En France, dans le 9-3, un label mise tout sur les concerts, les vinyles, et les rythmes up tempo du début des années 60. Sans aucun recul, j’ai tout écouté, les ai applaudi, et même tenté de les booker dans la salle près de chez moi. Des mecs qui se battent, des jeunes filles qui rêvent, et vice-versa : c’est le début de la grande histoire de Q Sounds Recording.

Ludo : « Comment ça va le Mizmiz ? On est Q Sounds Recording, le seul label de Soul authentique en France. Ce soir on a un petit programme bien vénère. Je vais vous demander de faire du bruit pour le diamant brut de la Soul made in Seine St Denis. Elle vient de sortir un 45 tours qui est déjà sold out. Tant pis pour vous si vous le n’avez pas acheté. Je vais vous demander de faire du bruit pour le premier concert de Charlène ! »

Charlène, 19 ans, monte sur scène. Concentrée sur sa mission, terrorisée.
Le premier titre qu’elle interprète c’est You Should Know, la face B du 45 tours sold out.

‘Why do you do
The things you do to me
Why do yo say
The things you say
But you don’t mean’

Le refrain explique à quelqu’un qu’il « devrait savoir maintenant qu’elle est sur le point de tomber amoureuse. Charlène est puissamment soutenu par le groupe de scène. Dont Ludo, polo Fred Perry, et mallette de vinyles. DJ, clavier, flûte traversière, digger de 45t, patron de label.

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La voix puissante de Charlène se libère au bout de 3 titres, et emplit l’espace du Mizmiz. Au premier rang des spectateurs, une femme chante toutes les paroles en même temps. Charlène la cherche du regard de temps à autre. Une heure plus tard, le concert se termine approuvé par la foule qui a rempli l’espace. Un album est en préparation pour la fin de l’année, il a été interprété en intégralité ce soir. Et Charlène sourit de soulagement pour la première fois.

Christelle, la spectatrice attentive de Charlène, est l’auteur des chansons. Connectée à Charlène, elle fait passer ses messages, par-dessus le fracas des musiciens.

Charlène : « Je me sentais pas capable de chanter une chanson comme You Should Know parce que déjà, pour moi, tout me paraît impossible mais bon ça c’est moi »

En réalité, cette chanson présente toutes les caractéristiques d’un tube : earworm au bout de 2-3 écoutes, riff de guitare et accords de cuivres. Le groupe balance un son énorme, alors que du texte et de la mélodie même perlent une mélancolie up tempo instinctivement captée par Charlène et partagée en retour.

Christelle : « dans ma famille, il y a des sportifs de haut niveau, je sais ce que c’est de négocier avec des passionnés ».

Les frères de Christelle sont les promoteurs en France du Mixed Martial Arts. L’organisation leader dans le monde de ce sport s’appelle Ultimate Fighting Championship. L’esprit du combat court dans la famille et le label. You Should Know est le théâtre d’un affrontement entre les deux discours de Christelle et Ludo parfois concordants, parfois discordants, et dont la synthèse inconsciemment effectuée par Charlène amène une force étrange, une dynamique inattendue. Une tension parfois douloureuse, que le talent naturel de la jeune femme permet à tout le monde de ressentir.

Ludo : « Voilà maintenant la Swinging Mademoiselle : Little Clara et les Chacals. »

Clara monte sur la zone de combat. Elle s’y sent comme à la maison. Le répertoire, uniquement en Français, est bousculé sans ménagement. Les reprises 60’s perdent la blondeur d’origine de toutes les Sylvie Vartan de l’époque. Energie brutale, éclaboussement de fuzz et de clavier.

Ludo : « Y a un truc africain dans la voix de Clara, un coté qui tape tout de suite, et un côté brut de décoffrage, comme les chanteuses des années 60 ».

Le limiteur de décibels est visiblement là pour la déco, et dépasse régulièrement les 105. Le vingtenaire barbu en goguette en cette périphérie d’Oberkampf, profil type autour de moi, ploie sous la tempête, son gobelet de bière en plastique à la main. Les musiciens s’éclatent sur le ‘Chacal Twist’. A la fin du concert, même les murs sont en sueur.

Hicham, le patron du Mizmiz, m’explique le concept : « j’ai ouvert un restaurant, et ce sont les clients qui en ont fait une salle de concert. Regarde : dans 40m2, on a fait tenir une scène, une cabine de DJ, plus le bar ! »

Le seul patron de bar qui s’excuserait presque de vendre de la limonade.

Ludo : « On fait une soirée mensuelle, avec notre DJ et les groupes du label. Le son est bon pour un petit endroit comme ça. Pour nous, c’est un laboratoire, c’est super. »

Les herbes folles de Bobigny

La semaine suivante, je veux aller à l’origine, voir l’épicentre du seul label de Soul authentique en France : c’est le collège Auguste Delaune, à Bobigny. Un établissement récent, planté au milieu d’une zone résidentielle calme. Absolument aucune preuve de vie alentour. Des vestiges de la présence d’élèves sous la forme de graffitis couvrent les clôtures riveraines. La plupart se terminent par « en force ». C’est là que tout a commencé pour Q Sounds Recording. La Soul envisagée comme un art martial, ne pouvait naitre que dans l’ennui de la condition pavillonnaire.

Le bassiste du groupe, il est prof de SVT.

Ludo : « Je suis prof d’arts plastiques dans un collège à Bobigny. Clara c’est une ancienne élève à moi, Florence, la chanteuse des Adelians, elle était dans la même classe que Clara et Charlène, c’est la fille de la gardienne du collège. Elles ont été repérées dans mon atelier musique. Le bassiste du groupe, il est prof de SVT. »

Les trois jeunes filles sont originaires de la Cité de l’Abreuvoir, geste architectural d’une ambition considérable, se voulant poétique. Je me souviens d’immeubles ronds de 10 étages, avec des nuages blancs peints sur les murs bleus, dans les années 80. 1600 logements pour 3700 habitants.

Scène improbable, trois chanteuses et moi, tous seuls sur un trottoir perdu et crevassé de pissenlits, entourés de maisons silencieuses. Une scène à la Tati (à la fois le cinéaste et le magasin). Pour trouver un café, nous nous exilons, loin, jusqu’à Drancy. Les jeunes chanteuses du label présentent toutes des talents encore naissants, mais l’homogénéité qu’elles présentent n’est qu’apparente. Une analogie à grands traits va donner ceci :

Little Clara c’est une mini Tina Turner. Une guerrière. Elle passe tout à l’énergie, d’une voix brute, râpeuse. Comme chien et chat avec Ludo, ils sont trop semblables. En perfecto, t-shirt blanc, cheveux ras en civil, elle se métamorphose sur scène en Little Clara, en endossant robe, perruque et talons haut. Elle rêve que « ça prenne de l’ampleur avec le label. Faire des plus grosses scènes ».

Florence, c’est Diana Ross. Une star habillée en Mango. Prince a dit un jour : «  même quand j’étais fauché, je me conduisais toujours comme si j’avais tout l’argent du monde ». Sur le trottoir de l’avenue Henri Barbusse de Drancy, les dalles s’allument sous les pas de Florence, comme Michael Jackson. On passe à côté d’éventaires proposant des T-shirts à 1€. Sur scène, elle est à Las Vegas. Elle raconte une histoire, soigne ses effets, joue les textes. « Je me vois bien sur le tapis rouge, en train de poser. Je vais faire une licence d’art en théâtre, pour rencontrer du monde et voir si des portes peuvent s’ouvrir. »

Charlène, c’est Aretha Franklin. Une voix qui transperce le cœur, formée par le Gospel. Un accès direct à toutes les générations, en particulier la sienne. « Je crois pas tellement en mon talent, ce sont les gens qui m’entourent qui m’en parlent. Je me dis peut être que je réussirais quelque chose. J’aimerais bien qu’on évolue toute les trois ensembles et qu’on soit au même niveau. »

J’ai vu les trois sur scène. C’est incroyablement vivant. Elles ont 20 ans chacune, et leurs voix, différentes les unes des autres, leur présence sur scène, leur rapport au public, ont le charme acide des raisins verts. Pas une seconde elles ne songent à l’aspect patrimonial du répertoire. Elles sont d’aujourd’hui, elles écoutent Drake, Janelle Monae. Quand Florence descend de scène, elle fait tout de suite un selfie avec ses copines. Il ne faut pas discuter longtemps avec elle pour entendre des expressions comme « ah mais de ouf ! ».

On a une position clivante. C’est notre côté 93.

La Soul est un sport de combat

Avec Chris Thomas, et Antoine Demantké, Ludo a monté un label, mais clairement la musique est pour lui un sport de combat. C’est un samouraï, un moine soldat, qui enrôle tout ce qui bouge autour de lui et le convertit à la cause. Son vocabulaire est sans ambiguïté : « Nous on est des passionnés, des militants, des kamikazes, des intégristes. Je suis radical. On a une position clivante. C’est notre côté 93. Pour moi c’est important : c’est l’endroit où j’ai grandi. Le côté rugueux de notre son il vient de là aussi. Notre groupe c’est un commando. »

L’aspect rémunérateur de la musique, il l’enlève de l’équation.

« En France on a tendance à voir la Soul qu’à travers le prisme revendicatif, alors qu’en vrai, les mecs voulaient juste avoir leur part du rêve américain. A l’époque tu pouvais gagner ta vie avec la musique. En France, tu ne peux pas exister en tant que label de Soul si ton ambition c’est de faire de l’argent. Il faut accepter de travailler sans que ça te rapporte. Et un musicien professionnel ne peut pas vraiment s’engager dans ce contexte. Donc on est dans le modèle DIY, comme les punks hardcore. J’ai failli être signé en major parce que je suis dans la musique depuis longtemps, et heureusement que ça ne s’est pas fait. Tu es pieds et poings liés, tu n’as plus de liberté artistique, et les majors ne savent pas travailler les niches. Le Mizmiz, c’est la maison, c’est cool, on kiffe, mais c’est tout petit. Après, on fait le Cargo à Caen, mais c’est payé 400 balles pareil. Le fait d’être salarié à côté ça me permet de dire non quand j’ai pas envie de faire un truc. »

Je lui ai fait lire le papier d’Orelsan Filipetti, Pour un journalisme de combat. « Il n’y aura plus que des méritants, et le méritant ça se pointe parce que ça a une cause à défendre. » dit l’auteur. Ludo valide : « J’ai l’impression que j’aurais pu dire quasi les même choses. C’est cool de lire ça, car quand tu parles avec la plupart des gens qui sont dans la musique « pro » (avec beaucoup de guillemets) et que tu leur dis ce genre de choses tu passes pour un vieux con réac ultralibéral. »

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Little Clara et les Chacals

Les Domaines qui montent

Ludo, porté par sa vision : « Le 93 : c’est comme les appellations de vin. St Emilion ça parle à tout le monde. Un Japonais il va te demander du St Emilion, il va pas te demander un vin français. Donc nous on fait de la Soul de Seine St Denis. Le terroir a son importance. Y a quand même une histoire musicale ici. On veut récupérer les bienfaits du terroir. C’est comme une AOC. »

Ma génération s’est longtemps laissé bercer par le confort des étiquettes : Otis Redding, Grand Cru Classé en 1855. Par Napoléon III. ‘Sgt. Pepper’, meilleur album de tous les temps pour toujours? Clara interprète une adaptation toute neuve de I Idolize You de Ike and Tina Turner. Ce morceau fut repris par tellement de monde : The Fabulous Wailers, The Charmaines, Smokestack Lightnin’, et même Steely Dan. Clara ne s’intéresse pas à tout ça. Quand elle chante Tu Es Ma Seule Idole, elle y prend plaisir « parce qu’elle ressemble à sa vie ». Clara vit ici et maintenant. Aucune posture d’archiviste dans sa démarche.

Beaucoup de gens sont d’accord pour dire que depuis quelques années la musique qui émerge en France est plus vivante, excitante, créative que jamais. C’est en partie parce que les maisons de disque ont perdu le pouvoir de filtrer. I Heard It Through The Grapevine fut enregistrée par Smokey Robinson en 1966, et rejetée par le Quality Control de Motown, jugée trop faible (oui, il y avait un service qui portait ce nom). Ré-enregistrée par Marvin Gaye en 67, et jugée hors norme. Une V3 sort en 68 par Gladys Knight and the Pips, bien dans les canons de l’époque. Mais Marvin revient à la charge, obtient la publication de sa version qui est entrée direct dans la légende. Des chanteuses comme Florence, Charlène, Clara, montent une marche à la fois, grimpent sur des scènes grandes comme des estrades, et grandissent en public. L’album de Clara s’appelle ‘Un Pas Après l’Autre’. Des micro-labels managers comme Ludo avancent vite parce qu’ils ont fait du passage à l’acte un mode de vie.

Le prix d’un grec

Ludo : « Tous les gens qui nous entourent ont grandi avec le Hip Hop, ils ont du mal à écouter ce qu’on fait. Pour eux c’est du Rock, c’est trop violent, et ils aiment pas le Rock. Moi j’aime bien les choses très Northern. Que du up tempo, 130, 140 bpm minimum. En House c’est un peu pareil. C’est de la musique de DJ. Clara, la première fois qu’elle a chanté au Bizz’Art c’était chaud pour elle. Le public quand on arrive, pour eux on est des punks. Elle a chanté en Français des trucs garage yéyé 60’s devant des gens qui n’écoutent que du RnB de 1990-2000, ils nous regardaient avec des yeux comme ça. »

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Défendre un répertoire inscrit dans une tradition oubliée par le mainstream, parfois en Français, et sur ses terres natales, c’est le prochain combat de Ludo. Une guerre de position pour briser l’hégémonie culturelle locale : Rap, Rn’B, Slam. C’est le 12 décembre 2015 à Canal 93, une salle de 400 places à Bobigny. La Cité de l’Abreuvoir va venir en force voir chanter les filles du quartier. Et sur le papier, c’est loin d’être gagné. L’affiche la plus excitante de l’année. Un enjeu énorme pour le label, les musiciens, les chanteuses. L’Ultimate Fight de la Soul. J’y suis déjà : je sens les hésitations du public, les encouragements des amis, j’entends le groupe brise-glace qui avance tout droit… Ludo est en train de négocier avec la municipalité pour limiter l’entrée à 5€. La bataille d’Hernani pour « le prix d’un grec ».

Apollon dans le métro

Apollon déconna avec Zeus. Il exécuta les Cyclopes, qui avaient créé la foudre. Zeus l’exila du ciel. Apollon fut réduit à la condition humaine pour neuf années. Il devint berger. Il inventa la lyre pour tromper l’ennui de son exil. S’ensuivirent plein d’aventures, de magie, de séduction. Le premier guitar hero.

Les majors, c’est l’Olympe. Les artistes d’aujourd’hui sont autant d’Apollon, Dieux déchus, condamnés à vivre parmi les hommes. On les croise tous les jours, sur la ligne B, chez Picard, et on ne sait pas les voir. Des talents transparents, faussement résumés à nos yeux paresseux par leurs emplois alimentaires. Regardez bien : c’est une petite Diana Ross qui range les portants de robes noires au Zara de Rosny 2. Regardez mieux : c’est Aretha à 20 ans, qui scanne du Nutella, des spaghettis, à Carrefour Créteil Soleil.

Charlène : « un jour à la caisse, un client m’a dit de rentrer dans mon pays, j’ai dit c’est compliqué parce que c’est ici mon pays ».

Clara : « Quand je suis sur scène, j’ai plus envie de partir. Moi-même ça me choque. Après je reviens chez moi, je fais la vaisselle. »

Ludo : « Les chanteuses, elles sont jeunes, on leur dit de faire des études, de ne pas attendre que ça paye leur vie. Elles sont avec des vieux qui leur ont brisés leurs rêves de célébrité. Mais c’est pour les protéger. »

Florence : « Moi j’y vais en solo. Je veux un solo. Je veux qu’on me remarque, je veux des opportunités. »

http://www.qsoundsrecording.com/

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