Au rayon des mystères, on trouve encore de belles reliques posées sur l''étalage. Dépoussiérez, dépoussiérez, astiquez les guitares, il en ressortira toujours un grain d'émotion chanté par les voies nasales, comme chez Richard Buckner tiens ! Superbe disque pour les divorcés, les éclopés et autres repris de justice. « Our Blood », un disque où la lumière filtre à travers les barreaux.

C’est l’un de ces jours où l’on aimerait croiser des épaves, de pauvres gars qui vont encore plus mal que vous. Pouvoir regarder plus bas que soi pour se dire qu’on n’est pas au fond du gouffre, qu’il y a encore un level à descendre avant de perdre toutes ses vies. Jours maussades. Jours de rentrée. Bruits de la ville avec ses klaxons, ses visages anonymes au ralenti et sa banalité en mode repeat ; ses perruches d’agence de com’ qui traversent les passages cloutés avec leurs esprits light et les autres qui pavanent en ayant pourtant oublié d’allumer l’ampoule dans ce qui leur sert de cerveau. Envie d’un train, vite, d’une échappée belle, urgence, une fuite, un disque, un accord de guitare bien boisé pour lustrer les parquets. On a tous un jour eu l’envie de cristalliser tout ce merdier sur un album. Fixer sa propre solitude sur un disque. Trouver le compagnon de chevet idéal pour accompagner ses tourmentes ; et pas un vieux Bob Dylan ou un hit larmoyant chanté par trois générations avant vous, oh non, plutôt un vrai truc inédit que vous auriez été le seul à connaître, le genre de Kleenex vierge pour moucher ses souffrances. Parce que c’est pas la tristesse qui vous empêche d’être snob, faut pas déconner non plus. Allez, poussez-moi tous les vieux disques au vestiaire, faites place à un novö crooner pour essuyer mes malheurs. Je sens que je m’égare, mais tant pis. Ces états transitoires où la déprime l’emporte sur les consolations dérisoires – un métro qui arrive à l’heure, le pli du jean qui tombe bien, un billet de dix euros ramassé par terre, trois fois rien quoi – ces instants où le lonesome cowboy préfèrerait cent fois pouvoir s’effacer avec une gomme géante plutôt que de subir les coups de boutoir au fond du boudoir, tout cela se trouve dans le dernier disque de Richard Buckner. L’adéquation parfaite entre ce qu’on aimerait écouter et ce qu’on entend. Un petit plaisir du quotidien tragique.

Ecouter de la country en ville, en soi c’est déjà paradoxal. C’était l’un de ces jours où… vous connaissez la suite. Dans la boutique de disques, le patron n’avait pas la grande forme. Et, coup de bol, son moral était encore plus bas que le mien ! Les vieux disques du Chicago des années 40 s’enchaînaient, ça parlait souvent des mêmes thèmes : les femmes, l’alcool, la rédemption. Howlin Wolf trouvait dégueulasse que sa nana l’ait plaqué et Muddy Waters promettait à l’amant du placard de lui faire manger des cailloux ; en soi c’était pas une révolution, mais je crois que ça nous a fait du bien, d’entendre des Américains se lamenter sur leur propre sort ; on a fini par se sentir moins seuls. Et puis le patron a changé de disque. Accrochés au mur, des sérigraphies des idoles – Johnny Cash, qui d’autre ? – nous narguaient d’un air de dire « pauvre type, même pas capable de pleurnicher dignement… » lorsque le timbre de voix de Buckner a envahi la pièce. L’esprit des fantômes, allez savoir, mais surtout l’ambiance, le son de la caisse de résonance qui venait se cogner sur le bois des bacs à disques, le frottement des cordes sèches à entendre jusqu’aux craquements des doigts, cette rage contenue dans trois syllabes, le son des USA en plein krach boursier et le tout saupoudré d’un synthétiseur froid comme un huissier. De la cold country enregistrée en catimini, à New York, capable de donner des frissons à 8000 kilomètres de distance. C’est peut-être ça, la télé(em)pathie.

Disons-le bien fort, Our Blood est un Nebraska des temps modernes sans la morgue usante du Boss de Brooklyn ; un étrange mélange qui brasse le lyrisme d’un Shearwater et du Brian Eno déguisé en démonstrateur de claviers Yamaha. Le juste équilibre, en d’autres termes, entre la romance américaine et le cynisme anglais, un disque d’océan Pacifique pour auditeurs en eaux troubles. Quelque part, c’est peut-être le disque qu’aurait pu enregistrer cette loque de Ryan Adams s’il n’avait pas sombré, et depuis bien longtemps, dans les méandres de la célébrité gazeuse. Avec Richard Buckner, pas d’inquiétude. La pochette du disque est horrible – à la limite de l’accident industriel – et son disque sorti à peu près partout – autant dire nulle part – sans que personne n’ait encore pensé à le féliciter pour ce climax d’intensité qui, parce qu’on n’est plus à une référence près pour donner envie au lecteur de verser toutes les larmes de son corps sur cet étrange objet du désir, évoque également la moisissure d’un disque de R.E.M. trop longtemps resté au soleil. Enregistré sans budget dans une chambre froide, Our Blood est définitivement un disque de compassion, le partage ultime entre le chanteur désabusé et un public dont on n’abuse trop souvent, l’exact point de rencontre entre les mots et la douleur, entre le martyr et son audience. Friction parfaite entre le chaud et le froid, chic thermique. Comble de l’élégance, Buckner attend la huitième piste pour délivrer son grand chef d’oeuvre, Hindsight, une ballade entonnée sur un grattement de guitare qui, lentement, déroule sa robe usée sur un refrain porté par un synthé fuzz en orbite autour de la planète Tindersticks. Accords et filles plaqués au sol, difficile de se relever. Que faire après tel séisme, quelle attitude adopter face à telle maîtrise de pudeur minimaliste ? Sortir de la boutique avec le vinyle sous le bras et relever le col de sa veste. Admirer l’immensité des briques, signer le serment du Jeu des Paumés et fantasmer cette cold country au sang bleu. Amis dépressifs, en cas de coup dur, pensez au donneur universel ; les perfusions de Richard Buckner sont rouges couleur song.

Richard Buckner // Our Blood // Merge Records
(Dispo en édition vinyle chez Fargo Store)
http://www.richardbuckner.com

3 commentaires

  1. Bester, demande à ton crémier qu’il te ressorte Impasse de l’armoire réfrégérée: à mon goût, c’est un cran au-desus de Our Blood. Je serais curieux d’avoir ton avis sur ce disque d’ailleurs…
    Beau texte, au demeurant.

Répondre à LE_POULPE Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages