Je n’aimerais pas être la veuve de Reg Presley, mort le 4 février dernier. D’abord parce que je suis attaché à ma masculinité, ensuite pour le double chagrin d’avoir perdu mon époux et de lire partout qu’il était un idiot. Idiot « savant » certes, « réjouissant » souvent, « superbe et imbécile » au mieux, la presse nationale s’est précipitée sur le cadavre du chanteur des Troggs comme les foules des zoos se ruent sur un animal dépecé par un autre : avec bonne humeur, indifférence du cœur et la satisfaction d’en avoir enfin pour son pognon.

Souvent comparés aux Kinks, à raison parfois (le guitariste Chris Britton ressemble méchamment aux frères Davies) mais la plupart du temps à tort, en particulier quand il s’agit par cette analogie d’en faire des « cousins primitifs » du groupe de Ray Davies, les Troggs ont toujours souffert et encore aujourd’hui de cette image réductrice de bêtes primaires et gentiment effrayantes, créatures de série Z vaguement inquiétantes mais finalement rigolotes, à la sauce Hammer.

Bien sûr, le groupe savait jouer comme personne de la menace « teintée de frustration » comme en attestent les formidables Lost girl, From home ou I want you mais hormis pour quelques guitares volontairement déchaînées pendant une poignée de secondes et le célèbre solo d’ocarina de Wild thing, de moins en moins drôle avec les années, tout est absolument maîtrisé chez les Troggs et ceci est une caractéristique essentielle pour comprendre pleinement le groupe sous toutes ses facettes : la précision maniaque de leurs compositions, de leur interprétation et de leur son. Réécoutez 66-5-4-3-2-1 (I know what you want) ou même un morceau antérieur comme Gonna make you pour vous rendre compte qu’il n’y a aucune place laissée au hasard. Aidés en cela par l’impeccable production de Larry Page, continuellement et discrètement inventive, les Troggs sont une entité des plus resserrées, un groupe finalement bien plus carré que les Kinks ou mêmes les Rolling Stones à la même époque, fantastiquement raide et par là certainement plus annonciateur du boogie fantasmagorique de T-Rex ou de la power pop de la fin des années 70 que du punk rock. La manière avec laquelle le groupe revisite le Diddley beat sur Meet Jacqueline (sur leur deuxième LP, « Trogglodynamite ») est une preuve éclatante de leur unicité : le célèbre rythme, prétexte à la transe et la sauvagerie chez des milliers de groupes adolescents est ici joué avec une sécheresse robotique et une énergique froideur inédites, renvoyant aux tentations bubblegum du groupe, comme le souligne l’élastique son de basse.

Tordons maintenant le cou à un autre cliché : les Troggs auraient raté le coche du psychédélisme.

C’est d’abord un délit d’intention : tous les groupes de l’époque devaient en 67 passer au sitar, au LSD et à l’Inde, comme une bite au cirage incontournable dans les vestiaires de Saint-Cyr. C’est oublier que nombreux furent les britanniques à rester réfractaires à « Sgt. Pepper », préférant continuer à œuvrer dans le classicisme pop comme les Kinks et les Searchers, dans le rustaud comme Van Morrisson, ou bien dans le pastoral, à l’instar de Honeybus. Mais surtout, c’est simplement faux car les Troggs ont régulièrement infusé leurs morceaux dans l’acide, qu’il s’agisse des classiques Night of the long grass ou de morceaux plus obscurs comme When will the rain come, ou encore les fantastiques Purple shades et We waited for someone sur ce qui restera sans doute leur chef d’œuvre en tant que LP, le bien nommé « Mixed Bag » de 1968. Ce psychédélisme est celui de la concision, du mystère électrique, de la porte à peine entrebâillée. A travers des riffs obsédants aux quarts de ton tout juste suggérés, des chœurs hantés et presque aucun artifice de studio, ces petites pièces tendues renvoient davantage aux peurs nocturnes de l’enfant qu’à l’occulte confortable et inoffensif des films d’exploitation style The Trip.

Enfin, les Troggs sont un des plus grands groupes pop du monde, et Reg Presley un immense songwriter.

The Troggs reg presley deadBien sûr ce précédent terme a de quoi faire rauquement chouiner le fan de rock vieux loup qui aurait pris Lester Bangs un peu trop au sérieux, mais notre homme est bien un des plus grands, capable d’écrire en quelques poignées d’accords simples des douzaines de standards à l’épreuve du temps. Car, et c’est le nœud de l’énigme, si les Troggs ont si bien passé le cap des années 70 (avec le monstrueusement bon 45t « Strange movies/I’m on fire » de 1973, puis avec deux albums nostalgiques très agréables au milieu de la décennie, un homonyme et « The Trogg Tapes »), c’est moins parce qu’ils sont précurseurs de quoi que ce soit que par leur classicisme. Classique comme Buddy Holly, Bobby Fuller, les frères Gibb ou John Fogerty, Reg Presley, qui se rêve en Mc Cartney sur A different me (« If I’d sing like Paul Mc Cartney »), est aussi le chanteur de l’enthousiasme et de la joie solaire, avec Love is all around bien sûr, mais aussi avec ces autres bombes mélodiques que sont With a girl like you, I just sing, Our love will still be there ou le très délicat It’s showing sur leur mésestimé troisième LP « Cellophane », jamais distribué aux Etats-Unis. S’il est permis de voir en Give it to me une complainte lubrique, ne laissons pas cette interprétation univoque masquer le fait que c’est une grande chanson lyrique, portée à bout de lèvres par un Reg Presley émouvant et loin des grognements qui le résument pour certains.

J’aime trop la musique de Reg Presley et sa vraie/fausse simplicité chatoyante de mille feus pour la voir réduite à de la musique de croquemitaines sympathiques, à l’anecdotique attrait de son auteur pour les ovnis, à l’histoire du groupe qui fut repris ou vampirisé par des opportunistes aux ridicules noms à trois lettres (REM, Wet Wet Wet). La musique des Troggs est surtout victime d’un tic de la rock-critic française obsédée par la soi disant tabula rasa du punk rock qui ne veut s’intéresser pour toute la musique antérieure à 1975 qu’à ce qui a pu préfigurer les mollards en l’air de Johnny Rotten sans avoir la moindre considération pour ce qui a fait la force vive et inépuisable d’une époque.

Terminons en rappelant que les Troggs, ce n’était pas que Reg Presley. Le guitariste Chris Britton, dont l’apport fantastique n’a jamais vraiment été souligné, a fait paraître en 1969 un album solo uniquement réédité au Japon, « As I am », constitué de treize instantanés colorés, bellement arrangés, que n’auraient pas reniés un autre superbe macchabée récent, Kevin Ayers. N’attendons pas sa disparition avant de célébrer son effort astral.

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1 commentaire

  1. oui les Troggs étaient géniaux, merci de le dire. Bien qu’il faudrait le crier. Je les ai vus en concert. Inoubliable. Que de belles, extraordinaires chansons. Quelle présence. Sans doute un des plus grand groupe de tous les temps. Et Reg Presley un des rare génie de la pop et du rock’n roll. Ainsi que l’ensemble du groupe. Ainsi que ce groupe légendaire. Reg Presley pour toujours.

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