Contrairement aux apparences, Rough Trade n'est pas un fabricant de tote bags. Entité tentaculaire, la maison anglaise sort pour ses 40 balais un gros bouquin de fans, et pour les fans. L'occasion de s'entretenir avec Nigel House, vendeur historique du magasin à Londres, et sujet d'un poème signé Brian Eno. Rien que ça.

bside_rough_tradeEn voilà un qu’on ne va pas envoyer de sitôt en quarantaine. Voilà 35 ans que Nigel House exerce l’honorable et indispensable profession de vendeur de disques dans les magasins Rough Trade à Londres, et il a bien l’intention de continuer à dealer du son auprès de camés toujours plus fidèles. C’est dire s’il a toute légitimité pour évoquer l’histoire de Rough Trade, marque emblématique de la culture indie depuis sa création en 1976. Une histoire jalonnée de hauts et de bas à laquelle de nombreux aficionados (oui, oui, je place ce mot ici à la suite d’un pari perdu) rendent hommage en témoignant dans un livre préfacé par Thurston Moore, icône de feu Sonic Youth.

Un peu de pédagogie pour commencer, s’il reste encore quelques courageux lecteurs. Quand Geoff Travis et Jeanette Lee montent Rough Trade, ils n’imaginent certainement pas qu’un pigiste tentera 40 ans plus tard de synthétiser leur trop riche histoire en quelques lignes. Tout débute finalement assez classiquement. Après avoir suivi des études à Cambridge, Geoff quitte l’Angleterre au milieu des 70’s et part voyager en Amérique du Nord. Une sorte de périple Erasmus avant l’heure. À Toronto, le voilà super impressionné par un groupe de rock canadien : Rough Trade (une expression synonyme de « Gay Hustlers »). Fan de musique comme la plupart des étudiants anglais du moment, Travis profite de son périple pour fréquenter assidûment les bacs des disquaires nord-américains, et se rend rapidement compte de leur coût dérisoire comparé à ceux qu’il achète en Angleterre. Il flaire la bonne affaire et, à son retour, monte un business dans le disque. Principalement connu aujourd’hui comme label et comme disquaire, Rough Trade sera d’abord un distributeur. Le label arrive en 78, en pleine explosion du DIY et des labels indépendants. Loin d’être le seul indé à sortir de terre à cette période post-punk (231 labels indés en 1976, plus de 800 en 1978), Rough Trade va, contrairement à beaucoup d’autres, durer.

À quelques mois de la probable ouverture d’un disquaire Rough Trade à Paris, on a donc profiter de la sortie d’un bouquin co-financé par Agnès B. pour évoquer cette riche histoire avec Nigel House, une des figures historiques de Rough Trade.

GONZAÏ : Alors, qui es-tu, Nigel House ?

NIGEL : Je travaille pour Rough Trade depuis 1982. J’ai commencé par bosser au magasin de disques. Après 6 mois, le magasin a été mis en vente . On s’est mis à trois pour l’acheter à Geoff Travis. Depuis, j’en suis resté l’un des propriétaires.

GONZAI : Comment es-tu devenu disquaire chez Rough Trade ?

NIGEL : J’étais un client très régulier du magasin avant d’y travailler. Je venais régulièrement à Londres alors que j’habitais l’Ouest de l’Angleterre. Et à chaque fois que je venais, je passais un temps fou dans les magasins de disques à acheter des albums. Rough Trade en faisait bien sûr partie et un jour, un vendeur m’a dit qu’ils cherchaient quelqu’un pour travailler au magasin. Il m’a demandé si j’étais intéressé. J’ai répondu oui, et voilà. Je ne suis jamais parti.

GONZAI : Les fans de Rough Trade ne le savent pas forcément, mais Jeannette Lee, co-fondatrice de Rough Trade avec Geoff Travis, est aussi une des membres fondatrices de Public Image Ltd.

NIGEL : Oui ! Elle est aussi en photo sur la pochette de « Flowers of Romance ». Elle a l’air si classe, si jeune sur cette photo.

GONZAI : Peux-tu me dire quelques mots sur le poème An ode to Nigel House qui figure dans le livre ? Un poème signé Brian Eno.

NIGEL : C’est assez marrant, non ? Je connais Brian depuis très longtemps, et ce poème, c’est une sorte de blague. Il en existe une version plus longue, mais Brian a pensé qu’elle ne serait pas conservée pour la parution.

GONZAI : Depuis toutes ces années, tu as dû lui donner pas mal de conseils pour acheter des disques.

NIGEL : Bien sûr. Il faut dire que son studio est vraiment à deux pas du magasin. Il y vient depuis de nombreuses années. Quand il est là, il parle aux autres clients. Pour moi, c’est un client comme un autre. Un mec très sympa.

GONZAI : C’est rassurant de voir qu’un musicien de son importance continue à acheter des disques?

NIGEL : C’est certain. Eno est très ouvert à la nouveauté. Toujours. Et souvent là où on ne l’attendrait pas. Connais-tu ce groupe, Metz, qui est sorti sur Sub Pop ? Chris, qui bosse au magasin, adore ce groupe. Il le passe très souvent, voire tout le temps lorsqu’un nouvel LP vient de sortir. Le tout à un volume indécent (rires). Ce jour-là, Metz passait à fond dans le magasin. Brian est entré dans le magasin, accompagné de Karl Hyde d’Underworld. En les voyant arriver, je me suis dit « Oh mon dieu, Brian va sûrement détester cette musique ». Mais il s’est dirigé vers moi et m’a dit « Bon sang, c’est quoi ce truc ? J’adore ça ! ». Et il a acheté l’album. Karl aussi d’ailleurs. Je sais qu’il l’adore parce que je suis passé dans son studio récemment, et le vinyle était toujours posé là, juste à côté de la platine. Ca m’a fait marrer, je me suis dit que plus jamais je n’essaierai de deviner ce que quelqu’un peut supposément aimer ou non.

« Le back catalogue des labels est exploité à outrance. »

GONZAI : 35 ans à vendre des disques… Je suppose que pas mal de choses ont dû se produire au magasin depuis tes débuts.

NIGEL : Certaines choses ont tellement changé, tu sais… Et d’autres n’ont pas du tout évolué. L’internet et le digital, ça a changé énormément de choses c’est sûr. Mais peu importe. Ce qui ne change pas, c’est que les gens veulent écouter et acheter de la bonne musique. Peu importe le format. L’arrivée du CD ? La quasi disparition du vinyle ? Le digital ? Le streaming ? Peu importe. À la fin de chacune de mes journées, je constate que ce que les gens sont venus chercher au magasin, c’est de la musique qui les touche d’une façon ou d’une autre.

GONZAI : Tu écoutes de la musique en permanence. Que penses-tu de la période actuelle ?

NIGEL : Ce qu’on constate c’est que le back catalogue des labels est exploité à outrance. Le « classic album » est devenu un nouvel eldorado. Mais on a toujours des nouveaux groupes qui arrivent et qui sont super excitants. Cette année, il y a quelques albums qui resteront de véritables disques de chevet pour moi. The Lemon Twigs, par exemple. Ces mecs arrivent de nulle part et sont si bons. C’est presque effrayant. Il y a toujours de bonnes choses, c’est certain. La difficulté, c’est surtout de les trouver.

GONZAI : C’est le moment de notre rubrique « statistiques ». Combien de disques ont été volé dans le magasin en 35 ans ?

NIGEL : J’en sais rien. Pas trop j’espère. Je dois dire que la plupart de nos clients sont très sympathiques et honnêtes.

GONZAI : Pardonne-moi pour le cliché, mais ta vie ressemble-t-elle à celle du héros de High Fidelity ?

NIGEL : Complètement. Quand le film est sorti, je suis immédiatement allé le voir avec d’autres personnes du magasin. C’était marrant. Le héros est aussi un gros fan de foot, comme moi. J’avais la sensation de voir ma vie défiler sur l’écran. Stephen Frears, le réalisateur du film, vivait à côté d’un de nos magasins. Dans ce magasin, il y a un vendeur qui se nomme Dale et qu’on surnomme « la saucisse sanglante ». Je suis certain que Frears s’est inspiré de lui pour le personnage de Jack Black, notamment dans la manière dont il regarde parfois les clients avec dédain et moquerie.

« A l’époque du punk, à Londres, on ne se posait pas la question du prix des loyers. »

GONZAI : Rough Trade, le label, a été créé en 1978. Soit juste après l’apogée du mouvement punk. God Save The Queen avait par exemple été banni des antennes de la BBC. Quels souvenirs gardes-tu de cette période ?

NIGEL : Je m’en souviens très bien. Jusque-là, je vivais encore dans une ferme, dans le Somerset. En 1977, je suis venu vivre à Londres pour étudier à l’université. Mais je n’en avais rien à foutre. Tout ce qui m’intéressait, c’était le punk rock. Voir le plus de groupes possibles, prendre du bon temps. À ce moment-là, tu pouvais vivre à Londres avec peu d’argent. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas et ça m’inquiète beaucoup. Notamment pour les musiciens et les artistes en général. Aujourd’hui, ils doivent partir vers Manchester. Ou Bristol. Parce que c’est souvent bon pour la musique et les groupes qu’une scène se développe à un endroit précis. Bien sûr, Londres reste un endroit fantastique, mais les loyers, le coût de la vie, tout ça, ça fait vraiment chier. À la période du punk, on ne se posait pas toutes ces questions.

GONZAI : Le premier EP sorti sur Rough Trade était celui d’un groupe Français, Métal Urbain.

NIGEL : Exact ! J’avais d’ailleurs acheté le premier pressage français de cet EP, « Paris Maquis ». À l’époque, Éric [Débris, chanteur de Métal Urbain, Nda] était un ami proche de Judith, qui bossait au magasin. Je ne l’ai pas revu depuis des années, mais Métal Urbain était un groupe exceptionnel.

GONZAI : Joues-tu toi-même de la musique ?

NIGEL : Non, pas du tout. Je n’ai aucune volonté de créer. Je me contente d’être un tout petit peu créatif quand je conçois les playlists pour le magasin. C’est très agréable de faire ça. [Ce n’est pas tout à fait vrai, puisque Nigel jouait dans Animals and Men en 1978, Nda]

Nigel House
Nigel House

GONZAI : L’histoire de Rough Trade a été mouvementée : un label, des magasins de disques, un distributeur. Le tout avec des pauses, des faillites. Il n’y a pas un Rough Trade, mais des Rough Trade.

NIGEL : C’est vrai, on a aussi connu notre période de vaches maigres. Les années 90 ont été assez tristes, quand le label a dû fermer ses portes en 91. Tout le monde ici a alors pensé que le magasin allait suivre et couler avec le navire amiral. Mais heureusement, le magasin et le label n’avait aucun lien financier entre eux. Ils étaient indépendants l’un de l’autre, ce qui nous a sauvés. Geoff Travis venait chaque semaine au magasin acheter des disques et on partageait pas mal d’idées avec lui, on lui faisait des suggestions. C’est de ces échanges qu’est venue ensuite l’idée de Geoff d’investir dans un magasin Rough Trade à New York.

GONZAI : Finalement, le label Rough Trade n’est pas associé à la britpop du fait de sa banqueroute en 1991.

NIGEL : C’est vrai… Après, je ne me souviens pas de tout pour le label. Tu pourrais parler à Geoff et Jeannette. Ces deux-là forment une paire incroyablement dynamique pour aller voir des groupes, sentir les choses, les mettre en œuvre, etc.

Jeannette et Geoff

GONZAI : C’est l’acte 2 de notre rubrique « statistiques ». Entre 1978 et 1991, 250 singles et 160 albums sont sortis sur le label Rough Trade. À ton avis, lesquels ont été les plus importants ?

NIGEL : Quelle question… Peut-être les Smiths ? Ils étaient si cools quand ils sont arrivés, et ils ont changé la perception des gens sur un label indépendant, sur sa capacité à vendre en grande quantité de l’excellente musique. Il y a plein d’albums ou de groupes importants dans l’histoire de Rough Trade, mais je crois que l’arrivée des Smiths a tout changé pour le label. D’une bonne façon. Au moins au début puisque quelques années plus tard, il y a eu cette faillite.

GONZAÏ : À l’arrivée des Smiths, le label possédait déjà une identité très forte. C’est pour ça qu’ils ont préféré signer sur Rough Trade plutôt que sur Factory qui les avait aussi approchés ?

NIGEL : Tu devrais poser la question à Johnny Marr ou Morrissey. Ce que je peux dire, c’est que Rough Trade a toujours été constitué de dingues de musique, que ce soit dans les magasins ou dans le label. Factory avait aussi une image très forte. Peut-être trop forte pour le groupe. Et tout le monde citait en permanence Rough Trade à l’époque.

GONZAÏ : Qu’est ce qui a fait qu’à un moment donné, Rough Trade est devenu l’archétype du label indépendant ? Pas les tote bags quand même ?

NIGEL : Ahahah, non, j’espère que ce n’est pas que ça. Pour moi, c’est peut-être parce que c’étaient des chercheurs fous. Toujours à essayer de trouver les meilleurs nouveaux groupes, les trucs les plus intéressants. C’est comme ça que sont arrivés les Strokes, les Smiths, Anthony and The Johnsons… Je crois qu’avec sa liberté d’agir, le label est quasiment devenu à un moment la voix d’une génération. 

GONZAÏ : Je te pose la question car la concurrence a été féroce lors de la période du post-punk : Mute, Fast product, Cherry Red, Kamera, Postcard, etc… Peu ont survécu.

NIGEL : Il y a sûrement aussi un peu de chance dans le parcours de Rough Trade. Même s’il faut évidemment tracer sa route et se construire cette chance. Geoff et Jeannette ont travaillé si dur que ce n’est que justice qu’ils aient réussi à faire vivre Rough Trade si longtemps. Je veux dire, beaucoup de gens ont vu les Libertines jouer, mais quand il les a vus sur scène, Geoff a immédiatement tout fait pour qu’ils signent sur le label en les convaincant que Rough Trade serait la meilleure opportunité pour eux. Pareil pour les Strokes ou Alabama Shakes. 

GONZAÏ : Tu n’as jamais eu envie de changer de travail ?

NIGEL : Non, j’adore ça. Ecouter de la musique toute la journée, parler avec les clients. Franchement, c’est le pied. Peu importe qui vient, que ce soit Brian Eno ou un inconnu, tout le monde est intéressant. J’aime parler de musique, et nos clients sont pareils. Alors pourquoi changer de job ?

GONZAÏ : Il y a 10 ans, Rob Young avait sorti un livre passionnant sur l’histoire de Rough Trade. En quoi ce nouveau livre est-il différent ?

NIGEL : C’est très différent. C’est une compilation de contributions. Beaucoup de gens ont voulu rendre hommage à Rough Trade, à commencer par Thurston Moore. Agnès B. nous a également aidé financièrement pour le fabriquer. C’est une compilation de témoignages : des clients, des gens qui travaillent au magasin, des passionnés, etc… Je crois que Rough Trade a toujours essayé de faire pour le mieux, et ces témoignages sont peut-être une façon de rendre un peu ce qu’on a pu leur donner.

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GONZAÏ : On a appris récemment qu’un magasin Rough Trade devrait prochainement ouvrir ses portes à Paris.

NIGEL : Oui, on va bientôt ouvrir un magasin là-bas. En tout cas on espère, car rien n’est encore confirmé [l’interview a lieu le 9 novembre 2016, Nda]. Rough Trade a déjà été implanté à Paris dans les années 90 et on serait très heureux d’y retourner. On cherche un endroit, c’est très excitant. L’idée, c’est d’avoir un endroit où les gens pourraient voir des groupes jouer, acheter des CDs, des vinyles, des livres, des DVDs. À un moment de l’histoire, les FNAC ont joué ce rôle en France. Ca marchait assez bien, donc on espère pouvoir trouver notre petite place avec ce magasin à Paris.

GONZAÏ : Paradoxalement, Rough Trade peut aussi avoir l’image du grand méchant loup. Certains disquaires parisiens ont exprimé leur inquiétude sur cette venue. As-tu un message à leur faire passer ?

NIGEL : Déjà, qu’on essaye toujours de travailler avec les autres magasins de disques. Par exemple, on a un petit magasin dans l’ouest de Londres. Et on sait tous que dans un petit magasin, l’offre est forcément inférieure à celle d’un grand. C’est autre chose. Notre Rough Trade Shop de l’Est londonien ou celui de New York sont bien plus vastes, et ça a nécessité énormément de temps pour fidéliser la clientèle. Si j’étais un disquaire parisien spécialisé, je ne serai pas inquiet. Ce sont aussi des spécialistes, et il y a de la place pour tout le monde. La clientèle est très souvent fidèle dans ces endroits-là. C’est dommage de nous voir comme le méchant loup. À New-York, on avait ouvert un magasin à Williamsburg. Depuis l’ouverture, trois ou quatre magasins de disques ont ouverts juste à côté.

Pour acheter le livre, direction le site de Rough Trade.
Fête anniversaire au Point Ephémère les 3 et 4 décembre. 

8 commentaires

  1. Rough Trade East,t’y trouves autant de bouquins de propagande progressiste,marxiste,faussement revolutionnaire,etc,que de disques.The great swindle qui ramène ses fesses à Paris pour abrutir ce qui reste à abrutir.
    Volez les.

  2. vu les pogues un soir avec decaunes, le lendemain matin VHS programmé in rt choppe pub au corner & rugby l’aprem France-ecosse enmennés 2 suédoises ou norvegienne car prob de carte de resident, mais bon baise quand même en ecoutant peut-être grand master flash…..

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