Parce que le sport reste une zone de non-droit pour celui qui ne fréquente que très peu les PMU, les open-spaces de Chilly-Mazarin ou les comités d’entreprise. Parce qu’interviewer des sportifs revient bien trop souvent à dialoguer avec des convoyeurs de banalités, à tailler le bout de gras avec des ouvriers spécialisés de la formule prémâchée. Et parce que les contremaîtres ne sont pas plus humains qu’un coup de grisou dans les vestiaires d’une salle de muscu communale. Pour toutes ces raisons, Gonzaï laisse la parole à des objets qui parlent peu mais subissent fort, qui visent juste pour au final ne récolter que de la sueur, du sang et des larmes. Une série qu’il nous sera impossible de garantir sans carburateur flingué. RDV au contrôle anti-dopage.

Comment vous le dire clairement ? Je suis la paire de gants de Sonny Liston, voilà. J’ai survécu, et le moins qu’on puisse dire c’est que j’en ai vu, du pays.

D’un témoin privilégié d’authentiques morceaux d’histoire symbolique lors d’une décennie sacrée, je suis devenu ce lamentable objet insolite qu’on ne remarque même plus dans les vide-greniers d’Indiana. Parfois, si les astres s’alignent ou si un foutu papillon du Cambodge bat de l’aile un peu trop fort, qu’en sais-je, un gamin attardé s’attarde sur moi. Il m’agrippe de ses mains qui suintent le cheeseburger décongelé, et peut même aller jusqu’à me fourrer avec. Souvent, il prend son air le plus tristement hagard et braille à bobonne siliconée trois mètres plus loin : « MA’, LOOK AT DOOSE STOOPID MUTANT BOXING GLOVES I FOUND AW ! AW ! AW !». Beat on the brat, qu’ils chantaient…

Nom d’une plantation de coton, dans quel monde vit-on ? Enfin, vous vivez. Moi, je survis, et je me demande bien pourquoi. Je n’ai plus grand’ chose à faire parmi ceux qui jugent étrange et anormal – ou pire, insolite – ce qui échappe aux standards de la production de masse. Même pour les gants de boxe : couleur rouge uniforme, aspect industriel uniforme, et même une échelle de tailles uniformes. SUR-MESURE, jeune écervelé, pas « mutant ». Faut dire que Sonny avait des paluches à en terroriser toutes les paires de joues de son Arkansas natal. C’est par pure empathie humanitaire que chaque soir avant de m’endormir, je pense aux pauvres âmes qui ont pris des gifles de Sonny. Des trempes dignes de celles qu’il a lui-même enduré. Grandir dans les années 1930 quand on est noir en Arkansas, c’est s’exposer au ressentiment d’un daron dont on a noyé l’égo sous la boue. L’amendement de la prohibition vient d’être abrogé, et c’est dans la liqueur qu’on soigne ses blessures, avant de les partager avec ses proches dans un genre de communion de la branlée. Les relations père-fils laissent des traces : un direct dans les côtes pour t’amputer des sentiments, un coup de latte pour t’apprendre à te tenir droit, une bonne castagne pour couvrir les ecchymoses.  De quoi vous passer l’envie de glander sur votre mule au bord du lac ou de jouer aux châteaux de sable avec les couches-culottes qui vous servent de semblables.

Sonny a vite compris qu’il ne serait ni animal social, ni animal politique, mais juste animal.

Le genre de crétin qu’on moque pour son regard inexpressif, et qui ne trouve comme solution aux problèmes qu’il rencontre qu’une bonne vieille confrontation, vacarme et fracas inclus, avec l’extrémité d’un de ses gros membres. Le genre de type à dérouiller les paumés du quartier tant pour le plaisir de sentir leur os se briser sous ses caresses, que pour les délester de la poignée de dollars qu’ils planquaient dans leurs poches, jusqu’au bar à putes le plus proche, où les plus taciturnes se posaient dans un coin pour faire railler les cordes de guitare. Il avait peut-être un frangin bluesman mais Sonny jouait d’une autre musique, férocement binaire, tapant des mains contre les peaux tendues, préférant l’uppercut aux percus. Boum boum choc sans brancher de jack, pas besoin de connexion quand on a la frappe électrique. C’est pas son éphémère cohabitation avec un gonze qui se ferait plus tard appeler BB King qui l’aurait fait changer d’avis. D’ailleurs c’était sûrement son destin, d’utiliser ses paluches pour se sentir vivre, ses grosses paluches et rien d’autre. La seule fois qu’il se sert d’une arme pour dérouiller ses victimes est la fois de trop. Voilà que pour quelques dollars de plus, il finit dans un pénitencier du Missouri, en juin 1950.

Vous étonnez pas si je parle de destin, avec ce qu’on a vécu, on accepte toutes les inepties qui peuvent rétrospectivement valoriser notre chemin de croix. Et puis, dimension mystique ou non, ça reste un homme d’église qui lui a montré la voie divine, qui lui a proposé la rédemption par le pugilat. Comme si le Seigneur himself lui avait livré la boxe, et que sans lever la tête, il avait cherché la case où signer l’accusé-réception. J’en mettrais ses mains à couper, Sonny n’en avait cure, des foutaises que des puceaux en robe de bure pouvaient lui asséner ; lui ne voyait que la possibilité d’accomplir sa mission sur terre sous la bénédiction de l’Etat.

C’est à ce moment qu’on s’est rencontrés.

Fabriqué à Chicago, à sa taille, pour rosser les nihilistes en short du circuit carcéral. Je suis l’instrument le plus sous-estimé du Nègre, et pourtant, aussi intime qu’une guitare, aussi puissant qu’un discours au pied du Lincoln Memorial.
Ceci dit, loin de moi l’idée de faire de nous des défenseurs de quelque cause que ce soit, même si elle eut dû nous concerner en premier lieu. Après tout, j’ai fini par croire que Sonny avait l’instinct de subordination tatoué sur le code génétique. Sans même évaluer la situation, identifiant à peine le donneur d’ordre, Sonny pensait déjà à la manière d’obtempérer, et la première stratégie qu’il élaborait était direct(e) : cogner. Pas le genre de bonhomme à remettre en question ses instincts, il changeait rarement de cap. En fait, la seule fois où son cerveau-laser a daigné fournir le début d’une réflexion, il a refusé d’aller plus loin et de prendre une décision rationnelle. Ce jour-là, on affrontait Marty Marshall à Detroit, et après avoir cogné l’abruti d’en face dès les hors d’œuvres, Sonny a tourné complètement mutique. Foutre Dieu, qu’on se sent impuissant parfois. Si j’avais été autre chose qu’une foutue paire de gants disproportionnée, j’aurais pu lui botter le cul. Lui rappeler qu’un ahuri qui arrête de cogner devient un ahuri pacifique… AU MILIEU D’UN RING DE BOXE. On perd le combat aux points plus qu’aux poings. En fait, Sonny n’avait pas eu le soutien de ses deux nounous habituelles, Mitchell et Harrison, pour lui éviter de traîner avant le combat avec des types pas recommandables qui vous font des propositions pas refusables. Ce coup-ci, c’était Palermo, que vous pouvez imaginer sans souci dans le script de n’importe quel épisode de Boardwalk Empire. Ai-je besoin de préciser son secteur d’activité ?

D’une série télé à l’autre, on a même été au cœur d’un épisode de Mad Men. Saison 4, c’était il y a quelques mois.

Le combat contre Clay, évidemment, mai 1965. C’était le second d’ailleurs, un an plus tôt ce pauvre wanker nous avait dépossédés de la ceinture. L’Amérique blanche toute entière nous haïssait et allait se délecter du moindre coup qu’on nous infligerait. Lui : arrogant, vindicatif, MUSULMAN. Il sentait bien que les afros étaient décidés à empêcher la machine de tourner en rond et il tenait absolument à faire partie de cet autre combat. Sonny : son goût immodéré pour l’illégalité, ses séjours en prison, et dorénavant son pathétique alcoolisme de has-been en maillot de corps. Sonny pue l’aigreur et la défaite maintenant. Bien loin sont les victoires par K.O. en quelques secondes. Contre Floyd Patterson, une poignée de mandales avait suffi à faire de nous des champions du monde, catégorie crétins. Certains voyaient dans ce combat contre Ali une opposition de styles. Difficile de leur donner tort. « Clay va danser, ouvrir sa gueule, balancer un coup ou deux puis s’épuiser » prédisait Don Draper avant le combat. En fait, après-coup, j’y ai plutôt vu une confrontation d’époques, un marqueur temporel puissant, comme si un croûton d’histoire s’était disputé entre quatre cordes. Sonny était un parfait exécutant de basses besognes, un Oncle Tom comme on n’en fait plus depuis l’abolition de la ségrégation dans les écoles. Il n’avait que foutre de ce qui se passait autour de lui, tandis que Clay était survolté, qu’il débutait ses combats dès ses premiers mots devant les caméras de télévision. Il avait des raisons de taper qui dépassaient la boxe, comme en atteste son préchi-précha au nom de la cause noire. A ce moment-là, Sonny ne s’était sans doute toujours pas rendu compte de sa couleur de peau. Il était resté Nat King Cole quand même Miles Davis était cerné par le free jazz.

Morceau d’histoire donc, onanisme intellectuel sur la symbolique du moment et tout le toutim. Chacun son truc, Draper tournera la photo de Clay, triomphant du désormais cadavre animé de Sonny, en publicité pour une valise. La suite de sa vie ne sera plus qu’un long fleuve d’alcool tranquille dont les remous nous larguent en plein Vegas. Cargaison douteuse abandonnée sur les docks pour une halte mortuaire. Je ne vous décris pas ses loisirs de retraité, Vegas parle à ma place. Ici l’on pèche comme on respire, au bon souvenir des pieux nigauds qui pensaient ramener Sonny vers la lumière avec la boxe. Et puis on attend la mort parce qu’on n’a vraiment plus rien à foutre, parce que plus aucune sortie de route n’est possible quand on a déjà survécu à tous les virages au cordeau du circuit. Tant pis si Vegas est l’endroit le plus triste où crever, si une suite de casino à la tapisserie colorée doit servir d’hospice.

Trois mois après la mort de Sonny, le 30 décembre 1970, Hunter Thompson et Oscar Acosta viendront dans le coin, dans une épopée branchée sur le courant alternatif, pour chercher une explication logique ou non quant à la mort du rêve américain. J’ose pas vraiment le dire, mais parfois j’espère qu’ils pensaient un peu à nous.

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