Le Roi Arthur a 1575 ans, la peau des joues un peu rongée par la came et quelques dents qui manquent, mais sinon bien conservé. Si l'Histoire avait perdu sa trace depuis son échec à la fameuse quête du Graal fin 12e siècle, c'est qu'il avait mis entre parenthèses son job de-droit-divin pour se consacrer à des hobbys moins nine-to-five. Portrait gonzo.

Arthur Uther Pendragon m’avait donné rendez-vous un soir de mars sous le clocher de la cathédrale, dans le bourg provincial de Salisbury. J’étais parti en Angleterre pour enquêter sur les mouvances écolo-libertaires dissidentes. Anarchistes ou communards, néo-païens ou teknivaliers : peu importe leur procédé, tous avaient l’immense mérite de parasiter un tant soit peu le grand ménage autoritaire entrepris par les petits soldats de Sa Majesté. Et, à l’heure où le pays semblait avoir trouvé dans le fascisme d’État sa forme politique définitive, il m’avait paru dû de rendre hommage à ceux qui, dans les campagnes et les vides juridiques, fêtent son dernier sursaut libertaire.

(C) Emile Poivet
(C) Emile Poivet

Le Roi Arthur est un ancien biker

Au regard des quelques parchemins que j’avais pu consulter sur internet, le Roi Arthur me paraissait sortir assez du cadre pour rentrer dans mon sujet. Il avait été chef d’un gang de bikers appelé les Gravediggers au début des années 1970, puis organisateur de Free Partys dans les ruines du château de Oldham. Depuis qu’il avait réalisé en 1987 qu’il était en fait la réincarnation du mythique Roi Arthur, il dirigeait l’Ordre des Druides de Glastonbury, branche la plus militante de l’Ordre des Druides Britanniques : à ce titre, on le voit conduire à chaque soir de solstice le folklorique rituel animiste sur les vestiges mégalithiques de Stonehenge. Ses croisades écologiques (pour la sauvegarde du site de Stonehenge et ses environs, sacré chez les païens) et libertaires (contre son exploitation financière) l’ont d’ailleurs souvent conduit au devant des matraques et une trentaine de fois en prison. Aujourd’hui, bien obligé de ménager son corps millénaire, il a substitué aux actions directes les joutes de tribunaux et le verdict des urnes. Le mois prochain, il trainera l’État britannique devant les juges une énième fois pour essayer d’obtenir la gratuité totale de Stonehenge. Et aux prochaines législatives, il y aura un bulletin à son nom.

DR

C’est que de mémoire d’homme, le Roi Arthur a toujours porté haut les idéaux du royaume. Non, pas celui qui saigne le contribuable pour offrir des funérailles princières à Margaret Thatcher. L’autre, le fameux West Country : terroir d’une beauté rare qui inspira la Conté à Tolkien, ou poussent dans les forêts suintantes et sur les verts vallons champignons magiques et pommes à cidre fort. C’est dans ce décor que Wordsworth et Coleridge plantèrent leur pipe à opium et écrivirent les plus belles pages de la poésie romantique anglaise. C’est aussi ici que les hippies en caravane organisaient le Stonehenge Free Festival et, après avoir été brutalement délogés par la police lors de la Battle of the Beanfields en 1985, s’en allèrent créer le Festival de Glastonbury avec le succès que l’on connait. Laboratoire d’expériences sociales et solidaires, terreau fertile où pousse sans engrais l’activisme écolo, l’autonomie et les freaks iconoclastes  c’est de cette tradition ésotérique et contestatrice qu’Arthur est le dernier héritier.

(C) Emile Poivet
(C) Emile Poivet

Autostop jusqu’à Stonehenge

Pour essayer de comprendre au plus près le déni de liberté qu’il dénonce, et tant qu’à faire gouter aux fruits de son travail, on avait décidé de faire Bristol-Salisbury, via une visite à Stonehenge, sans dépenser un rond. Le chemin est périlleux : 80 kilomètres de rase campagne. Aussi, on monte de bon matin nos destriers rouillés et on fend en roue libre le smog moite et poisseux que sue le flanc de colline. On pose nos vélos à la gare, on saute les tourniquets au milieu d’une foule pressée, on grimpe dans un train, on met nos capuches et on s’endort contre la vitre en espérant que le contrôleur ait d’autres chats à fouetter. Arrivés à Salisbury, un agent nous pointe en direction d’une navette. 15£ pour faire les 8 kilomètres jusqu’à Stonehenge ; c’est à peu près le ratio d’un voyage Terre-Lune. Bon. On marche jusqu’à la sortie de la ville, un épicier nous prête un bout de carton et on commence à lever le pouce.

Aux prochaines élections, elle votera pour le Roi Arthur.

Au bout d’à peine cinq minutes, une voiture s’arrête. Elle a 80 ans passés, ses courses de produits frais dans un panier en osier sur la banquette arrière. Elle a vécu toute sa vie dans la région, à part quelques virées en stop dans le sud et l’est de l’Europe, mais voilà 50 ans qu’elle n’a pas mis les pieds à Stonehenge. À l’époque, elle y emmenait ses enfants pour jouer à cache-cache entre les pierres. Maintenant, c’est payant et c’est fliqué. Elle nous raconte que le grotesque centre d’accueil des visiteurs  qui par ailleurs bouche le panorama  a été construit à l’inverse des plans, la façade ouest à l’est et le nord à la place du sud, parce que l’architecte ne s’est jamais déplacé sur le site. Aux prochaines élections, elle votera pour le Roi Arthur.

C’est exactement ce genre d’insolence bureaucratique qu’il entend combattre en replaçant le Sacré au cœur du débat Stonehenge. Depuis que le site est géré par English Heritage, une boite privée à but lucratif mais qui touche quand même 80 millions par an en subventions publiques, l’entrée coûte 17£. Les reliques néolithiques ont beau s’étaler sur deux hectares, on nous fait circuler en batterie le long d’un couloir en goudron, entre deux barrières de chantier et au sifflet des hommes en jaune. On tourne autour des pierres, derrière le cordon de sécurité, comme les pèlerins de La Mecque, pas le droit de sortir de piste, t’as perdu si tu mords la pelouse.

(C) Emile Poivet
(C) Emile Poivet

Un gars de la sécu nous insulte parce qu’on marche à contre sens ; on commençait à se dire que Stonehenge c’est de la merde et que de toute façon, fait moche, on verra pas le soleil faire danser l’ombre des pierres. Puis, juste au pied du talus où trône le monument, on remarque une quinzaine de caravanes fumantes et quelques chiens errants. On s’approche, à peu près certains qu’un sniper terré dans les fourrés nous aura pris en joue, que la cavalerie est en route et qu’elle saura débusquer ces pouilleux. On remonte l’allée au milieu des drapeaux anarchistes et stickers anti-nucléaires, on croise un jeune punk qui fait du diabolo, un vieux punk qui promène son furet, des enfants qui jouent avec les chiens. Interloqués, on s’approche d’une roulotte drapée de tentures psychédéliques. La châtelaine nous explique qu’ils ont accouru des quatre coins du pays en prévision de l’équinoxe de printemps.

On a du mal à croire qu’une bande de nomades désœuvrés et animistes de surcroit ne se soit pas déjà fait reconduire à la frontière. Nous, quand on essaiera de faire du stop sur le parking du site pour regagner la ville, il leur faudra pas dix minutes pour nous envoyer promener au bord de la nationale. C’est que le Roi Arthur gagne presque toutes ses batailles légales au nom de la liberté de culte. Des droits pour les païens et, au passage, pour tous les autres.

Scoop : le Roi Arthur a un programme

On le rencontre enfin à la nuit tombante, blouson et bottes de cuir, une chaine en argent à la ceinture, sous le clocher de la cathédrale de Salisbury. Il me tend d’abord son programme électoral, une photo dédicacée, et nous traine au pub du coin. Je m’étonne de le voir habillé en motard : il me confie qu’il a rangé sa cape et son épée au placard le jour où les juges lui ont donné le droit de les porter au tribunal. Depuis trente ans, il combat l’ordre et la loi, et après avoir défriché les plus grossières aberrations de l’exploitant de Stonehenge, il s’attaque aujourd’hui au gros morceau : pourquoi devrait-on payer pour aller prier sur les pierres ? Et d’abord, par quel tour de magie English Heritage s’est-il accaparé les droits du site ? L’explication du druide est toute sémiologique : « On n’arrivera jamais à faire sortir English Heritage de Stonehenge parce qu’ils en sont précisément au milieu. Regarde: EH, c’est au milieu de StonEHenge ! » Je vous mets au défi de nous prouver le contraire.

La table de son jardin, elle aussi, est ronde

Voila la bête : un troll qui pourfend les moulins par esprit de contradiction, un Merry Prankster moderne, qui aura plus tôt fait de payer des avocats que de payer ses impôts, libertaire par conviction et libertarien par convenance. Arthur est un grand raisonnement par l’absurde qui parle beaucoup, entre deux gorgées de cidre aqueux, qui gesticule, qui a du mal à aligner deux phrases sans se contredire et qui nous mystifie assez vite avec l’implacable démonstration de sa logique tourbillonnaire. Celui qui voudra lui prouver qu’il n’est pas la réincarnation du Roi devra se lever de bonne heure : il s’appelle légalement King Arthur Uther Pendragon depuis 1987, la table de son jardin est ronde et son épée s’appelle Excalibur. Son cerveau nébuleux est le vaisseau divin par lequel les vœux pieux deviennent réalité concrète. D’ailleurs, au bénéfice de son adoubement, Ken Kesey et Johnny Rotten sont passés de petits prolos blancs à chevaliers de l’Ordre des Druides.

(C) Emile Poivet
(C) Emile Poivet

Vérité, Justice et Honneur.

Ils sont des milliers à être passés sous l’épée d’Arthur et à défendre depuis, dans leur coin de vie, la devise druidique : Vérité, Justice et Honneur. À l’équinoxe de printemps, ils répondront au cri du loup et afflueront des quatre coins du royaume pour venir se recueillir sur les pierres de Stonehenge, au doigt et à l’œil du monarque qu’ils ont choisi. Arthur devine dans l’essor néo-païen le contour d’une dernière digue spirituelle au devant d’une civilisation assurément naufragée. Il a fallu aller fouiller la dépouille d’une croyance ancestrale pour qu’une poignée de citoyens trouvent dans le sens de leur vie les graines d’une conscience écolo et le courage de contester le sort qu’on leur réserve. À qui l’a seulement connu à travers les entrefilets des journaux, Arthur est fou-furieux, sans aucun doute : moi qui l’ai rencontré, j’ai soupçonné au détour d’une diatribe insurrectionnelle et entre deux tautologies carrolliennes qu’il avait sacrifié sa crédibilité publique pour donner du poids à ses causes. Il n’a qu’à se déguiser en bête de foire pour attirer l’attention des journalistes et tout le monde saura qu’il passe au tribunal le mois prochain. S’il est si redoutable devant les juges et si redouté par tous les ersatz du système, c’est parce qu’il se bat avec leurs armes. Manipulation sémantique, gouffres législatifs, la présentation en plus. Et il est bien conscient que son allure excentrique est un argument commercial de choix.

Arthur est l’épouvantail de notre mécontentement, le catalyseur de notre indignation : il est l’anti-héros que notre génération appelle. Voila trente ans qu’il tient les murs croulants de l’opposition politique et qu’il désespère de ne pas voir poindre la relève. Les baroudeurs de la contre-culture ont bien essayé d’évangéliser la jeunesse anglaise comme ils peuvent, mais il reste probable qu’elle laissera faire le gouvernement conservateur, même amoindri par les élections anticipées de juin, de Theresa May. Arthur constate que la génération accouchée du virage néolibéral des années 1980 travestit derrière son masque de cartésien farouche des œillères matérialistes, et que chacun gagnerait à trouver un peut de Sacré dans son quotidien. « Le problème des jeunes d’aujourd’hui, c’est qu’ils sont nés dans un monde où la liberté est moindre, réprimée à tous les tournants. Ils n’envisagent pas que les choses puissent être autrement, » nous dira-t-il. Pas nous.

1 commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages