Lorsqu'AC/DC a fait semblant de publier un album, il y a de cela deux ou trois ans, je m’étais pieusement rendu chez mon disquaire local sur Jamaica Street. Las, les Australiens d’AC/DC avaient passé un accord de diffusion exclusif avec Walmart, en France quelque chose entre Carrefour et Casino (je précise aussi que j’utilise l’expression "les Australiens d’AC/DC" au troisième degré au moins, ceci afin d’éviter des commentaires inutiles). Désappointé mais non point découragé, je proposai à Tod (le disquaire), pour ne pas repartir bredouille, de me passer un album de chez Fat Possum. Tod avait plutôt bon goût ; j’héritai d’un album de blues étrange et tranchant, c’est la première fois que T-Model Ford m’a sauvé la vie.

Un an plus tard, je me retrouvai pendant quelques mois dans un appartement vide au dix-septième étage d’une tour de la Défense ; j’avais pour toute provision un best-of de Hawkwind et cet album de T-Model Ford, et c’était la seconde fois qu’il me sauvait la vie (savoir si j’aurais survécu avec seulement un best-of d’Hawkwind est un sujet que je me propose d’aborder dans une thèse de doctorat : « Musique psychotrope et immeubles de grande hauteur » – ou en raccourci et en hommage à JG Ballard  : « LSD/IGH »). Le correcteur automatique de Word souligne mes phrases en vert, signe qu’il considère, avec son petit programme fascisant de merde, que mes phrase sont trop longues et par conséquent, que je m’égare. Qu’il aille se faire foutre.

T-Model Ford a joué à Paris fin 2009, il est entré sur scène avec sa canne et une flasque de Jack, il s’est assis, il a posé sa canne contre l’ampli, s’est servi un whisky, et il a joué. Il a joué pratiquement le même morceau, plusieurs fois, quelque chose qui commençait toujours par « I got a woman ». De femmes, il en était question de toute façon, puisqu’à quatre-vingt et quelques années, T-Model Ford n’hésitait pas à faire du gringue à des filles qui avaient plus ou moins le quart de son âge, Hefner pouvant aller ranger le peignoir et se rhabiller. J’aurais quelques réserves quant à la performance du batteur qui l’accompagnait ce soir-là et qui couvrait parfois, en jeune chien fou, la mélopée incandescente qui sortait de la guitare du maître. Mais ce qui s’est passé ce soir-là reste une expérience musicale quasi religieuse, quelque chose de pur, d’à peine distillé, qui nous arrivait comme d’une autre planète, d’un autre temps.

Après sa performance, T-Model Ford est allé s’asseoir au fond de la salle pour écouter le reste des groupes.

Pendant tout ce temps-là, comme dans une version blues du Parrain, des jeunes venaient les uns après les autres échanger quelques mots avec le vieil homme, parfois simplement lui serrer la main, oubliant même de jeter une œillade à la fille, pourtant superbe, qui accompagnait le maître. Quelqu’un a écrit qu’il avait compris le blues en serrant la main de John Lee Hooker. Sauf qu’il y a autant de blues que de bluesmen. Comme la gnole de contrebande, chacun construit avec le temps son propre blues, celui de T-Model Ford est rough, parfois hypnotique. C’est aussi l’un des rares survivants d’une génération à laquelle on doit pratiquement tout. Avant de partir, je suis allé serrer la main de T-Model Ford, lui dire merci.

Je ne me sens pas très en forme ces temps-ci, et le vieux sort un nouvel album. Il est probable qu’il sauve encore ma peau rien qu’en envoyant cette poignée de morceaux nerveux, tenus par une production straight et un groupe de musiciens solides. Certain en tout cas que le vieux maître traverse, bringuebalant et pied au plancher, quelque chose qu’on pourrait pompeusement appeler l’Histoire. Des albums comme celui-ci remettent toujours les pendules à l’heure en faisant nonchalamment le pont entre deux siècles, en rendant complètement risible et pathétique la moindre idée de hype, de buzz ou d’actu. Ne vous demandez pas si vous devez l’acheter, ne vous demandez pas si vous devez traverser le pays ou le continent pour aller voir, à l’occasion, jouer T-Model Ford, demandez-vous juste si vous voulez rester en vie.

T-Model Ford and the Gravel Road // Taledragger // Alive Record (Differ-ant)
http://www.myspace.com/tmodelford


4 commentaires

  1. espèce de salaud c’était un coffret 3 cd d’Hawkwind et que tu as mis quatre plombes à me rendre! Sinon rien à dire le model est aussi inaltérable que le travail à la chaîne.

  2. Pour être précis c’était le cd 1 d’un coffret trois cd dont les deux autres sont restés introuvables dans les piles de deux mètres qui menaçaient sans cesse de s’éffondrer sur ta chaîne Yoko, objet qui chez un fan des Beatles m’a toujours semblé un parti-pris un peu radical, genre :
    « Tiens je vais écouter Get back sur ma Yoko. »
    Mais cela dit ça n’enlève rien à la puissance d’Hawkwind, ni a son fort potentiel Ballardien.

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