais un batteur, je me disais qu’il ne jouait pas correctement. Enfin, il ne jouait pas assez bien pour moi. Je me suis plongé dans le travail des autres batteurs, j’essayais d’analyser quel était leur démarche. Et ce qui a tout chamboulé, c’est bien l’arrivée de Max Roach ! J’avais lu deux pages d’explications de Max Roach sur le rythme dans Downbeat Magazine quand j’étais gamin. Il expliquait sa technique nouvelle qui tenait dans la hi-hat, la charleston. Avant Max Roach, personne ne l’utilisait. Elle était là, dans les kits de batterie à titre décoratif, mais personne ne l’incorporait dans son jeu. Elle restait constamment fermée. Mais ce que Max Roach a apporté, c’est l’ouverture de la charleston (Tony Allen tape dans ses mains , en mesures, clap, clap, clap). Pourquoi personne n’y a pensé avant ? Pourquoi personne ne l’avait ouverte avant cela ? Alors quand je suis arrivé, , je l’ai ouverte comme Max Roach. Je savais comment on devait l’utiliser. Mais autour de moi, dans les 50’s, tout le monde jouait de la highlife music (NdA : style de musique mêlant musique Africaine et swing jazz US) et se foutaient de la charleston. Je jouais aussi dans des groupes de highlife à l’époque, mais j’étais convaincu que ce que j’avais lu dans le magazine était la bonne façon de jouer. Du moment que j’ai ouvert la charleston dans mon jeu, tous les autre batteurs m’ont regardé jouer ma version de la highlife comme si j’étais un alien. Ils n’avaient jamais vu ça, ils n’arrivaient pas à comprendre. C’était totalement fou pour l’époque : « comment tu fais ça ? » Je leur ai simplement dit « écoutez, c’est comme ça qu’on joue maintenant ». Et tout le monde a suivi ma façon de jouer. J’ai fusionné ces éléments jazz de Max Roach dans la musique highlife. Ça a changé la vibe du mouvement à l’époque. L’afrobeat a commencé à ce moment-là. Rien de révolutionnaire à la base finalement : j’ai fait ça juste en lisant un magazine et en étudiant les bons disques. J’étais complémentent différents des autres batteurs. Et ça c’était avant que je rencontre Fela.

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Justement, quel genre de mec était Fela ? Vous avez travaillez ensemble pendant de nombreuses années, et puis il semble que vous ayez pris des chemins différents. Vers la fin, Il était beaucoup plus impliqué dans la politique alors que vous étiez toujours concentré sur la musique.

Exactement. J’ai toujours été, et je suis toujours, impliqué musicalement. Fela, lui, si il ne faisait pas de musique, il aurait pu être un politicien, tu vois. Donc sur la fin, il avait deux facettes qui s’offraient lui, la politique ou la musique. De mon côté, j’ai choisi la musique. Lui a choisi la voix politique, et je respecte cela. Pour le défi qu’il m’a donné tout ce temps qu’on a joué ensemble, je l’aimerai toujours.

Etait-il le patron au sein du groupe, ou étiez-vous  sur le même niveau ?

… Il n’a jamais été mon patron. Bon, il était le patron, car tout ce qui sortait était labellisé Fela. Mais ce n’était pas le seul capitaine du navire. J’étais le second. Il ne m’a jamais donné des directives. Et moi pareil avec lui. Quand il a pris sa décision d’être impliqué en politique, je lui ai dit « ok, tu veux aller dans cette direction ? Fonce, mais moi je ne te suivrai pas, car la musique est plus importante pour moi ». Je n’allais pas continuer à être dans la main du système qui me traitait comme de la merde à cause de mon travail à l’époque. Non. Personne n’est parvenu à nous copier, lui et moi, même si tout le monde a essayé. On ne peut pas imiter ce mec :  he was a special guy.

Contrairement à Fela, je ne me suis jamais marié 27 fois !

On sait que Fela était à fond dans la drogue et les femmes. A l’époque étiez-vous dans la même démarche ?

Oui, bien sûr, mais pas dans l’excès. Tu parles de drogue, mais il ne prenait pas de drogue dure. On fumait de la marijuana, c’est tout. Après concernant les femmes, on était pareil. Bon, mais moi, je ne me suis jamais marié 27 fois comme lui ! Personne n’a refait cela après lui.

Durant les 70’s, votre musique avec Fela était très militante et politique. Plus tard, vous avez enregistré en solo des morceaux comme Lagos No Shaking ou Never Expect Power Always. Il semble que vous retourniez à un sujet militant avec votre titre Go Back enregistré avec Damon Albarn ?

Go Back ainsi que la chanson Boat Journey sur mon dernier album, est un avertissement, un conseil. Cela parle de gens qui sont désespéré, qui veulent changer et s’échapper de la situation de leur propre pays. Ce ne sont pas eux qui ont provoqué ces problèmes, mais ils en sont victimes. Ces situations sont causées par les gouvernements qui ne proposent pas d’alternative. Ces chansons sont juste des conseils que je donne. Si je suis ici maintenant, c’est parce que la situation dans mon pays était dingue et intenable à l’époque. Je devais en changer, aller ailleurs. Cela m’a pris beaucoup de temps de choisir l’Europe et ça n’a pas été simple. Quand la situation est devenue inextricable dans mon pays et que je ne pouvais plus y travailler, le moment était de venu de changer d’endroit. Cela a été possible car j’avais un visa. Comme j’étais musicien, et que mes disques se vendaient, je pouvais aller où je voulais : l’Amérique ou ailleurs.
Si je pouvais conseiller les gens qui souhaitent changer de pays, je les dissuaderais de prendre des risques, comme grimper dans un bateau qui pourra s’abîmer en mer. Pourquoi prendre ce risque? Que peut-il se passer quand en accostant dans un autre pays ? Il n’y a pas de travail pour toi, au final, tu n’as pas les bon papiers. Ils regardent avec plein d’espoir l’autre côté de l’océan, mais au final, les autorités et les gardes les attendent à destination. Ils finissent parqués dans des camps de rétentions pour un temps indéfinis. Le risque est démesuré.

Peter Gabriel a aidé de nombreux musiciens africains.

Que pensez-vous, d’artistes comme Peter Gabriel ou Brian Eno, est-ce qu’ils s’accaparent la musique africaine comme des colons, ou alors participent-ils à sa promotion ?

Vous savez, beaucoup de gens se disent « oh, ils sont en train de voler la musique des Africains ! » Je ne suis pas dans ce genre de raisonnement. De ce que j’en sais, Peter Gabriel a aidé de nombreux musiciens africains. Le fait même de travailler avec quelqu’un du calibre de Peter Gabriel t’expose à une audience bien plus large. Faire travailler d’autre musiciens, ne fais pas de toi un pilleur. Tu peux prendre la musique, la toucher, t’en servir : la musique appartiens à tout le monde.

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Votre dernier album date de 2009, mais vous ne vous arrêtez pas pour autant. Entre temps vous avez enchainé les collaborations, vous avez travaillé avec Damon Albarn notamment. Est-ce que ces expériences vous nourrissent pour vos disques solos ?

Pas du tout. Ce n’est pas du tout la même chose. Quand je bosse pour Damon, par exemple, je me donne à 100% de mon attention pour son projet. Mais quand le projet est fini, je passe à autre chose, quelque chose qui va m’accaparer totalement. Il s’est écoulé cinq années entre mon avant dernier album et celui-ci. Pendant ces cinq années, j’ai été occupé à travailler avec d’autres personnes. Alors, ce disque, j’ai réellement mis deux années à le concevoir. Je ne veux pas me répéter, je veux toujours faire quelques choses de neuf. Et cela prend du temps. Je joue les chansons, ensuite je les écoute. Si cela ne me convient pas, je retourne en studio, et je les enregistre de nouveau. Encore et encore. C’est un long processus, jusqu’à ce qu’en soit satisfait. Entre ces sessions en studios, je m’entraine, je rejoue, c’est comme un croquis que je refais constamment, avant de l’enregistrer une bonne fois pour toute. Parce que la réalité, c’est quand tu arrives en studio pour mettre cette matière à plat. Je me donne du mal pour satisfaire mon public et mes fans. Je ne veux pas leur servir la même chose.

John Bonham et Keith Moon ? Jamais entendu parler d’eux.

Vous parlez de vos fans à l’instant. Beaucoup de musiciens de votre âge attirent un public de quadra ou quinquas à leurs concerts. Ce qui est incroyable avec vous, c’est que vous avez des fans très jeunes. C’est quoi votre secret ?

Je n’ai pas de secret, je reste moi-même. Il y a plein de gens qui me suivent mais quand je les regarde, je me sens pareil à eux, même s’ils sont plus jeunes. C’est intéressant, car la jeune génération est en train de vivre ses meilleurs années, elle a soif de découvertes. C’est toujours bien d’être connecté à eux, j’en suis fier. Les personnes de mon âge, souvent, ne sortent guère et restent à la maison, ne veulent plus découvrir grand-chose. Quand je vois mon public, je ne vois pas de jeunes ou de vieux, je vois juste des personnes en train de sourire.

Est ce qu’il y a des batteurs blancs que vous appréciez, comme John Bonham, Keith Moon ou Jaki Liebezeit…

… Jamais entendu parler d’eux…

..Heu, ce sont les batteurs de Led Zeppelin, The Who et un autre groupe qui s’appelle Can.

Ah oui, Led Zeppelin oui. Tu sais, on me parle de tel ou tel batteur mais il faut que je les voie en action pour me faire une idée. Quand je vais dans un club ou dans une salle de concert, plusieurs groupes peuvent se succéder dans la même soirée et je ne me concentre uniquement le batteur. C’est une obsession pour moi. Si le batteur est bon, et je ne parle pas d’afrobeat mais de musique en général, je le vois. S’il joue bien ou s’il est juste posé derrière ses fûts, je le vois, je le sais. Je ne peux pas parler de guitare ou de quoi que ce soit d’autre parce que ce n’est pas mon rayon. Mais pour ce qui est de la batterie, je sais de quoi je parle !

Entretien : Love Gérard avec Romain Flon
Photos by Astrid Karoual

Tony Allen // Film Of life // Jazz Village (Harmonia Mundi)

Pour ceux qui lisent l’Anglais : Tony a sorti l’année dernière une biographie magnifique non traduit en France : « Tony Allen, an autobiography of the master drummer of Afrobeat ». Chez Duke University Press.

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