Souvent méprisé pour son obsession d’un maxi-futur joué sur mini-Moog, le synthéman est souvent ce Clayderman discoïde qui a su escalader les 70’s par leur versant le plus abrupt, quitte à se faire caillasser par la postérité. La série ‘’Saint des synths’’ vous propose de (re)découvrir quelques uns de ces parcours étranges. Aujourd’hui, hommage à Jean-Pierre Decerf, besogneux discret de la space disco dont la boule à facettes vient tout juste lustrée par Born Bad, auteur d’une réédition nommée « Space Oddities ».Vous reprendrez bien un peu de Decerf ?

Curiosité de l’espace. L’expression fait évidemment penser à Bowie, qui si la légende prétend qu’il a déjà touché des lunes, n’a jamais foulé le sol martien. Un autre compositeur, beaucoup plus méconnu, s’est usé les phalanges à la même époque, en France, pour proposer sans même le savoir la B.O. d’un film où il serait question de synthés intergalactiques chevauchés par des vierges en nuisettes découvrant la clef de sol comme d’autres les maladies vénériennes. Cet homme, c’est Jean-Pierre Decerf, homme de l’ombre de l’industrie de la musique sur commande des 70’s, déjà sorti de sa caverne en 2008 grâce à Alexis Le Tan, auteur d’une superbe première compilation « Space Oddities » où Jean-Pierre se taillait, avec Philippe Besombes et quelques autres, la part du lion. Sept ans plus tard, le même Le Tan remet le couvert en proposant en joint venture – pas de jeu de mots – avec Born Bad un disque intégralement réservé aux pépites du Decerf.

Quatorze morceaux, presque rien à jeter. Des titres qui pastichent Santana rejoué au ballon d’hélium par des Africains (Black Safari), des titres délicieusement régressifs qui auraient du servir pour des défilés d’Yves Saint Laurent hyper chéper’ (Gates of Pop Empire), des titres, encore, qui pointent sans le savoir l’avant-gardisme français sur cette courte période du règne Giscardien (le Concorde, la Renault Alpine, l’IVG défendu par Simone Veil, etc). Avec Decerf, on est loin des conneries télévisées façon Danièle Gilbert et la valise en carton de Jean-Pierre, maintenant qu’on la rouvre, semble pleine à craquer de sucreries à croquer. A commencer par son histoire.

Moon safari

J-P-DECERF-00Lorsque le jeune Jean-Pierre Decerf débute sa véritable carrière en 1974, l’obsolescence programmée n’a pas encore été introduite dans chaque produit de grande consommation. Ca n’empêche pas la France d’alors de composer de la musique au kilomètre et du riff à la chaine dans ce qu’on appellera 40 ans plus tard la « Library music », genre dont il a ici été suffisamment question pour éviter de rappeler qu’il s’agit de musiques à l’image commandées pour illustrer les programmes de l’ORTF (radio ou TV) et autres documentaires ou films du service public (en gros). On serait tenté de dire « sous les pavés pompidoliens, la plage symphonique », tant ces musiques ont paradoxalement mieux résister au temps que le Président de l’époque.

Dix ans plus tôt, le gamin Decerf vit les 60’s comme tous les ados de sa génération, à cheval entre la fin du règne gaullien et le début des trente glorieuses portées par le rock, notamment français, qui donnera l’occasion de derbys à cheveux longs au Golf Drouot, lieu emblématique de débauche gentille où chacun se presse pour tenter de percer. Comme il me le confirme au téléphone, si Decerf a bifurqué vers le space disco, c’est avant tout parce qu’il n’a pas gagné le tremplin. « Et même si on l’avait gagné, j’avais de toute façon pas l’ombre d’une espérance de faire une carrière de musicien à cette époque là, c’était pour s’amuser ». S’amuser. Puis trouver un vrai travail. Ce que Decerf fait en entrant au studio Pathé Marconi l’année de l’élection de Giscard, en tant qu’assistant son pas vraiment motivé. C’est là que ça bascule. Le hasard, en la personne de papa qui travaille également chez Pathé, finit par frapper à la porte. Informé par le paternel que le gamin tripote un peu le manche sur son temps libre, le réalisateur Carlos Villardebo commande un riff de guitare au fils pour un film institutionnel. Tout se bouscule. Pendant 4 ans, Decerf va pisser de la partition pour illustrer à peu près tout et n’importe quoi, et souvent dans des conditions low cost. « Si j’avais enregistré ces mêmes titres avec plus de moyens, ç’aurait été complètement différent ». Mais n’est-ce pas la contrainte économique qui a engendré cette qualité ? Il hésite. « Quand Chicago 2000 m’a proposé d’enregistrer le LP ‘’Magical Ring’’ (1977, NDR) à partir d’œuvres destinées à de l’illustration, j’étais pas vraiment d’accord, je le sentais pas. J’ai finalement cédé, mais j’étais pas trop sûr du coup. Mais force est d’admettre que je m’étais trompé, parce que ‘’Magical Ring’’ ça n’a pas été un gros carton, mais ça s’est pas trop mal vendu ».

Homme studio

A chaque fois que Decerf appuie sur le bouton REC, la méthode est la même : commencer par poser le thème rythmique, puis trouver la mélodie. Une recette qui permet aux titres de « Space Oddities » de traverser les époques sans trop vieillir. C’est évidemment parfois cheesy, à la limite du mauvais goût, mais toujours dansant, planant, spécial, rythmé, spatial. Un résultat d’autant plus surprenant que de l’aveu de Decerf, chaque titre, c’est en moyenne une seule journée d’enregistrement – on est loin du cogito ergo sum des musiciens preneurs de tête mettant 3 ans à accoucher d’une mesure. « Magical Ring », enregistré à cheval entre Courbevoie, Londres et les studios Pathé Marconi où Decerf trinquera même avec les Stones en train d’écrire « Some Girls », c’est à peine un mois en reliant tous les pointillés. Il y a de quoi se frotter les yeux et s’enfoncer un coton tige jusqu’aux synapses.

Pourtant le même Decerf, certainement la soixantaine au moment de notre interview, ne tire aucune gloire de ses faits passés, ni du retour de hype sur ce sous-genre qu’est la Library Music.« La vraie surprise, c’était qu’on puisse s’intéresser à la musique d’illustration. Pas que ce soit un genre mineur, mais plutôt un genre, euh, parallèle. Au départ c’était pas vraiment fait pour l’oreille… […] la musique d’illustration, pour la majorité des gens qui la font, c’est de la musique composée chez soi, et automatiquement ça s’entend, fatalement, au niveau de la qualité ». Vingt ans avant la ‘’révolution’’ du home studio – qui aboutira surtout au pire genre musical des années 90 : le trip hop commercial – Decerf et les ouvriers de sous-sol inventent la musique de chambre de bonne, surtout très bonne.

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Born to be Alive

Sauf qu’en 1978, et alors que la disco de Patrick Hernandez déboule sur la France telle un Tsunami sur l’Asie du sud-est, Decerf estime comme Philippe Besombes avoir dit l’essentiel. Fin de l’histoire, ou presque. Entre 1984 et 1986, Jean-Pierre redeviendra ingénieur du son, travaillera sur des pub institutionnelles, réalisera des génériques, des musiques originales. Mais plus rien de comparable avec les éclairs de génie de la décennie précédente. En 1986, Decerf sort un dernier disque pour Patchfork et puis c’est trou noir. « J’ai décroché du business, j’avais l’impression d’être exploité. Pas mal de déboires avec l’industrie musicale, notamment sur la perception des droits, c’était devenu difficile de survivre ». Vivre ou survivre, comme disait le poète Balavoine (mort en 86, mais ça n’a rien à voir).

Nous revoilà 30 ans plus tard, au téléphone avec celui dont le nom évoque davantage celui d’un artisan chauffagiste qu’une star underground. Decerf n’a pas l’air nostalgique pour deux sous. « Normal, je suis fataliste ! » rigole-t-il. « Mais c’est très intéressant tout ce qui se passe actuellement, ça me relance un peu. C’est peut-être l’occasion de recommencer quelque chose… j’attends un peu le feu vert. ». Mais de qui ? Ne serait-ce pas reproduire l’exercice de la commande, que d’attendre encore une fois que quelqu’un ne vienne frapper à la porte alors que cette réédition se vend comme des petits pains un peu partout ? « Oui, euh, effectivement ». A l’image de la pochette de « Space Oddities », on raccroche en se disant que le dormeur doit se réveiller. L’histoire ne dit pas s’il s’agit du compositeur ou de ceux qui l’écoutent.

Jean-Pierre Decerf // Space Oddities // Born Bad
http://shop.bornbadrecords.net/album/space-oddities-1975-1978

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