Thomas Lévy-Lasne est un oisif perfectionniste parti à la recherche du temps perdu dans nos smartphones. Portrait d'un « exhausteur de réalité », qui expose à la galerie Isabelle Gounot jusqu'au 23 Février.

#1 Webcam 20, 2012, crayon sur papier, 12,5 x 15 cm

Peinture d’une fête. Canettes écrasées et des cigarettes vidées, cadavres de Heineken, un Cyrano de Bergerac cuvée 2012, de l’eau dans un gobelet en plastique, un restant d’olive pourries. C’est tout? Pas de tigre qui bondit hors d’une bouteille de vin? Pas de montres molles? Pas de visages effacés ni de tables-fusées? Non, rien de tout ça: oui, c’est « tout ». Thomas Lévy-Lasne ne peint que le réel « pur », celui qu’on connait et qu’on boude fréquemment, celui dont on se préserve en courant dans les expositions, dans les musées et dans les cinémas pour l’oublier ou pour s’en protéger. L’auteur de Webcam 20 cherche nous fait bouffer du réel tout cru. Mais fait-on de l’art avec du cru? Celui qui se contente de nous donner à voir ce qui est sans chercher ce qui devrait être ou ce qui se cache derrière crée-t-il vraiment quelque chose? Oui, si l’on comprend que faire art, c’est avant tout, rendre présent le monde dans ses moindres détails.

« Toutes ces œuvres, ces livres, ces images, ces films, ça ne sert pas à s’extraire du réel, s’en divertir ; au contraire, ça sert à nous rendre plus intenses car plus sensibles, plus ouverts, plus gourmands, plus forts, plus solidaires, face à ce que nous partageons tous, même avec les morts ou les futurs vivants. Il reste à vivre tout ça. »

#2 Laetitia au lit, 2012, huile sur toile, 130 x 195 cm

Le peintre barbu ne cherche donc pas à nous faire « décoller », à « oublier ce monde de merde », à « fuir dans une autre réalité. »: il cherche à rendre le visible, visible. Lévy-Lasne entend – et la tache est minutieusement balèse – nous faire adhérer à notre présent en en soulignant ses détails les plus anodins: une bouteille de coca-light un peu défoncée, le lumière vert fluo d’une charge de Macbook, un pied sale dans le lit, une affiche d’Harry Potter près d’un string, un emballage de pain pré-cuit déchiré. Thomas Lévy-Lasne cuisine le monde en plusieurs étapes. D’abord, il fait le marché aux détails, flaire les micro-évènements de son quotidien et les prend en photo. Ensuite il cherche la bonne recette. Sur Photoshop, il agence les détails capturés et dose au (insta)gramme près une image qui le fait baver. Après, il dispose sur le « plat »: sur une toile, il jette sa boue picturale, mélange d’huile et de pigments colorés. C’est l’étape où il on va avec les mains, peignant, à petits coups de pinceaux, il redonne de la chair au virtuel, il rend sensible une image pixelisée. Enfin, il dresse la table et fait goûter: au vernissage de son exposition, les gens bouffent le réel à plein regard et le trouvent savoureux sur la toile quand ils l’ignoraient dans leur champs (ou potager) de vision habituel.

« Pour représenter la cabine d’une manière gourmande, je l’ai peinte d’une manière gourmande et c’est cette gourmandise même qui, passant par la peinture, peut modifier la manière de voir du spectateur. »

#3 Fête 23, 2012, aquarelle sur papier, 15 x 20 cm

« Dans le même temps cet Atelier (…) semble riche d’un bonheur d’exister qui irradie de toutes parts et saisit d’emblée le spectateur, et qui témoigne d’une jubilation perpétuelle au spectacle des choses » (Clément Rosset, Le Réel et son double)

Peinture d’une fête (23). Chiottes dégueulasses, évier boucher où s’entassent les gobelets et les mégots, cendre qui pourrit sur le savon de la salle d’eau. Mais c’est pas un peu triste, de mettre sur un tableau ces restes sales de la soirée d’hier, d’être aussi terre à terre – d’être  bière à bière? Non, la démarche de Thomas Lévy-Lasne est tout sauf « triste ». Certes, elle ne dit rien de plus que ce qui est, mais elle ne dit surtout rien de moins que ce qui est – avec ce réel donné tout cru à bouffer, il n’y a rien à s’illusionner. Tout est sur la table, frais, nature sans sucre: on peut jouir dans s’inquiéter de découvrir de l’Aspartam cancérigène dans le colorant alimentaire, on peut se goinfrer de réel sans crainte de voir une autre « triste réalité » nous rattraper. En ce sens, on pourrait dire de Thomas qu’il est aussi bon vivant que chasseur d’illusion – et, plus loin, que c’est la joie de chasser les vampires du réel qui rend Buffy-Lasne si bon vivant.

« Peindre quotidiennement permet d’être dans cet état d’esprit, on sort de l’atelier avec un énorme appétit d’apparence, ça me rend très heureux. »

#4 Devant Courbet, 2011, huile sur toile, 97 x 130 cm

« La haine de la réalité, elle est partout. Le réel photoshopé par dégoût. Une financiarisation qui s’auto-finance. Une censure terrible autour de la mort, la maladie, la souffrance. Les vacances super ailleurs pour se consoler de son travail pas du tout intéressant.  Une nette tendance bobo anar au désengagement dans la vie collective. Des espaces entiers du monde qui sont invivables et où tout le monde circule dans un déni collectif, le RER B, les zones périurbaines des villes de province…  Les écrans, les écrans, les écrans.  Ma génération télé a évidemment plus vu que vécu. Je n’essaye pas de faire de la morale, je suis moi-même un adepte forcené du kit main libre, d’Apple et de Facebook. »

Peinture d’une fête (32). Plancher dégueulasse, traces de vin sous la table, jean balant comme si on avait chié dedans, ongles noir sur ta petit robe blanche – et puis c’est tout. Oui, mais avec ça on a déjà beaucoup à faire, et pas seulement en débinant son iPhone pour garder souvenir d’une « super soirée les mecs ». L’entreprise de Lévy-Lasne a ça de fascinant qu’elle nous incite à reconsidérer le réel figé en s’y attardant avec le regard plutôt qu’avec la facilité d’un appareil. C’est une réalité augmentée qui nous est proposée, au sens littéral. Oui, les corps devant nous sont souvent indisponibles parce qu’absorbés par le virtuel d’un ordinateur ou d’un téléphone portable, mais leur inattention au monde ne les rend pas moins disponibles à notre regard, ne les rend pas moins moins présents effectivement.

#5 Au portable, 2009, huile sur toile, 50 x 73 cm

Les yeux grands ouverts sur la chair du monde, on sort donc des toiles de l’exposition Visiblement mouvementés, remis en mouvements, avec le réflexe nouveau d’interroger chaque situation à priori ba(na)lisée. Chaque situation, c’est à dire celle-ci, par exemple: celle de l’instant où j’écris/où vous lisez ce papier. Ce bureau, ce Macbook, ces enceintes, cette lampe Ikea, ce Gonzai Magazine tout frais et ces mains qui grouillent sur le clavier : comment les rendre présents à mon regard? Quelle serait la meilleure composition pour faire apparaitre leur beauté, leur singularité? C’est à sans cesse travailler du regard le réel que Thomas Lévy-Lasne nous incite. A travailler le réel d’une fête pauvre où les chauffages servent de tabouret, celui d’une vidéo Youporn triste à chialer ou d’une boîte de nuit sale qu’on pénêtre par ennui. Parce qu’il y a toujours quelque chose plutôt que rien, il s’agit de travailler l’intra-ordinaire de tous les moments, même (et surtout) ceux d’oisiveté.

http://www.thomaslevylasne.com
Exposition personnelle «visiblement», galerie Isabelle Gounod, du 5 janvier au 23 février 2013, 13 rue Chapon 75003 Paris.  Plus d’infos ici

4 commentaires

  1. J’aime beaucoup sa façon d’associer un traitement réaliste, figuratif et somme toute classique, « beau », à des sujets moins « reluisants ». Ça crée un impact. Bazooka. Super artiste, super article, merci !

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  2. Très bon article, merci. La réalité sous toutes ses formes, traitée sous (presque) toutes les formes plastiques.
    Et moi je pense à Richter.

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