Le génie est-il affaire de subjectivité ? L’album The Age of Adz vaut-il mieux que l’EP All Delighted People ? Pourquoi les artistes sont-ils neuf fois sur dix aussi ennuyeux en interview que passionnants sur galette ? Qui a mis du LSD dans l’hostie de Sufjan Stevens ? Les rigolos bouffis de Myspace auront-ils la décence de reprendre leurs études après avoir écouté All Delighted People ? La vie a-t-elle un sens ? Je veux dire, elle s’enfile comment ?

C’est pratique, les blagounettes : on en balance quelques-unes pour commencer et à l’heure de s’épancher, le lecteur se demande si c’est du second degré ; on peut raconter tranquille ses rides qui prennent place, le désespoir de 22h23, les états d’âme qui viennent taper à la porte de derrière et le grand vide du grand saut sans avoir vécu le grand soir : personne ne vous prendra plus au sérieux.
Mais que faire quand un Américain de 35 ans vient vous éplucher l’armure avec, dès les premières mesures, un chœur d’anges, une voix habitée et la cavalerie qui charge pendant dix minutes, de la lumière de vitraux plein les cheveux ?  Se demander ce qu’il y a dans les hosties de Sufjan Stevens. Si pour cinq dollars glissés dans la fente de son site (église Sufjan Stevens) vous apprendrez au moins une chose, à savoir que Dieu, c’est cadeau. Pas sûr que le reste se révèle facilement ; en attendant il est 22h40.

Dix minutes et Enchanting Ghost plus loin, la larme à l’œil et le kleenex essoré, il convient d’aller se renseigner. Et de trouver des trucs comme ça : apôtres de Sufjan Stevens,  des critiques de disque, sa wikibio où il est écrit que Sufjan signifie « venu avec une épée » – alors qu’« avec un banjo et du talent plein les cheveux » aurait paru plus pertinent, mais bref. Des interviews où l’Américain raconte la maladie bizarre qui lui a temporairement bousillé le système nerveux, ses remises en question, ses points de vue cosmiques et les sempiternelles questions sur le sens de la vie – la version Monthy Python aurait suffi, non ? – et des tas de petites réflexions métaphysiques en veux-tu en revoilà. Pendant ce temps, la reverb et les 2’55 de Heirloom vous ont dessiné une auréole, une paire d’ailes et une jolie prairie où s’allonger pour regarder les nuages. Pas pratique les ailes pour s’allonger sur le dos, je vous l’accorde. Mais bien calée, l’auréole fait un coussin parfait. Et un grand-huit pour les fourmis venues vous visiter. Je sens que je m’égare.

Harvest en 3D, le Crazy Horse Saloon sans la kétamine, les trompettes des anges résonnant dans les artères

Tout ça pour dire que Stevens en interview, c’est bof. Un peu le syndrome Clark Kent / Superman : maladroit à la ville, surpuissant au moment de faire du ciel sa maison, exception faite des attaques de kryptonite / maladie inconnue perturbant le système nerveux. Ce qui ne tue pas rend plus fort. Sinon, comment expliquer que la droite de Dieu soit aujourd’hui réservée à un être humain  aussi peu doué pour expliquer son mode d’emploi ?  Les voies du Seigneur sont impénétrables. Ouais, ouais. N’empêche que pour cinq dollars, on peut voir la Lumière. A retenir quand même, à propos d’un de ses disques : « cet album tournait autour d’un ré bémol. » Amen.

Non, vraiment, ce qui importe, ce ne sont pas les cauchemars hantant ce multi-instrumentiste, les grandes questions qui traversent son épine dorsale, ou en quoi est faite la longue-vue que Sufjan utilise pour lire les partitions cachées derrière les nuages. Ce qui compte, c’est d’écouter The Owl And The Tanager. Un piano éclairé à la bougie, un verre de vin pour la dixième fois, un léger écho donnant l’impression qu’il joue dans votre salon, dans vos oreilles. Se sentir fouillé. Se sentir vivant. Se sentir vulnérable et en être fier. Il est 23h et j’ai besoin d’une blagounette.

A la place, ce sera All Delighted People (non mais quel titre ! Manquerait plus qu’on se prenne tous… par la main ?) en version classic rock. Le Harvest de Neil Young renaît de ses cendres, son Crazy Horse tient dans un seul bonhomme, les grandes orgues sont des solos de guitares au son si compressé qu’on en perdrait ses plombages à force de serrer les dents, le format MP3 se découvre un relief, la ferveur des trompettes donne le « La » au flux sanguin et on se met à taper des mains au beau milieu d’une soirée d’automne qui avait commencé comme les autres. Toujours pas de blagounette à l’horizon. Reste Arnika pour passer la pommade. Et se préparer, si c’est encore possible, à encaisser les 17 minutes à venir de Djohariah. EP, vraiment ?

Il sera environ 23h30 quand la musique s’arrêtera. On pourrait aussi dire qu’elle ne s’arrête jamais. Le silence après Mozart, bla bla bla, bla bla bla.

On pourrait également crier au génie, déplorer l’exaltation des médias pour son nouveau disque, The Age of Adz, tout ça parce qu’il est parti explorer d’autres territoires, quelque part entre du Radiohead de route 66 et une pop inédite jusqu’alors chez lui. En un sens, l’artisan folk enluminée et baroque juste ce qu’il faut. On pourrait s’interroger longtemps sur la priorité des journalistes choisissant d’encenser un disque-objet de plastique, relique de temps pourtant déjà anciens, au prétexte que c’est un « vrai » album, alors qu’All Delighted People n’est qu’un EP,  téléchargeable de surcroît (que le commun des mortels se rassure, il sortira « pour de bon » en décembre, tous à vos cadeaux de Noël). Et  de préciser que si The Age of Adz reste un bon disque, le EP qui le précède est un chef-d’œuvre.

Au lieu de ça et après plus de 5000 signes à jacasser sur le tout-puissant, la lumière qui l’entoure, son backing band à trompettes, et l’éventuelle influence qu’il a pu avoir sur ce jeune compositeur, deux précisions s’imposent : je ne crois pas en Dieu. Je crois en Sufjan Stevens. Et ce qui importe, ça n’est pas d’expliquer ce qui a changé sa vie. Mais comment il a changé la nôtre.

Sufjan Stevens / / All Delighted People / / Asthmatic Kitty records

http://sufjanstevens.bandcamp.com/album/all-delighted-people-ep
http://www.myspace.com/sufjanstevens

15 commentaires

  1. Matt Oï : de mon point de vue, il va ici plus loin qu’Illinois (et dieu sait que l’Illinois, c’est loin). Un seul exemple : le traitement des guitares sur la version classic rock et sur Djohariah : depuis combien de temps n’avions nous pas pas supporté un solo sans dégainer un crucifix ?

  2. Total fan depuis Illinois, mais en effet il va plus loin encore ici.
    jusqu’à des endroits où il est permis de ne pas le suivre (cf immonde passage en auto-tune d' »Impossible soul »)

    merci pour le comping out Vernon, j’ai réalisé que moi aussi au fond je préférais l’EP à l’album (même si la fin de « Djohariah » me donne des envies de défenestration).

    Auto-promo honteuse (on a du vous griller à 10 jours près), de splendides (hum)chroniques des 2 monstres sur :
    http://www.concertandco.com/cdvisu.php?s=sufjan+stevens

    en effet un mec qui n’a pas de myspace ne peut pas être entièrement mauvais.

  3. J’avoue qu’il va bien plus loin au niveau du son mais le côté lo-fi, ça passe moyen, en tous cas de sa part, mais bon l’évolution demeure intéressante. Je préfère la grandiloquence pop pas trop artificielle d’Illinois. Je ne connais que l’album en revanche, j’irai faire un tour du côté de l’EP.

  4. Messieurs, je crois qu’il y a un malentendu : quand je dis qu’il va plus loin, c’est sur le EP. Encore une fois, The Age of ADZ est bien, mais All Delighted People (quel titre d’illuminé souriant béatement !) est bien mieux. Plus lui, quoi. Après, on est tous d’accord pour applaudir ses explorations. Mais moins fort.

  5. Heu comment te dire, pour boucler la boucle, je connaissais All Delighted People (la chanson) écoutée sur une compile (Outtakes and Rarities) et j’ai également bien écouté la chanson de la vidéo mais je trouve ça tout de même un peu chiant. Ca lui ressemble plus en effet, c’est plus comestible et y’a quand même une finesse incroyable dans le traitement des voix et des instruments. Reste à savoir si le mec est aussi skyzo que sa musique (l’EP et l’album n’ont quand même rien à voir).

  6. Un supplément d’âme : quelque chose comme ça, oui. Bester avait bien amorcé le truc, sur son telex review : « ça commence par un arpège à la con… » et tu te retrouves tout nu à la fin, l’armure épluchée.

  7. 99% adhérent au contenu de ce post, ce qui est bien rare. Le -1%, c’est pour la conclusion. En fait on se balance de savoir si tu crois en Dieu ou pas… Encore moins si tu crois en Sufjan Stevens (?? What does that mean ??). Tout le problème, quand on est inspiré par… euh… ben apparement… euh…l »Esprit de la Musique… ou de Sufjan… ou quoi ou qu’est-ce, c’est de savoir s’arrêter au bon moment, c’est à dire quand on en vient à parler de soi. ça, c’est pour les comments.
    Allez, là je m’arrête 😉

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